Pour une exception musicale africaine

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Piégé par le concept néo-colonial de  » world music « , le musicien africain n’y trouve en général que le mirage d’un hypothétique succès individuel. Cette illusion le pousse à l’émigration, qui dévaste la vie musicale africaine déjà bouleversée par une folle urbanisation. Sans une renaissance des politiques culturelles, et faute d’être reconnues comme une part essentielle du patrimoine universel, les musiques africaines ne survivront pas à la mondialisation.

Bien sûr, la  » mondialisation musicale  » est un fait inéluctable et irréversible. C’est d’ailleurs la forme de mondialisation la plus ancienne et avancée qui soit.
On peut la faire remonter au paléolithique. En effet, l’analyse organologique a récemment démontré des similitudes troublantes (facture et accord) entre des flûtes en os de renne de Sibérie, du Périgord et d’Amérique du Nord (où des Indiens du Nord-Ouest en jouaient encore récemment) qui sont les plus anciens instruments de musique connus – certaines datent d’environ 25 000 ans.
Lorsqu’on parle de  » musique « , le néologisme  » mondialisation  » (ou son équivalent anglais  » globalization « ) perd donc beaucoup de sa nouveauté, de sa  » modernité « … et de sa pertinence.
Ce qui rend discutable et équivoque le lexique musical contemporain qui s’y rattache. On pourrait même oser le paradoxe de  » logomachie consensuelle « . Car ces termes sont utilisés partout avec insouciance alors qu’ils sont très relatifs, liés à l’étymologie (européenne) et à l’usage qui en est fait – en conformité avec des concepts et des paradigmes issus de la société occidentale.
 » World Music  » : un vocabulaire piégé
Même le mot  » musique  » (du grec  » mousikê « ) devrait toujours être utilisé avec des guillemets.
Il n’a aucun équivalent exact dans la majorité des langues africaines, et l’on imagine mal un griot rendant hommage aux  » muses  » !
Il est hélas significatif que le récent Dictionnaire des mots de la musique éludant l’étymologie, donc l’origine  » ethnique  » (encore un mot grec !) et la relativité du concept, se contente de définir ainsi la  » musique  » :  » Art des sons, de leur combinaison et de leur organisation dans le temps. La musique est à la fois universelle, présente dans toutes les cultures, et multiple, traversant d’innombrables formes, styles et traditions.  » (1) Pire, le prestigieux Dictionnaire Encyclopédique de la Musique de l’Université d’Oxford ne comporte même pas une entrée  » music « , comme si ce mot était assez  » universal  » pour que sa définition soit superflue… (2)
Nous touchons là au cœur du problème de la mondialisation : la réduction de toute activité humaine à l’application de concepts qui n’ont rien de  » mondial  » et sont même au contraire souvent des  » exceptions culturelles occidentales « . Ainsi, de même qu’il est sommé de se conformer aux règles d’ailleurs contradictoires de la  » démocratie  » et de  » l’économie  » (mots grecs, encore !), l’Africain (mot latin) se trouve soumis à un paradigme extérieur qui privilégie l’universalité, dans un domaine qui chez lui était récemment encore celui de la diversité, de l’identité déclinée à l’infini, de la région à l’ethnie et au village.
Affirmation qui doit être tempérée : la  » mondialisation musicale « , en Afrique subsaharienne, ne date pas d’hier. L’islamisation du Sahel et de la côte orientale y a implanté depuis près de mille ans des formes vocales et des instruments absents dans le reste du continent, et qui ont relié ces régions à un vaste ensemble de traditions comprenant le monde arabo-berbère, le sud de l’Europe et l’Asie centrale. Les harpes arquées originaires de Mésopotamie et d’Egypte sont jouées depuis de nombreux siècles jusqu’en Mauritanie et au Gabon.
Quant à la colonisation européenne de la côte occidentale, elle y a implanté la guitare ibérique autour de ses comptoirs au xvie siècle. L’inégalité des échanges musicaux est flagrante dès cette époque : aucun instrument africain ne s’imposera en Europe avant la fin du xxe siècle.
Cependant, l’isolement exceptionnel de l’Afrique forestière, dont une bonne partie était encore inconnue des géographes au début du xxe siècle, y a préservé jusqu’à nos jours bien des peuples de toute influence musicale extérieure significative. C’est pourquoi, face à la mondialisation musicale, même en 2003 l’Afrique pose des problèmes particuliers, excitant toute une gamme de passions entre deux positions extrêmes : d’une part les partisans de la préservation à tout prix du patrimoine, de l’autre ceux de son  » métissage « .
