Pour un « nomadisme fondamental »

Entretien de Virginie Soubrier avec Koffi Kwahulé

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Culture et identité ne peuvent s’enfermer dans une couleur. Les peuples d’Afrique ont appris à leurs dépens, avec la traite et l’histoire coloniale, que la culture ne peut rester arrêtée dans une identité close ; elle se déporte au gré des aventures humaines et la création artistique ne peut se penser que dans cette déstabilisation intrinsèque qui la nourrit, dans ce « nomadisme fondamental » qui détermine l’art. Créer c’est déplacer l’Autre et pour l’artiste noir c’est peut-être devenu un défi ontologique, comme en témoigne ici le dramaturge et romancier Koffi Kwahulé.

Peut-on parler d’une « culture noire » en France ?
Je ne sais pas bien définir le mot « culture ». Je dirais que ce sont les manifestations artistiques, culturelles et quotidiennes qui permettent à une communauté de traverser l’éternité de son temps. Ce sont les outils que s’offre ce peuple pour que ce voyage se fasse dans des conditions aisées. Quant à la culture « noire », il n’y a pas de définition particulière : elle n’a rien de singulier par rapport à une culture « blanche » ou « jaune ». Il y a sans doute des différences entre ces cultures, mais ces différences ne permettent pas de les hiérarchiser. La culture, quelle qu’elle soit, est toujours une manifestation humaine.
Denis Lavant, qui vous a connu à l’École de la Rue Blanche alors que vous veniez d’arriver à Paris au tournant des années quatre-vingt, se souvient que vous étiez alors très remonté contre la culture occidentale.
J’étais moins remonté contre la culture blanche que contre le monde blanc en raison de l’histoire qui a été celle de l’Afrique. Par ailleurs, il n’y avait pas de distance entre cette culture « blanche » et moi. Même si à l’école, on s’évertuait à nous démontrer que telle ou telle manifestation artistique ne venait pas de nous, je trouvais cela artificiel. Car on peut être Noir sans pour autant se réclamer d’une culture noire. La culture n’a rien de biologique. Or il y avait une tentative de biologisation de la culture. Imaginons un petit blanc élevé par les Dogons : il se sentirait Dogon. La culture, c’est ce qui se passe dans ma tête, pas sur ma peau. À l’époque, en Côte d’Ivoire, je regardais des films hollywoodiens, je lisais des bandes dessinées mises en dialogue en Occident… Les notions de « culture noire » ou de « culture blanche » n’étaient pas précises dans ma tête. Aujourd’hui non plus d’ailleurs. Il n’y a pas un moment où commence la culture noire et un moment où commence la culture blanche. Ma culture est faite de multiples rencontres. Sans doute y a-t-il une culture noire, mais je ne vois pas de frontière établie entre elle et les autres cultures. Je me situe plutôt dans les zones de porosité.
Le jazz, qui est une source majeure d’inspiration pour vous, est pourtant une création de la diaspora noire en Amérique.
L’exemple du jazz est pertinent. Mais une culture, par définition, est le point de convergences d’éléments contradictoires. Quand ces éléments ont été dissous, ils semblent acquérir un statut de pureté. À la base pourtant, ce sont des éléments hétéroclites qui forment une culture.
La culture, par définition, est impure. On répète à l’envi que le jazz est une musique de mélange. Mais pourquoi ne dit-on pas cela du reggae, de la biguine antillaise, de la salsa, de la rumba ? Toutes ces musiques pourtant reposent sur du mélange. Et il en va de même de la musique occidentale ou du chant des oiseaux… Pour le jazz, on insiste toujours sur cet aspect-là. Mais l’important, finalement, n’est pas que ce soit pur ou impur. Il s’agit de se demander ce qui crée cette impureté, et dans quelle nécessité. Qui mélange quoi, et dans quelle urgence ? Car le mélange aura lieu quoi qu’il arrive. Pourquoi, à un moment donné, des Noirs ont eu besoin de mélanger cela ? Sans doute avaient-ils compris qu’ils étaient arrivés à un stade où cet apport s’imposait à eux non plus en tant que Noirs, mais en tant qu’êtres humains. Voilà pourquoi les cultures sont facilement partageables : quand bien même ce n’est pas moi qui ai pensé telle ou telle manifestation, au moment où je la rencontre, je m’y reconnais. Car elle est un acte humain. Mais, bien sûr, certaines pensées essaient de créer des moments purs d’une société ou d’une culture : ces moments ne sont pourtant que pures fictions.
Quelle urgence nourrit votre propre création ?
