Pour l’amour du livre

Entretien de Tony Mefe avec Joseph Fumtim, directeur des éditions Interlignes

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A trente ans à peine, Joseph Fumtim a monté sa maison d’édition à Yaoundé avec l’aide de quelques amis, animés par la même passion des livres que lui. Nullement complexé par les plus grands, tels que les éditions Clé ou les Presses de l’université, il est l’un des rares indépendants de l’édition littéraire au Cameroun.

Vous êtes actuellement directeur des éditions Interlignes. Quel a été votre parcours ?
Déjà, à l’école primaire, j’avais pris l’habitude d’admirer les livres. Je dis bien admirer et non lire. J’aimais les feuilleter, découvrir les images, savourer le graphisme, humer le parfum des livres neufs. Bref, j’aimais tellement le livre en tant qu’objet que mes parents craignaient pour ma vue. Au lycée, j’ai milité dans des clubs de littérature, notamment à Bafoussam où nous avons créé, avec Kouam Tawa, Tedjouong Talla, Siaka Danny et d’autres, une ligue inter-lycées pour la littérature et où nous organisions des rencontres avec les anciens.
A l’époque, j’écrivais des poèmes et des nouvelles. Après mon bac, en 1993, j’ai fait des études de philosophie car, dans mon projet littéraire, j’avais besoin de cette discipline pour avoir une bonne base de théorisation. A l’époque, le département de littérature négro-africaine venait d’être créé à l’université de Yaoundé I. Je me retrouvais tout le temps avec des étudiants de cette filière qui me faisaient lire leurs manuscrits. Certains publiaient leurs textes dans des journaux ou à compte d’auteur, avec l’aide des parents, enseignants et proches. Ils me confiaient le processus : rencontrer les imprimeurs, toucher les médias, organiser la dédicace. Tout cela me prenait du temps et mes notes en pâtissaient. Mais j’y prenais goût et je m’informais sur le métier. C’est ainsi que je me suis mis à étudier la vie des éditeurs. Quand j’ai trouvé des documents sur Alioune Diop, j’ai compris que c’est à lui que je voulais ressembler. Plus tard, lorsque je suis arrivé à Paris pour la première fois, mon premier geste a été de me rendre à Présence Africaine où je me suis recueilli discrètement en hommage à Alioune Diop.
Un jour, un ami m’a parlé de la filière édition à l’ESSTIC (Ecole des sciences et techniques de l’information et de la communication), à l’université de Yaoundé II. J’ai passé le concours et j’ai eu mon diplôme en 2000. Entre-temps, j’avais fait des économies et j’ai pu lancer ma maison d’édition, avec l’aide d’amis comme Kouam Tawa. J’avais 26 ans.
Dans Le Messager (n°1550, 20 août 2003), vous êtes présenté comme  » un espoir pour la création littéraire et l’édition au Cameroun « . Comment est-ce que vous l’assumez ?
Constat ? Vœux ? Je ne sais pas trop quoi en dire. Quand je pense aux obstacles à affronter et à ce qui reste à faire, je frôle facilement le découragement. C’est déprimant d’avoir de bons auteurs devant soi et ne pas pouvoir les publier parce que l’impression coûte très cher. Je suis alors obligé, la mort dans l’âme, de les diriger vers des maisons parisiennes.
Pour le public, Interlignes c’est d’abord un éditeur de poésie. Que représente la poésie dans votre ligne éditoriale ?
Pour moi, la poésie est la matrice de la créativité. C’est le genre dans lequel les grandes valeurs comme le bien, l’amour, le vrai, la paix trouvent leur champ d’expression originel et original. Et cette lumière que détient la poésie, lorsqu’elle irradie les autres genres comme le roman, le théâtre et même de fois les essais, cela donne des joyaux comme l’Odyssée d’Homère, Et les chiens se taisaient de Césaire ou encore Ombres de Chenjerai Hove.
Vu cette affinité, j’ai eu un penchant pour l’édition de livres de poésie. C’est moins coûteux, et cela permet, pour une jeune maison, d’épaissir rapidement le catalogue. Seulement, comme le marché de la poésie est assez compliqué et qu’en plus notre maison n’avait pas été créée spécialement pour la poésie, il nous fallait trouver des partenaires. Nous avons approché les éditions Agbétsi, une structure d’édition d’origine togolaise qui a un bureau à Yaoundé. Une collection de poésie a donc été mise sur pied, « Plumes sous le soleil » *, animée par nos deux maisons, pour publier de jeunes auteurs de diverses nationalités. Mais à côté de cela, nous publions également d’autres genres, notamment des essais et bientôt le théâtre.