Oublier la  » musique de nègre  » ?
Ici, il est important d’en revenir au vocabulaire. Il n’a rien d’innocent ; il est d’autant plus déterminant qu’il a toujours reflété la domination culturelle subie par l’Afrique, de la colonisation à la  » mondialisation « .
Au cours de la période coloniale, les  » musiques africaines  » ont été désignées par deux termes :
– le terme (aujourd’hui désuet) de  » musique nègre « , au singulier ou au pluriel, n’avait d’autre justification que le triomphe des théories raciales pseudo-scientifiques du xixe siècle. Même des musicologues aussi sensibles que Stephen Chauvet ou André Schaeffner l’ont utilisé sans réserve – ce dernier y incluant même le blues et le jazz. Il est vrai qu’il a eu son équivalent équivoque dans la  » négritude  » revendiquée par Césaire et Senghor…
– le terme de  » musiques primitives  » considère l’histoire de la musique (telle qu’elle est encore racontée dans l’encyclopédie de la Pléiade) comme une ascension linéaire et planétaire vers l’intelligence et le raffinement de la sensibilité. Le musicien africain (ou océanien) y fait figure de sympathique  » primate « , et Pierre Boulez de parangon de la civilisation et de la subtilité…
Curieusement, on n’ose plus parler de  » musiques primitives « , alors que dans le domaine de la création plastique on déménage sans souci la sculpture africaine du Musée de l’Homme au Musée des Arts  » Premiers  » ! C’est qu’entre temps, quelques musiciens africains se sont imposés en tant que créateurs de valeur ajoutée sur le marché de la modernité, ce qui est rarement le cas dans les galeries, où l’art africain n’est valorisé que s’il appartient à un passé pré-colonial et révolu.
Réfléchissez à ce paradoxe étonnant : l’œuvre d’un sculpteur anonyme fang mort dans la misère il y a cent ans peut valoir un million de dollars ; un musicien aussi génial de la même ethnie aura une chance exceptionnelle s’il est enregistré et si son nom est inscrit sur le livret du CD…
Le sculpteur fang a disparu, le musicien fang est poussé à disparaître au plus vite car malgré la célébration des valeurs antiques, il n’existe pas sur le marché mondial en 2003, comme son ancêtre sculpteur n’avait de place un siècle plus tôt que dans les  » cabinets de curiosité « , les collections ethnographiques ou… l’atelier de Picasso !
Mais revenons encore à ces mots exotiques qui pèsent tant sur le destin du musicien africain…
Le mot  » folklore  » d’abord, qui l’a condamné à l’anonymat jusqu’aux  » indépendances « . Encore un mot biaisé ( » folk  » anglais,  » volk  » allemand =  » peuple « ), cher aux nazis mais aussi aux staliniens qui firent de la  » folklorisation  » de la musique, jusque dans les états pseudo-socialistes d’Afrique, une forme de pré-mondialisation aseptisée et totalitaire, niant les ethnies autant que les individualités au nom de la théorie léniniste des  » nationalités « .
L’expression  » world music  » ensuite, apparue en Angleterre dans les années 1980, et qui s’est imposée partout. Le mot anglais  » music « , dépourvu de pluriel, est moins rassembleur que réducteur. Chez les disquaires de Londres ou de New York, le rayon  » world  » est le ghetto et le capharnaüm de la mondialisation musicale. On y trouve pêle-mêle tout ce qui ne relève pas du  » classique  » (la  » grande musique « ) ou du  » populaire anglo-saxon « . Le flamenco, Khaled, Yves Montand, Édith Piaf, Amalia Rodriguez, Ravi Shankar, les  » minorités ethniques  » des États-Unis (Cajuns, Hispaniques, Indiens, Irlandais… mais pas les Noirs, pourquoi ?) y côtoient les musiques africaines, classées par pays – avec autant de bourdes géographiques que dans les discours de Bush !
La  » world  » au sens large, c’est donc en vrac la  » musique des autres  » (celle des pauvres ?) désignée ainsi du point de vue d’un pétrolier texan fan de bluegrass ou d’un cadre de la City qui n’a jamais écouté que les Beatles et les Stones.
