Pour une Afrique désirable

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Réfléchir le passé pour être acteur du futur : les deux écrivains présents à Kigali prolongent l’écho de la rencontre Rwanda 2000 par un constat actuel et sans complaisance de la situation de l’Afrique afin de dessiner des perspectives de renaissance. Un manifeste à débattre.

 » Ecrire par devoir de mémoire « , tel était le thème des rencontres artistiques et littéraires qui se sont récemment tenues au Rwanda à l’initiative de Fest’Africa. Six ans après le génocide des Tutsis et les massacres des Hutus modérés, nous avons été conviés à repenser cette catastrophe et à essayer de panser les plaies ouvertes par ce drame. Après la tentative d’extermination des Tutsis, c’est-à-dire après l’une des calamités majeures à laquelle la société humaine peut être confrontée du fait de ses propres dérèglements, des écrivains, des artistes et des historiens venus d’horizons divers ont donc échangé leurs analyses et mis à contribution la fiction pour lutter contre l’oubli. Le Monde du 8 juin en a rendu compte et il nous a semblé utile d’en prolonger l’écho.
Pour nous tous qui découvrions le Rwanda en ce printemps 2000, nous nourrissions quelque inquiétude quant à la situation que connaissait le pays et la région des Grands Lacs dans son ensemble. Nous croyions le Rwanda encore tétanisé, replié sous la chape de plomb génocidaire ; nous imaginions sa population hagarde, trébuchant sur les charniers et les monceaux de cadavres. Nous songions aux innombrables traumatismes qu’une telle catastrophe engendre inévitablement et nous redoutions donc la lecture des dépêches relatant les affrontements dans le Kivu ou à la frontière avec l’Ouganda ; nous étions accablés par l’idée d’une impossible réconciliation au sein d’une nation rwandaise aux antagonismes séculaires supposés irréversibles et pour laquelle beaucoup d’experts ne voyaient plus de destin que séparé. Or, qu’avons-nous vu ?
Nous avons vu un Rwanda étonnamment actif, bien qu’encore convalescent. Le retour de la confiance entre Rwandais restera fragile et lent, mais il existe. Nous avons trouvé une société désireuse de combler les fossés de la peur et partant, de dépasser le sentiment de revanche. Nous étions tourmentés à l’idée de nous trouver au coeur d’un conflit aux ramifications complexes mais au sujet duquel toute forme de médiation semblait vaine. Nous avions l’impression, de loin, que l’appareil judiciaire était complètement paralysé. Mais nous avons vu des juristes et des hommes préoccupés par une administration normale de la justice, désireux aussi de voir les mécanismes du droit traditionnel reprendre toute leur place dans la procédure pénale. Pour réaliser ce besoin de justice et le rendre praticable, nous avons en effet vu des juristes proposer que l’ancienne Gacaca (prononcez Gatchatcha), autrement dit une forme de tribunal coutumier, permette que justice soit rendue dans des délais et des conditions acceptables. Ceci ne gomme pas les interrogations concernant l’impartialité des cours ainsi constituées ou les ambiguïtés touchant au régime de comparution des prévenus qui sera retenu. Des ombres demeurent aussi quant au déroulement des procès, à l’application des peines et à la protection des victimes. Ne risquent-elles pas de se retrouver en minorité et en difficulté face à leurs bourreaux d’hier sur ces collines où le poids des clivages reste malgré tout présent ? Mais il faut espérer que ces cours ou tribunaux coutumiers instruiront les dossiers en cours et feront scrupuleusement le travail de recherche de la vérité au nom de l’intérêt public et des personnes outrageusement martyrisées. A plus long terme, il faudra veiller à mettre en oeuvre le processus de dépassement de la question ethnique et partant, de la tentation génocidaire qu’elle porte en germes.