J’ai grandi dans l’idée d’une culture noire authentique : l’urgence qui définit mon geste artistique réside alors peut-être dans le fait de revendiquer cette part de moi qui est dans l’Autre. J’espère que l’Autre reconnaîtra une part de lui dans ce que je propose, parce que la culture est ce qui tôt ou tard va nous réunir. Je ne parle pas d’une culture uniforme, mais d’une espèce de reconnaissance de moi dans l’Autre. La culture est l’espace où, plus que dans le métissage biologique, la reconnaissance est la plus évidente. Il n’y a pas, en effet, une façon noire de chanter ou de jouer de la musique : Chet Baker était un excellent musicien de jazz. Mais il y a des présupposés qui font que telle ou telle chose est réservée à une catégorie particulière d’êtres humains. De même aujourd’hui, on voit très peu de Noirs faire de la musique classique : Nina Simone en a souffert toute sa vie. Elle avait pourtant le niveau pour faire partie d’un orchestre philharmonique, mais il y avait une incongruité à l’y voir jouer. C’est aussi une bêtise de penser que seuls les Noirs peuvent jouer du jazz : c’est essentialiser la culture. Or la culture n’a rien pour moi d’essentiel. Il n’y a pas une essence noire. Cela ne va pas de soi d’être Noir simplement parce que j’ai la peau noire. Il n’y a pas d’essence parce que nous ne sommes pas de simples animaux. Nous sommes des animaux em>symboliques. Et la culture affirme que l’homme n’est pas un animal comme les autres.
Qu’est-ce qui, selon vous, explique les résistances, en France en particulier, à reconnaître l’Autre, l’Étranger, comme un autre soi-même ?
Les frontières existeront toujours. Et je dirais même que ces frontières sont saines. Cela veut dire que, quelque part en nous, subsiste une part animale, insoluble dans quoi que ce soit. Cette part de moi est tellement fermée que l’Autre ne peut y accéder. C’est un noyau dur de mon identité, une forme de superstition. Et en même temps, c’est au nom de cette superstition que je pourrais commettre l’impensable. Il semble y avoir là quelque chose de tellement pur à protéger que je pourrais tuer pour cela. Tout ne peut donc être culturel. Voilà ce qui met en échec l’idée de la Renaissance européenne et sa conception de l’Homme moderne, selon laquelle l’on peut dissocier la matière de l’esprit. Il n’y a pourtant pas un moment dédié à la matière et un autre à l’esprit. La réalité est beaucoup plus mêlée que cela. Du même coup, nous ne sommes pas modernes, et heureusement. Si on pouvait dissocier un état de ma culture qui est pur de tout, je serais un pur esprit. Or il s’agit là d’une superstition, d’une croyance pure.
Ce qui me semble pur en moi, quelqu’un peut toujours y accéder et le prolonger en dehors de moi, quand bien même l’on résiste à cette idée. On a besoin de se dire qu’on n’est pas comme les autres. Je suis pourtant comme les autres et, en même temps, je ne suis pas comme eux. Car il est effrayant de penser que l’on est une espèce du Tout glauque. Mais ce n’est pas parce que je suis comme les autres que je me fonds dans le tout. Mon expérience aussi est unique. Cela ne fait pourtant pas de moi un être à part, inférieur ou supérieur. La notion de culture pure s’accompagne en effet toujours de l’idée de supériorité de cette culture sur les autres. On est différent, parce que l’on crée des parcours et que l’on creuse des sillons différents. Par ailleurs, semblable ne signifie pas interchangeable. Ce qui fait peur aux gens qui prônent l’idée d’une culture pure et inaccessible aux autres, c’est la peur d’être interchangeable. Dire qu’un moment de la culture est pur, c’est aussi se fixer soi-même dans une manifestation passée de l’Humanité. Au XVIIIe siècle, Condorcet pensait qu’on était arrivé à un moment parfait de la culture. Or la civilisation du XVIIIe s’est elle-même fondue dans ce qui constitue aujourd’hui le monde dans lequel nous vivons. L’idée d’un moment idéal de sa culture qu’on devrait préserver est un rêve mortifère, porté parfois par des esprits très érudits.
Dans quelle mesure l’existence de ces résistances stimule-t-elle la création artistique ?
S’il n’y avait pas ces résistances, il n’y aurait pas d’Art. Nous avons tendance à penser le monde comme une totalité pleine et complète, comme un moment de pureté. Même si la pureté n’est qu’une goutte, c’est toute la Totalité qui s’est concentrée dans cette goutte. Et l’Art acquiesce à cela, mais affirme dans le même temps que l’on est obligé de faire quelque chose d’autre. L’Art fabrique une marge à cette totalité qui est le déjà-là, il crée un espace où l’on peut poser encore autre chose. Ce n’est pas un hasard si l’Art est dynamique dans les sociétés où la censure est sévère. Je ne parle pas nécessairement des manifestations artistiques, mais de la créativité. Je pense, par exemple, à l’URSS et à la peinture de Malevitch. Sartre disait ainsi que les Français n’ont jamais été aussi libres que sous l’Occupation. L’Art rappelle qu’il y a toujours de l’infini à créer : c’est la nécessité même de l’Art. Les œuvres essentielles de tout le théâtre français nous viennent du classicisme. On a besoin de quelque chose contre quoi on pose une marge, on a besoin de créer un espace qui nous rappelle à l’évidence. L’Art consiste à déstabiliser l’Autre, à le mettre en situation de repenser les choses, à faire en sorte qu’il retrouve son nomadisme fondamental.

Propos recueillis à Paris, en juin 2011.///Article N° : 11594

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