La  » world music  » au sens strict, c’est  » la musique de personne et de tout le monde « , un  » mix  » délibéré de musiques de toutes origines, au nom de l’utopie mac-luhanienne du  » village global « . L’expression  » global sound  » est d’ailleurs devenue synonyme de cette acception des mots  » world music  » ou  » world beat  » dans la presse spécialisée anglo-saxonne.
En France, le mot  » world  » a été récupéré pour désigner plus précisément ces musiques  » transversales  » nées de la fusion de plusieurs cultures. Le concept de  » sono mondiale « , inventé à la même époque par les journalistes d’Actuel, avait le mérite d’être objectif, de saluer la naissance d’un monde où toutes les musiques devraient être entendues presque partout dans leur diversité et leur égalité, grâce à Internet et aux progrès vertigineux de la communication.
Mais à l’image de cette belle utopie, la  » sono mondiale  » est tombée en désuétude, supplantée par l’expression  » musiques du monde « .
En apparence elle ne signifie rien (on n’a pas encore entendu de musique extra-terrestre) sauf qu’elle associe les musiques du  » tiers monde  » à celles des minorités ethniques du monde occidental. Ce qui est très discutable, les conditions économiques de la Corse et de l’Éthiopie étant assez différentes.
Mais l’expression concurrente  » musiques ethniques « , de plus en plus employée, est encore plus problématique. D’ailleurs elle est confondue sans cesse avec son antonyme :  » musiques métisses « .
Toute musique est à la fois  » ethnique  » et  » métisse  » – si ce n’est que ce dernier terme, issu de la génétique, devrait être utilisé avec des pincettes : la culture n’obéit pas aux lois de Mendel !
Dans l’Afrique contemporaine, ces termes étrangers,  » ethnique  » et  » métis « , ont de moins en moins de sens. Circulation et mélange des cultures y sont aussi importants que partout ailleurs. Une ville africaine rassemble autant de cultures, d’ethnies, de langues, de musiques différentes qu’une ville américaine, asiatique ou européenne. De ce fait, la musique urbaine africaine serait déjà en voie de  » mondialisation  » même sans échanges hors du continent…
Et ces échanges sont très actifs, depuis très longtemps, au moins dans les villes côtières.
Dès les années 1920, en Afrique du Sud, au Nigeria, au Ghana, au Kenya, un musicien un peu curieux et vivant dans un port en savait presque autant sur les musiques populaires qui se développaient en Europe, aux Caraïbes et dans les deux Amériques qu’un musicien londonien, new-yorkais ou parisien. Et comme l’atteste un immense patrimoine discographique (qui reste à inventorier et compte notamment plus de 500 000 titres en 78 tours !), la musique africaine urbaine s’est régulièrement  » modernisée  » à partir du patrimoine traditionnel, en intégrant d’innombrables influences extérieures qui n’étaient en fait que des  » retours de boomerang  » (comme le dit si bien le nouveau tube des rappers sénégalais Dara-J) venus de la diaspora africaine du Nouveau monde.
Musique métisse ou hybride ?
Tout change avec le succès inattendu en Occident de rares artistes Africains comme Myriam Makeba, Manu Dibango, Touré Kunda, Alpha Blondy, Mory Kanté, Youssou N’Dour, Salif Keita…
Jusque-là, dans les maisons de disques, l’Afrique n’intéressait que les folkloristes et les ethnologues. Voilà qu’elle génère des  » tubes  » mondiaux. La  » mondialisation musicale  » l’atteint de plein fouet.
