« Pour être une véritable démocratie, nous devons garantir à tous la possibilité de faire des films »

Entretien d'Olivier Barlet avec Bridget Pickering, productrice sud-africaine

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Olivier Barlet : Bridget Pickering, nous sommes au festival de Cannes. Est-ce la première fois que vous venez ici ou étiez-vous déjà venue ?
Bridget Pickering : Je suis venue plusieurs fois, cela doit être la quatrième ou la cinquième fois.
Que ressentez-vous cette année ?
Pour moi, c’est une très bonne année. La première fois, je suis venue avec le projet Mama Africa, une série de films réalisés par des femmes, dont j’étais l’une des scénaristes-réalisatrices et qui était lancé ici, donc j’étais vraiment venue pour voir comment ça se passait et quelle était l’ambiance.
Vous aviez effectivement réalisé un film dans le cadre de ce projet.
Oui, cela s’appelait Uno’s World. En étant déjà venue plusieurs fois, le festival est pour moi l’un des lieux où je pense qu’il est plus facile de nouer des contacts. C’est évidemment très important car en tant que productrice travaillant en Afrique du Sud, nous sommes très éloignés, je ne veux pas dire géographiquement parlant mais parce que nous sommes assez déconnectés de ce qui se passe dans le monde du cinéma et de la culture. Je suis ici parce que j’ai un projet sur lequel nous travaillons depuis longtemps et que nous essayons de financer depuis des années. D’une certaine façon, c’est la première fois que je perçois ici un réel intérêt au cours des réunions. Quand vous venez avec un projet d’Afrique, vous pensez inévitablement que ça n’intéressera pas les gens, c’est votre première supposition. Quand ils le sont, c’est surprenant : cela n’intéresse pas tout le monde mais les gens qui sont intéressés par le projet le sont vraiment clairement. Ils disent qu’il s’agit d’une bonne histoire, d’un bon scénario et qu’on peut voir que ce projet a un potentiel.
Quel type de projet est-ce ? Est-ce un film à gros budget ?
C’est un film indépendant. En Afrique du Sud, c’est un film cher parce que le budget est de 1,5 million d’euros. Malheureusement en Afrique du Sud, il n’y a pas suffisamment de films qui nous feraient dire qu’il y a différents niveaux. En ce moment, nous avons quatre, cinq films en cours de réalisation. Confession of a Gambler a été tourné récemment pour environ 1 million, 1,5 million, pour donner une idée. En même temps, il y a de plus gros films qui sont faits pour peut-être 10 ou 15 millions. Mais même quand vous faites un film pour 2 ou 3 millions, c’est très difficile de trouver un financement.
Pourriez-vous me parler un peu plus du projet en lui-même ?
C’est une histoire d’amour qui se déroule en Namibie. Une femme vient d’Europe et tombe amoureuse d’un fermier namibien, qui vit dans une ferme loin de tout. La ferme vient de subir la sècheresse pendant une longue période, ce qui affecte la femme psychologiquement et émotionnellement. Son mari pense que la pluie tombera mais cela n’est pas le cas. Ils décident donc de partir pour trouver de l’eau avec les animaux. Pendant qu’elle attend son retour, un homme noir vient les aider à trouver de l’eau, c’est un théologien et un sourcier. Il trouve de l’eau et au cours de son séjour à la ferme, il tombe amoureux de la femme. Sur un niveau purement textuel, c’est une histoire d’amour entre trois personnes mais évidemment à un autre niveau, c’est vraiment une histoire sur le passé colonial, les relations entre ces trois personnes et ce que cela représente.
Quand vous cherchez le financement pour ce film, comment réagissent les gens par rapport à l’histoire ?