Jusqu’ici, vous n’avez publié que des livres en français. Pourquoi pas en anglais ou en langues vernaculaires ?
Je suis originaire de la partie francophone du Cameroun. J’ai été scolarisé en français. Je ne sais pas écrire un traître mot en ma langue maternelle. Je crois qu’un éditeur fonctionne d’abord avec les matériaux à sa disposition. Des éditeurs anglophones existent bien au Cameroun et ils font leur travail avec des difficultés aussi. Cependant, la question reste entière : pourquoi pas l’édition en langues camerounaises ? D’abord, les Camerounais sont de moins en moins alphabétisés dans leurs langues maternelles, très nombreuses. Cette inflation de langues (plus de 260 langues) obstrue la visibilité dont un éditeur a besoin vis-à-vis d’un tel marché. En plus, ces langues sont plus parlées qu’écrites. Elles ne bénéficient d’aucune politique de promotion de la part du gouvernement. Enfin, éditer en langue camerounaise, sur le plan purement commercial, ressemble à une incongruité. Alors que ces langues renferment de véritables chefs-d’œuvre.
Où vendez-vous vos ouvrages ?
C’est là un autre challenge. Interlignes est mieux distribué en Europe qu’en Afrique. Depuis 2002, j’ai entrepris des voyages en Afrique de l’Ouest où j’ai rencontré des éditeurs très motivés avec qui nous envisageons de coéditer. La coédition peut, un tant soit peu, remédier à l’absence de véritables circuits de distribution en Afrique. Cela dit, le problème de distribution reste entier. Le résorber passe par une collaboration interafricaine et interprofessionnelle de tous les maillons du secteur du livre.
Est-ce que les éditions Interlignes bénéficient d’appuis du gouvernement camerounais ou des institutions internationales ?
Pas du tout. J’ai commencé avec mes propres fonds et les encouragements des amis. Au Cameroun, l’industrie culturelle est moins qu’une grosse blague. Seuls la musique, le théâtre et la peinture sortent de plus en plus des ornières. Parfois, des organismes financent occasionnellement l’édition d’un livre ou deux. Mais ce sont toujours des livres très utilitaires (guides, manuels, mémentos…) et jamais des livres de littérature générale. D’ailleurs, un jour, nous (éditeurs, libraires, écrivains, universitaires) avons eu une réunion au Centre culturel français de Yaoundé avec le responsable culturel de la coopération française qui nous a dit, fièrement, que la coopération aidait à l’édition de livres qui pouvaient aider à développer l’Afrique, notamment les essais à caractère scientifique et universitaire mais jamais de poésie ou de romans. Cela m’a beaucoup heurté – je trouverais insensé de demander qui de Hugo ou de Descartes a le plus contribué au développement de la culture française.
Il existe depuis 2003, des fonds au ministère de la Culture et de la Communication pour soutenir les industries culturelles et les artistes. Mais les conditions, les tracasseries et les manoeuvres pour y accéder se passent de tout commentaire.
Quels sont les problèmes auxquels l’édition est confrontée au Cameroun ?
C’est d’abord un problème de gouvernance, un problème d’homme. Les matériaux, il y en a. Le Cameroun, sur le plan littéraire et éditorial, reste un champ en friches. Les manuscrits, on les ramasse à la pelle. Vous n’avez qu’à voir quel engouement et quels résultats remportent les Camerounais aux concours et prix littéraires d’Afrique francophone, organisés par des médias occidentaux (BBC, RFI, Africa N°1, VOA…).
Il y a donc un problème d’hommes, dans la mesure où, sur le plan réglementaire, les dispositions sont certes partielles, mais globalement favorables. Tout un ministère en charge de la Culture, création du Centre pour la promotion du livre en Afrique (CREPLA), formation des éditeurs à l’université de Yaoundé I… – bref, tout un ensemble de dispositifs institutionnels susceptibles de canaliser et d’accompagner les métiers du livre. Malheureusement, les hommes chargés de leur mise en application restent encore cambrés dans un fonctionnariat, dans une insouciance doublée d’une cupidité sans pareille. Au Cameroun, la taxe douanière sur les intrants du livre et le livre est la même que celle de tout autre produit de consommation courante. Cela paralyse les éditeurs lorsqu’ils font de la coédition ou tout simplement de l’impression avec des partenaires d’autres pays, au moment où il s’agit de ramener les produits au Cameroun. Pourtant, le Cameroun a ratifié l’accord de Florence et le protocole de Bangui et bien d’autres dispositifs facilitant la libre circulation des biens culturels