Mais quelle mondialisation ? En soi, on l’a vu, elle n’est pas une nouveauté pour les musiciens. Seulement, un nouveau personnage va changer le cours de cette histoire : le producteur occidental. Quelles que soient ses intentions (il s’agit souvent de vrais artistes, humbles, passionnés, respectueux et scrupuleux, désireux avant tout d’aider, de  » pousser  » le musicien vers le succès), il va bouleverser l’environnement des musiques africaines. Or comme l’écrit si bien le musicologue Laurent Aubert :  » Toute modification du rôle et du contexte d’une musique implique nécessairement un déplacement structurel et sémantique de ses manifestations. Les formes musicales ont certes toujours évolué au cours de leur histoire, quelle que soit l’époque ou l’échelle à laquelle on considère le processus. De tous temps, les migrations des peuples ont permis une confrontation des savoirs et des techniques, contribuant à élargir le champ d’expérience de chacun et suscitant des métissages souvent régénérateurs ; les musiciens se sont rencontrés, ont échangé expériences, techniques, répertoires et instruments, contribuant par leur capacité d’absorption et de synthèse à l’élargissement et au renouveau de leur idiome musical. Mais la généralisation du processus d’hybridation culturelle que l’on observe aujourd’hui sur toute la planète est un phénomène sans précédent. Alors que les métissages et les syncrétismes historiques résultent de facteurs en quelque sorte  » naturels « , liés notamment aux migrations – volontaires ou forcées – et à la rencontre des cultures qui en résulte, l’hybridation s’en distingue avant tout par son aspect expérimental, volontariste et utilitariste. Elle introduit en outre inévitablement une relation de pouvoir entre les parties en présence, du seul fait de leur inégalité.  » (3)
Le problème de cette mondialisation inégale, c’est que jusqu’ici chacune des grandes régions culturelles de la planète (et souvent chacun des groupes ethniques qui l’habitent) possédait son propre système musical. Le système occidental  » tempéré  » (mot éloquent, si l’on pense au climat !) si génialement codifié par Jean-Sébastien Bach, n’est cependant qu’une simplification extrême et donc un appauvrissement de ce qu’Edgar Varèse – premier compositeur européen qui rompit radicalement avec tout cela – appelait joliment  » la forêt vierge des sons « …
On sait que les musiques d’Afrique noire sont fondées sur des gammes incompatibles avec l’accord des instruments occidentaux. Par ailleurs, le goût africain en matière de timbre, de son, s’oppose radicalement à l’esthétique européenne : en Afrique plus le son est riche –  » impur  » – plus il est intéressant, alors que la  » pureté  » du son est une valeur suprême pour le mélomane européen. Quant au rythme, plus il est net et simple, plus il séduit facilement le public occidental ; plus il est riche, complexe, même inextricable, plus il suscite l’intérêt d’un auditeur, d’un danseur africain.
La dictature de l’auditeur  » bobo « 
Depuis quelques années, de plus en plus nombreux sont les musiciens africains qui pour s’intégrer plus facilement à la musique occidentale modifient l’accord et même la facture de leurs instruments. À ma connaissance, l’inverse ne s’est jamais vu. Même les joueurs de  » balafon  » – instrument  » identitaire  » s’il en est, et dont l’accord est immuable – sur les conseils de producteurs avisés, se fabriquent des instruments accordés sur la gamme tempérée occidentale.
Car il est difficile, voire impossible, de faire coïncider a priori les goûts d’un auditoire qui n’est pas double mais pluriel et en quelque sorte  » pyramidal  » : celui de l’ethnie à laquelle appartient le musicien ; celui des citadins et émigrés africains ; celui (réduit mais influent) de l’amateur européen ou japonais de tradition  » authentique  » ; celui des musiciens (notamment de jazz et de pop) avides de sons  » exotiques  » leur permettant de se renouveler ; enfin le grand public  » évolué  » des radios FM, des discothèques, des raves, etc.
C’est, on le devine, ce nouveau public  » bobo  » ( » bourgeois bohème « , rien à voir avec l’ethnie du Burkina Faso !), au pouvoir d’achat conséquent, qui dicte de plus en plus sa loi dans la mondialisation des musiques africaines. Plus exactement, le goût présumé de cette importante  » tribu  » (au sens que Maffesoli donne à ce terme) s’impose au musicien africain à travers le filtre des programmateurs de la FM. Il s’agit avant tout d’araser sinon de gommer, en amont de la sortie du  » produit musical « , tout ce qui pourrait un tant soit peu brouiller l’écoute du bobo, le désorienter et l’inciter à zapper. (Si le mot  » produit  » vous parait trivial, sachez qu’il s’est imposé dans le  » business  » et ce matin encore, une attachée de presse qui vient de m’envoyer le nouveau CD d’un griot malien, d’ailleurs excellent, m’a laissé un message pour me demander  » ce que je pense de ce produit « …)
Cette véritable censure clandestine au nom du marché occidental s’exerce sur le rythme (un continuo  » binaire  » est indispensable) et surtout sur le son, méthodiquement  » désafricanisé « .