Je pense que les gens sont très intéressés par l’histoire, ils aiment beaucoup l’idée. Ils estiment que c’est une histoire qui comporte également des éléments mystiques et spirituels parce que cela parle de la nature et comment, en tant qu’être humain, on cherche quelque chose pour s’épanouir et qu’on essaye de le trouver par l’intermédiaire d’autres personnes mais que ça ne marche pas et qu’on continue de le chercher. C’est aussi sur les paysages et ce qu’ils représentent, les paysages physiques et aussi les paysages émotionnels : dans le film, les deux seront très liés. Les paysages physiques reflèteront beaucoup les paysages émotionnels. Je pense que la réaction la plus négative que nous avons eu venait d’un agent commercial qui nous a dit qu’elle ne pensait pas que cela intéresserait les gens parce qu’il y avait trop de personnes noires dans le film, ce que nous avons trouvé très choquant (rires) mais d’autres personnes nous ont dit que ce n’était pas vrai, que si l’histoire est géniale, ce n’est pas un problème du tout. On entend des opinions très diverses.
Le faites-vous en tant que productrice ou aussi en tant que réalisatrice ?
Je suis la productrice et le réalisateur est Richard Pakleppa, qui a fait l’un des films de la série Africa Dreaming : Sophia’s Homecoming.
Vous venez de Namibie, où je suppose que le monde du cinéma est petit et très lié à l’Afrique du Sud.
Oui, très. J’habite en Afrique du Sud maintenant, ma mère est sud-africaine, une partie de ma famille a vécu en Afrique du Sud et une autre partie vit en Namibie parce que mes parents viennent de ces deux pays. J’ai travaillé en Namibie, je travaille en Afrique du Sud et j’essaie d’une certaine façon de travailler dans les deux pays si c’est possible. Je travaille beaucoup en Afrique du Sud mais je me vois comme une réalisatrice qui aimerait travailler sur tout le continent. Je ne me vois pas comme une réalisatrice d’Afrique du Sud ou du sud de l’Afrique. J’habite à Johannesburg, je suis une réalisatrice sud-africaine, mais en ce qui concerne les histoires que je raconte, j’ai envie de faire partie de tout le continent, du moins à long terme vu qu’il y a encore peu d’échanges sur le continent africain. Les gens ont tendance à se tourner vers l’Europe au lieu de travailler ensemble, je pense que c’est dommage.
Vous avez également été impliquée dans la production d’Hôtel Rwanda. Comment cela s’est-il passé ?
C’était un projet très différent parce que ce film était développé et produit comme un film hollywoodien. Quand vous travaillez avec un tel produit, vous avez un rôle très minime. Je représentais l’argent sud-africain et évidemment, je faisais partie de la production, mais cela se passait à niveau complètement différent. Normalement, en tant que productrice, je travaille de façon très intime, je suis sur le terrain, je prends des décisions tout le temps mais avec Hôtel Rwanda, il y avait tant d’argent en jeu que c’était très différent.
Pensez-vous que le cinéma sud-africain est trop lié à Hollywood ?
Je suppose que c’est inévitable, que l’Afrique du Sud se tourne plus, en raison de son histoire, vers des pays anglophones, pour une inspiration ou des échanges, et Hollywood l’utilise beaucoup pour tourner donc il y a une sorte de lien. Mais en terme de voix locale autonome, notre pays est encore très jeune, il essaye de trouver son identité, les gens sont très séparés dans la façon dont ils vivent. Il y a eu beaucoup de division et de traumatisme, donc le simple fait de résoudre cela en tant que pays est quelque chose de très important et je pense que les films devraient refléter que c’est un pays qui lutte avec son identité et avec la recherche de sa propre voix. Je ne suis pas sûre que c’est ce qui se fait mais je pense que c’est ce à quoi nous devrions nous atteler : nous devrions penser davantage au contenu et nous demander, stylistiquement ce qui fait un film sud-africain. En ce moment, je pense que c’est sans originalité : on essaie juste, non de copier mais de regarder les cinémas anglais ou américain et de s’en inspirer. Je pense que le cinéma local peut vraiment se développer et grandir.