Au Rwanda, nous avons rencontré un peuple au sein duquel l’esprit de dialogue renaît, lentement mais sûrement. Alors, faut-il être ou ne pas être optimiste ? S’agissant du Rwanda et plus globalement de l’avenir du continent africain, cela ne nous apparaît pas être la question fondamentale. Il est avant tout vital de reconnaître, non pas la complexité de l’Afrique et des diverses problématiques qui la traversent, mais les apports multiples et anciens qui ont fait d’elle le condensé des drames que l’humanité a subis ou inventés depuis mille ans : traite négrière, colonisation, aliénation par le travail et ses autres formes d’abrutissement, exploitation et utilisation éhontée des ressources naturelles, génocide, sénilité des gouvernants et des élites, trahison des clercs incapables de produire des codes communs originaux ou de promouvoir une éthique qui force le respect, apathie des peuples eux-mêmes devant leurs tortionnaires, encouragements adressés à ces mêmes peuples par leurs gouvernants pour qu’ils adoptent une unique posture : la posture victimaire.
Les robinets à images, en vomissant leurs sempiternelles scènes d’horreur puisées dans le réservoir apparemment sans fond de la bêtise et de l’esprit de rabougrissement, nous alertent et nous disent que l’Afrique est perdue. De l’Algérie, en crise identitaire aiguë, au Zimbabwe, qui se délite et verse un peu plus chaque jour dans le sordide, en passant par les deux Congo, pliant chacun sous le poids des errements ethniques et maffieux, de l’Océan indien, où les Comores peinent à sortir du brigandage politique jusqu’à Madagascar, pays ô combien impétueux et admirable, aucun de ces Etats n’est à l’abri de l’irréparable et des poussées de colères ou de versatilité populaires. Personne ne nierait que tout cela existe. L’Afrique et ses faux amis ont à la fois raté l’entrée dans la modernité et perdu les racines qui donnaient sens à la communauté.
S’agissant de l’éducation, les données primordiales concernant la transmission du savoir et de l’histoire africaine en général ont été corrompues. Une double entreprise a coopéré pour aboutir au laminage calamiteux de la culture africaine : les griots se sont spécialisés dans la fabrication des fausses biographies. Ces dernières ne font-elles pas le délice des touristes de Bamako à Bandiagara (ce haut lieu de l’histoire dogon) ? Nous y voyons un exotisme de pacotille qui a transformé d’authentiques gardiens de l’histoire ancienne en intermittents du spectacle appointés par le tiers marché, lequel jette à ces prolétaires de l’économie mondialisée quelques misérables miettes entretenant la perspective trompeuse qu’une vie fastueuse est ouverte à tous au royaume du tout-fric. Mais nous constatons aussi que l’Afrique a renié sa propre spiritualité pour mieux s’aliéner aux seules métaphysiques d’importation. N’aurait-elle à proposer à la conscience universelle que les apitoiements hypocrites ? Il n’est pas réellement surprenant qu’après avoir balayé les rituels Yoruba et Ogoni, pour ne citer que ceux-là, le Nigeria connaisse aujourd’hui la  » crise du sacré  » qui en fait une terrifiante poudrière religieuse. Elle est prête à exploser, à broyer et à massacrer. Wole Soyinka, dans un maître-livre, La mort et l’écuyer du roi, avait déjà prévenu l’Occident :  » Voici encore une erreur que commettent les gens de votre peuple. Vous croyez que tout ce qui est sensé, nous l’avons appris de vous.  » La métaphysique africaine, balayée sans ménagement hier, a rendu les Africains disponibles pour ces dérèglements qui ont permis, au Rwanda, l’accomplissement des horreurs et de la sauvagerie sans nom dans les églises et les lieux de culte. Pourtant, dans ce pays-là, le culte ancien que l’on rendait à Imana (Dieu), cet  » Eclat du soleil levant « , réfute l’idée communément répandue selon laquelle l’Afrique malade de l’animisme avait besoin de rentrer à son tour dans l’univers du monothéisme et du Dieu unique. Sur un tout autre plan, quel historien rappelle aujourd’hui qu’avant l’expédition de Christophe Colomb vers l’Amérique plusieurs tentatives d’exploration du globe furent conduites par des Africains ? Qui raconte donc au monde que le roi malien Aboubakari II, prédécesseur de Kankan Moussa, organisa au 13ème siècle une expédition par voie maritime vers l’Amérique ? Cette dissolution/occultation de l’histoire n’est pas simplement une faute, elle correspond aussi à l’amnésie collective dans laquelle se vautre le continent africain lui-même. C’est bien la raison pour laquelle nous redisons que pour que l’Afrique soit désirable, il faut d’abord lui restituer sa propre histoire.