A tous les niveaux, des conflits divers, des peaux de banane et des blocages divers empêchent de déployer des compétences et des institutions pour le bonheur du livre et des lecteurs.
Comment les vivez-vous au quotidien ?
Les éditeurs sont en général confrontés tous les jours à d’innombrables difficultés. Pour une jeune maison comme la nôtre, vous imaginez bien que c’est encore pire. Au début, comme je n’étais pas connu, je ne recevais pas beaucoup de manuscrits. Quand j’ai été mieux connu dans les milieux littéraires, précisément des jeunes, le système de bouche à oreille a fonctionné et la machine s’est déclenchée. Les choses sont allées très vite, j’ai été inondé de manuscrits et la nécessité d’avoir un bon comité de lecture s’est imposée. Comme je n’avais pas assez d’argent pour payer des universitaires, j’ai fait appel à la solidarité des amis et autres promotionnaires éditeurs qui chômaient après la formation. J’ai réussi à les encadrer pendant huit mois pendant lesquels nous avons réuni des textes mais qui ne sont pas parus à cause du manque de fonds pour l’impression. Nous nous sommes alors rendus compte qu’on tournait en rond. Ils se sont détachés pour trouver du travail ailleurs, notamment dans des journaux, ce qu’ils répugnaient pourtant. Alors, moi, je suis resté seul avec la secrétaire, à gérer les collections déjà ouvertes.
Et lorsque le livre paraît ?
C’est le plus dur qui commence. D’abord la presse. Le livre n’étant pas un sujet  » rentable « , il faut utiliser ses relations pour obtenir un entrefilet dans un quotidien ou un hebdo de la place. Les revues sont rares, à part le journal Patrimoine de Marcellin Vounda Etoa avec qui nous avons collaboré un temps, notamment dans la mise en page. Les émissions littéraires sont suspendues à la télévision nationale. Chez les libraires, ce n’est guère mieux. Ils sont complexés. Ils ne font pas confiance à la production littéraire locale. Ils nous soumettent, presque tous, au système de dépôt-vente. Alors qu’avec les livres occidentaux, ils paient cash avant de les revendre. Ce sont des choses très désagréables à vivre.
Ne pensez-vous pas qu’il s’agisse plutôt d’un problème lié à un faible lectorat, ce d’autant plus que nous sommes dans une société où les gens ne lisent pas assez ?
Ce n’est pas vrai que les gens ne lisent pas. Situons plutôt le problème au niveau du pouvoir d’achat qui est très faible. Non, les Camerounais lisent, mais n’achètent pas beaucoup. Vous n’avez qu’à constater que les kiosques à journaux sont chaque fois bondés de lecteurs qui se contentent des grands titres de journaux et magazines. Un livre ou un journal circule entre une centaine de mains, pour se retrouver à la librairie du poteau, qui lui donne ainsi une seconde vie. Une étude que nous avons menée en 2003 en vue de la création d’une collection pour romans populaires, a démontré qu’il existe un marché local, certes embryonnaire mais à développer. Il faut affiner une bonne stratégie pour mieux s’en sortir. Je pense que c’est ce qu’a dû faire NEI avec sa collection de romans populaires.
Dans une société en déliquescence comme la nôtre, de quelle utilité peut être un éditeur ?
Un éditeur est d’abord et avant tout un industriel de l’intellect. A ce titre, il n’est pas superflu de le compter parmi les forces de transformation sociale. Nous reconnaissons tous le travail de titan abattu par Jérôme Lindon des éditions de Minuit dans l’accompagnement de la résistance française face à l’occupation allemande de 39-45. Tout comme nous n’oublions pas Présence Africaine de Alioune Diop qui a servi de foyer principal de la Negro Renaissance, débouchant plus tard sur des revendications indépendantistes de la fin des années 50.
Je pense donc que dans la situation actuelle de l’Afrique, les éditeurs ont une mission historique qui est celle de la mobilisation des compétences, des avoirs et savoir-faire du continent et d’ailleurs, pour contribuer à poser des diagnostics cohérents, appelant des stratégies de résorption tout à fait idoines.

*. Mawussi Koutodjo, Poémique I, Afrique dans le vent des mots, 2002 ; Jean Claude Awono, En plumes et en paroles, 2002 ; Ébenezer Tédjouong Talla, Pour chanter tes siècles de pain sans sel, 2003 ; Fernand Nathan Évina, Ecchymoses, 2003.///Article N° : 3506

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