De l’extérieur, il est étonnant de voir des réalisateurs blancs faire des films avec des Noirs sans connaître leur langue. Qu’est-ce que vous en pensez ?
C’est quelque chose de très compliqué et cela arrive souvent en Afrique du Sud. Je pense que les films réalisés ne font pas partie de nos bons films. Je pense que il est plus difficile d’être spontané pour un réalisateur si vous ne comprenez pas la langue. Je suppose que cela résulte de l’histoire de l’Afrique.
L’industrie elle-même n’est-elle pas encore en grande majorité blanche ?
Absolument. La croissance et l’ascension du talent noir sont très lentes. Les Noirs ne sont pas nombreux et cela pour différentes raisons. Les jeunes ont beaucoup de mal à réaliser des films : ils n’ont pas une famille qui peut les soutenir financièrement pendant qu’ils vont dans une école de cinéma. Pour un jeune réalisateur noir, il est très dur d’intégrer l’industrie car ils ont un soutien financier minime ou inexistant et leurs familles ne veulent pas vraiment savoir pourquoi ils veulent faire ce métier.
Mais il y en a certains : Suleman Ramadan, Thomas Mogatlane, Dumisani Phakathi, qui font de très bons films. Ils font plutôt des films indépendants et des films pour la télévision.
Et ce sont de très bons réalisateurs. En Afrique du Sud, la télévision permet de gagner de l’argent régulièrement. Mais si vous travaillez pour la télévision, vous gagnez régulièrement votre vie et il est difficile de prendre le risque de partir pour travailler en tant que réalisateur indépendant. Mais la télévision ne paye pas non plus assez pour que vous puissiez vous dire que vous travaillez sur un projet puis pendant trois ou quatre mois, vous essayez de développer votre film. Cela n’arrive jamais. C’est une lutte constante.
J’étais au festival du film de Durban l’année dernière et j’ai été impressionné par tous les jeunes gens rassemblés dans les ateliers, qui veulent vraiment faire des films. Il y a aussi une politique qui essaie de donner à plus de gens la possibilité de faire des films.
C’est vrai, tout à fait vrai. La réalité est que tout le monde ne peut pas devenir réalisateur, vous espérez que parmi les dix ou vingt jeunes, un ou deux seront assez passionnés pour continuer. A tous les niveaux, il y a vraiment des efforts pour faire entrer les jeunes Noirs dans l’industrie. Mais c’est quand même dur parce que même s’il y a des ateliers, ils doivent gagner leur vie, avoir de l’expérience. Même pour savoir manier une caméra, il faut avoir l’initiative d’aller chercher de l’info supplémentaire que ce qu’on apprend. La simple capacité d’accéder à ces informations est nouvelle pour ces jeunes, qui viennent d’un ghetto noir où on lutte pour survivre. Ils n’ont pas Internet, peut-être au mieux un téléphone, il est difficile de se déplacer, tout est difficile, cela devient trop dur. Même si je pense que toutes ces initiatives sont très bien, c’est très difficile pour un jeune réalisateur.
Avez-vous la possibilité de participer à ce mouvement avec votre travail ?
Oui mais pas beaucoup. Bien sûr, si vous êtes invité pour parler à des jeunes, vous y allez, et nous avons souvent des jeunes qui viennent et travaillent sur nos projets, presque comme des stagiaires. Nous avons des échanges de ce genre.
Des possibilités de formation ?.
Oui, je pense bien sûr que les formations sont très importantes. C’est quelque chose que nous ressentons tous, qui est très important pour l’industrie et pas seulement pour créer une voix différente mais pour une nouvelle génération de réalisateurs. Pour être une véritable démocratie, nous devons garantir à tous la possibilité de faire des films. Pour que la démocratie fonctionne véritablement, il est très important que les gens ne se sentent pas exclus.
A Durban, j’ai discuté avec Eddie Mbalo sur les perspectives des films indépendants dans le pays et il m’a dit que faire des films commerciaux vous apporterait l’argent pour faire les films qui vous passionnent. Est-ce une vision qui peut vraiment être appliquée à l’Afrique du Sud ?