Il y a également à l’évidence une pauvreté de la réflexion politique. Nous assistons à l’agonie institutionnelle d’un continent qui s’est montré peu inventif et inapte à l’instauration d’une voie démocratique originale, d’une organisation sociale conforme à ses propres rites et rythmes. Qui peut valablement soutenir qu’il n’y a point de salut pour le Rwanda par exemple, en dehors des placages sans saveur de constitutions made in Sorbonne (pour ce qui concerne l’espace francophone) ou tristement photocopiées dans les campus du commonwealth ? Mais il est par contre très heureux que les Rwandais protègent et renforcent l’usage de leur langue commune, le kinyarwanda, alors qu’ailleurs, elles sont en voie d’extinction. L’organisation des sociétés africaines du troisième millénaire a besoin d’un compromis entre les modes de vie issus des traditions africaines et ceux que les apports exogènes, en provenance de la société ouverte ont apportés. Il faut sortir des théories  » sciences-posardes  » du bicaméralisme. Il faut s’extirper de la séduction pour le parlementarisme rationalisé qui n’entretient qu’une poignée de faux clercs, de faux monnayeurs de l’espérance démocratique. Si toute aspiration démocratique ne devrait pas être réfutée au motif que l’Afrique n’en a pas tiré avantage, ce sont plutôt les Etats tels qu’ils sont constitués qui, contrôlés par une poignée d’individus, se sont montrés prédateurs et inutiles. Ils n’ont promu aucune action crédible relative à l’intérêt public. C’est à travers elle notamment qu’il était possible de réduire les antagonismes claniques qui retardent dangereusement les sociétés africaines.
D’autres paresses constitutionnelles ont empêché les adhésions franches à un système capable de lier les traditions et les procédures démocratiques acceptables. Il aurait par exemple été utile de prévoir, à côté des chambres législatives élues au suffrage universel, un Conseil des chefferies qui aurait eu pour fonction de faire perdurer des connaissances locales, de préserver la sagesse des anciens et d’oeuvrer pour une médiation en douceur des conflits. La consultation de ces derniers aurait été rendue indispensable pour toutes les orientations régionales. Ce Conseil des chefferies aurait également contribué à fixer, sur des territoires de plus en plus dépeuplés, une population résignée, convaincue que tout espoir ne réside plus que dans la fuite vers les centres urbains surpeuplés, chaotiques, sans âme et médiocres. Les populations déboussolées espèrent donc trouver le salut à Lagos, à Abidjan ou au Caire. A mesure que ces capitales apparaissent incapables de produire les moyens de la survie, ces populations ne rêvent alors que de s’exiler vers l’Occident. Et petit à petit, le flot des gens harassés, arrachés à leurs terres, grossit dans les faubourgs des métropoles européennes. Dans les coulisses, les marchandages ont cours et les candidats au voyage sont prêts à payer le prix fort. Tant pis si la route du destin s’avère être, non point un piège sans fin, mais un piège infernal comme un récent événement concernant des immigrés clandestins nous l’a tristement rappelé. Qu’importe si les banlieues qui vont accueillir les plus chanceux n’auront à leur proposer qu’une assignation à résidence au pied de tours infâmes. Par le choix de l’immigration, il faut convenir que les candidats au départ s’épuisent à dénoncer l’incurie des dirigeants africains fatigués et fatigants. Le plus grave évidemment est le silence qui recouvre leurs amertumes. Le plus grave c’est le marché des organes humains dans lequel ces candidats à l’immigration tombent. Les trafiquants sont capables du pire et prêts à faire miroiter aux jeunes une place au soleil occidental. En Afrique centrale, le commerce d’organes conduit parfois, quand il ne passe pas par des rapts d’enfants dans les villes, à de véritables assassinats déguisés.