Journaliste à Canal + et ex-ingénieur du son, Philippe Vandel décrit très bien cette manipulation :  » Une des clefs du succès du « Yéké Yéké » de Mory Kanté est qu’on lui a demandé de ne jouer que sur l’octave médium de la kora, sinon le son était trop  » sale « , trop chargé d’harmoniques. (…) Le mixage est devenu un artisanat et même parfois un art, au même titre que la musique. Or, quand on a la responsabilité d’un studio, on ne pense pas en termes d’authenticité, mais de marché. Le seul devoir, c’est de faire vendre au musicien le maximum de disques. Il y a pour cela des règles auxquelles même les musiciens du tiers monde doivent se conformer : pour avoir une chance de « marcher », un morceau ne peut pas durer plus de trois minutes et demie et doit respecter l’alternance couplet-refrain. En un mot il doit être « FMIsé ». Et c’est aussi une question de son : pour pouvoir bien passer en radio les fréquences doivent être « compressées », l’accord porteur doit toujours être joué dans les basses, la boîte à rythmes avec basse et batterie est devenue indispensable.  » (4)
Jean-Jacques Dufayet, producteur à RFI, renchérit :  » Le problème de la sono mondiale, c’est que lorsqu’on aura fait enregistrer tous les grands musiciens africains avec une rythmique carrée et des synthés, on n’aura pas avancé d’un poil. D’autant plus que tout se passe dans l’anonymat des studios, chacun vient faire sa séance et repart aussitôt, il n’y a plus ni rencontre ni mélange véritables.  » (4)
En écoutant le dernier tube de leur idole, la plupart des auditeurs africains seraient sans doute fort surpris de le voir chanter, solitaire, enfermé dans une cage vitrée. Derrière la glace veille l’arrangeur, généralement un Européen auquel le producteur, même s’il est africain, aura le plus souvent délégué son rôle, persuadé que c’est là la clef unique de l’accès au marché mondial. Le musicien lui-même, au mieux, reviendra corriger un peu le résultat quasi finalisé (dans les limites du budget déjà presque épuisé de la production), parfois sans avoir participé au choix des musiciens, enregistrés séparément et dont la majorité resteront à jamais pour lui de parfaits inconnus…
L’abandon des  » politiques musicales  » africaines
On ne doit pas noircir (ni  » blanchir  » !) le tableau. Cette méthode qui tend à se généraliser, même si elle peut paraître cynique, a certes permis à une poignée de chanteurs africains de devenir des stars planétaires. Certains, plus lucides et exigeants que d’autres, ont su en contourner partiellement les effets pervers. Youssou N’Dour enregistrait systématiquement deux versions d’un même morceau : l’une  » brute « , réalisée entièrement dans son propre studio de Dakar, et éditée telle quelle en K7 pour le public local ; l’autre finalisée à Paris, Londres ou New York, et destinée au public  » mondial « …
Il faut ajouter pour être juste que rien n’est simple, que tout est réversible en ce domaine : mon ami Henri Lecomte, producteur d’un CD de Mah Damba et réalisateur d’un film sur Nahawa Doumbia, vient à point me rappeler que ces deux merveilleuses  » griottes  » préfèrent enregistrer en France avec des instruments traditionnels, et au Mali avec des synthétiseurs. Le goût de l’authenticité, de la musique  » Poilâne  » est aussi fort à Paris que celui de la modernité, même factice, l’est à Bamako.
D’autre part, il n’est évidemment pas question de contester le désir légitime de la plupart des musiciens africains d’exporter leur art, de voyager librement et pourquoi pas de faire fortune, surtout quand c’est pour réinvestir ensuite dans leur propre pays. Car la principale cause de cette subordination croissante des musiques africaines au goût du public occidental (qui est aussi, ne l’oublions jamais, la contrepartie de leur influence universelle), c’est bien sûr le déclin dramatique – pour ne pas dire la disparition – de l’investissement culturel dans les États africains.
Les dictatures qui héritèrent du pouvoir colonial (en le perpétuant, ou en rompant avec lui comme dans le cas de la Guinée) n’avaient guère qu’un seul mérite : celui de privilégier la culture, au nom de l’identité et de l’indépendance retrouvées. Des milliers d’artistes étaient copieusement subventionnés, quitte à être instrumentalisés sans vergogne au service de la politique des partis uniques, sur le modèle soviétique. Des pays aussi différents que le Zaïre (tête de pont de l’impérialisme américain) et la Tanzanie (marxiste pro-chinoise) s’inspirèrent du même modèle  » folkloriste  » hérité du léninisme : troupes nationales brassant artificiellement les ethnies, groupes modernes diffusant en chansons, sous peine de prison, la pensée unique du leader adoré, qu’il s’agisse de Mobutu ou de Sékou Touré.