Le public d’Afrique du Sud est très problématique parce que les gens regardent beaucoup la télévision. La télévision est de qualité comparée aux autres pays, en particulier en Afrique. Les gens adorent la télévision et c’est gratuit : vous pouvez rester chez vous toute la journée et regarder de très bons programmes. Pour un réalisateur indépendant, trouver un nouveau public est donc très difficile et si les structures n’existent pas, cela veut dire qu’il lui faut les mettre en place. Il n’en a ni l’énergie ni le temps, donc cela doit se passer à un autre niveau. Le gouvernement ou différentes institutions estiment que nous devrions encourager les gens à voir des films sud-africains en dehors de la télévision. Je ne pense pas que les réalisateurs aient la capacité ou les moyens nécessaires pour faire face. Quand vous finissez un film, vous avez à peine l’argent de distribuer le film. D’un autre côté, il y a des réussites, les gens parlent évidemment du modèle nigérian tout le temps en Afrique du Sud. Il y a également un réseau de distribution très solide en Ethiopie, au Kenya, au Ghana, parce qu’ils ont des chaînes de télévision médiocres ou que le marché du DVD est très important. Les films ne sont pas forcément bons mais cela intéresse les gens de regarder des films sur eux, donc ils ont en quelque sorte créé ces publics. C’est complètement différent en Afrique du Sud. Il y a un certain système qui est déjà en place et les gens y sont habitués. Les arracher à ça pour leur faire essayer autre chose en leur disant, « Le vendredi soir, tu dois dépenser de l’argent pour aller au cinéma et prendre un verre », je ne pense pas que les réalisateurs puissent faire cela.
Je cherchais des films sud-africains dans des magasins de DVD mais je n’en ai trouvé que du fameux comique blanc Leo Schuster.
Mes films n’existent pas non plus dans l’espace public, c’est un gros problème.
Est-ce que cela veut dire que quand vous produisez un film, vous devez penser que sans la télévision, il n’y a aucune chance, et de toute manière vous ne pouvez pas vraiment gagner de l’argent sur le marché local donc vous devez exporter le film ?
Cela dépend de quel type de film il s’agit. Les films sud-africains ne marchent pas très bien. Tsotsi a très bien marché, bien sûr, mais les gens en avaient entendu parler, il a gagné un Oscar. En fait, ce type de films, comme Forgiveness etc., s’ils font des recettes, et je ne pense pas que ce soit le cas, c’est internationalement parlant, avec les chaînes de télévisions ici et là, les festivals, mais ils sont dans les salles de cinéma d’auteur pendant une semaine ou deux. C’est presque impossible de garantir des recettes sur le marché local.
Et votre projet, comment voulez-vous le lancer sur le marché ?
C’est un film que nous imaginons passer dans les salles de cinéma d’auteur. C’est la façon dont le film a été construit et c’est la façon dont nous le voyons. Nous pensons que c’est le type de films qui ne se jouera pas seulement en Afrique du Sud mais dans le monde entier et dans les festivals. Cela ne sera pas un film que les jeunes ou la majorité des gens iront voir mais je pense qu’il y a un potentiel.
Nollywood est-il un modèle pour l’Afrique du Sud ?
Les films nigérians ont beaucoup de succès. Nous avons la possibilité de faire la même chose, peut-être pas la même économie, peut-être quelque chose d’un peu mieux parce que la classe moyenne sud-africaine est en pleine croissance, les gens s’intéressent à d’autres choses. Je pense qu’il y a la possibilité de créer une autre qualité mais quelque chose de très authentique dans les films en langage local et de s’inspirer des autres cinémas de par le monde, ce que nous avons fait avec le cinéma mexicain ou le cinéma brésilien.

transcrit et traduit de l’anglais par Lorraine Balon///Article N° : 7995

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