Si l’Afrique doit redevenir elle-même, elle doit vraiment se construire une pensée désirable et désirée par ses populations. Celles-ci doivent renoncer au mythe de l’Eldorado occidental. L’Afrique devrait aussi être désirable par ceux quî, de ce côté-ci de la Méditerranée, la dépeignent comme si elle ne pouvait plus échapper à la domination des multinationales du crime camouflées derrière les sociétés pétrolières, les entreprises du déboisement à tout crin, les finnes exploitant le diamant et autres pierres précieuses. Elle doit aussi échapper à la croissance exponentielle des sectes.
Si l’Afrique doit redevenir désirable, il faut que ses élites, renonçant elles aussi au traumatisant dogme de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation, rebattent les cartes des États. La conférence de Berlin de 1885 a vécu et il n’est que temps de revoir les interdépendances entre nations africaines et de renégocier leurs coopérations extérieures. Les peuples enfin debout, doivent exiger la révision de la gestion, l’exploitation et la commercialisation des matières premières et des ressources du sous-sol. Toutes ces richesses, la plupart du temps aux mains de gangsters, ne pourraient s’inscrire dans une économie normalisée et profitable aux populations qu’en tant que patrimoine régional commun. C’est donc vers une optique régionalisée qu’il faut tendre. Elle créera des Conseils de surveillance du développement local. Ces instances, dont les membres seraient élus pour un nombre de mandats limités, suivront la  » bonne gouvernance  » des exploitations ; elles se prononceront sur la répartition des investissement que la manne pétrolière ou diamantifère permettra d’entreprendre. Les élus auront un poids, détiendront une capacité de blocage dans la gestion en même temps qu’ils interviendraient dans la répartition des fruits de la richesse du sous-sol. La géographie du conflit cédera ainsi le pas à une géopolitique rénovée. Pour aller vite, nous soutenons que la  » régionalité  » doit se substituer à la nationalité en tant qu’étape intermédiaire avant la citoyenneté africaine qui constitue la perspective ultime. L’idée ambiguë de développement doit être clarifiée et repensée en dehors des cadres obsolètes et corrompus des Etats. Enfin, il faut oser soulever la question des frontières, et ne pas être tétanisé par l’idée que cela aboutirait à la généralisation des guerres. Non, il s’agit plutôt du dépassement de la guerre et de la rupture d’avec un vieux legs colonial.
Si l’Afrique veut aussi prendre en compte les préoccupations planétaires, elle doit se saisir des questions liées à la préservation de la nature. Il ne s’agit pas simplement de crier à la protection des pachydermes et à la conservation de leur ivoire (en tenant pour négligeables les menaces qu’ils exercent sur les habitations et les personnes). Il est plutôt urgent que l’opinion publique africaine tempête enfin contre la déforestation échevelée, la pollution des cours d’eau et le saccage en règle des terres agricoles que tendent à accélérer l’utilisation massive des engrais et l’adoption d’une agriculture intensive. Une contre-culture, tournant résolument le dos au productivisme à tout crin, doit vite se substituer aux impostures et à la domination sans partage qu’exerce aujourd’hui le marché.
Pour que l’Afrique sorte de l’apitoiement et des clichés, il lui faut reconsidérer non pas ce que l’ethnie veut dire et recouvre, mais ce que la citoyenneté partagée révèle comme nouveaux enjeux, nouveaux comportements sociaux, éthiques et politique. Il nous semble que les pays de la région des Grands Lacs peuvent innover en se montrant plus hardis que ne l’ont fait ici ou là les politiciens qui n’étaient prêts à brandir l’idée de confédération ou de fédération d’Etats que par opportunisme. Il faut vraiment vite rebattre les cartes géographiques pour régénérer et approfondir la démocratie africaine. 

Eugène Ebodé et Jean-Luc Raharimanana sont écrivains.
Eugène Ebodé vient de publier Le briseur de jeu, aux éditions Moreux.
Jean-Luc Raharimanana a publié plusieurs ouvrages dont Rêves sous le linceul, aux éditions du Serpent à plumes.///Article N° : 1472

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