Malgré ses travers, ce système avait son mérite : il entretenait une émulation musicale fébrile, très créative, fortement ancrée dans le  » désir mélomaniaque  » africain, ouvert aux influences extérieures  » noires  » (Cuba, le jazz, la soul, etc.) mais farouchement rétif à l’impérialisme culturel occidental.
Dans les années 1980-90, les plans de réajustement du FMI et le multipartisme ont fait s’effondrer ce modèle. Les ministres de la Culture en ont été les premières victimes. Leur budget ne leur permet plus guère que d’entretenir leur garde-robe et leur parc automobile pour pouvoir hanter dignement les cocktails des ambassades occidentales et y mendier quelques subsides.
Or, au même titre que le cinéma, la musique d’aujourd’hui coûte cher, bien plus que la poésie, la peinture, la sculpture ou le théâtre. Instruments modernes et matériel de sonorisation ou de studio sont devenus inaccessibles dans la plupart des capitales africaines, à cause des droits de douane prohibitifs (plus de 100 % !) dont bien entendu pas un franc CFA n’est réinvesti dans la musique. Le cinéma coûte cher depuis toujours, l’économie moderne est consubstantielle du septième art et bon an mal an, les cinéastes africains ont su trouver eux-mêmes ailleurs les moyens de s’exprimer. Mais le musicien, en général, n’est pas un économiste, ni un investisseur habile, à de rares exceptions près.
Si Youssou N’Dour, dès la fin des années 1980, a réussi à implanter à Dakar un studio bien équipé, une structure de production et de distribution efficace (menacée aujourd’hui par le fisc sénégalais), Mory Kanté à Conakry, Salif Keïta à Bamako, Alpha Blondy à Abidjan (ou plutôt à Grand-Bassam), pour des raisons diverses, ont du mal à mener à bien des initiatives similaires.
La fuite des cerveaux musicaux
La principale raison de ces échecs pour reconstituer sur place une vie musicale  » performante  » est évidemment l’émigration. Les premiers succès africains sur la scène  » world music  » ont eu pour premier effet un appel d’air irrésistible vers les capitales occidentales – principalement Paris, Londres et New York mais aussi Bruxelles et les grandes villes allemandes. De véritables filières d’  » émigration musicale  » se sont mises en place, dévastant les scènes locales.
Pionniers de cette aventure, les griots ouest-africains ont su s’inventer une double-vie, un  » black mic-mac  » bénéfique entre Montreuil ou Saint-Denis et Bamako ou Conakry, entretenant habilement la vitalité économique de leur caste et de leur pays d’origine en même temps que la vie culturelle traditionnelle de leurs concitoyens expatriés. Leur vie est un exemple de mondialisation équilibrée.
La musique est devenue ailleurs le prétexte facile d’une émigration clandestine massive et très lucrative, comme en témoigne l’  » affaire Papa Wemba « .
Elle n’a rien de très nouveau. Il y a longtemps que les ONG comme Zone Franche, qui luttent pour la libre circulation des artistes, sont confrontées à ce problème : lorsqu’un orchestre africain fait une tournée en Europe, souvent moins de la moitié de ses membres retournent dans leur pays. Il ne s’agit pas d’un  » trafic d’êtres humains « , comme le caricaturent la police et les médias européens.
La vérité, c’est qu’à l’ère de la  » mondialisation « , l’argent, les capitaux et les marchandises circulent de plus en plus librement, et les êtres humains de plus en plus difficilement. Cette contradiction aberrante est l’alibi d’un système policier planétaire d’une violence extrême, qui s’est substitué à l’arbitraire du colonialisme, du stalinisme, des dictatures post-coloniales, et qui n’a rien à leur envier. Le sacro-saint  » libéralisme  » qui prétend régenter le monde s’accommode parfaitement, et même se nourrit de l’emprisonnement sans précédent des 90 % de la population mondiale. L’interdiction de voyager, qui n’existait même pas aux heures les plus sombres du Moyen Âge, est insupportable pour tout être humain attaché à sa liberté. Elle suscite comme toute oppression illégitime une révolte et une transgression que seuls les oppresseurs considèrent comme de la  » délinquance « .
Dans le domaine de la  » musique  » – que les Occidentaux considèrent avec une certaine ostentation comme la plus  » universelle  » des activités humaines – cette entrave à la liberté de circulation est perçue partout, notamment en Afrique, comme une terrible injustice et une véritable régression.
Elle a le triste mérite de nous faire réfléchir sur la vraie nature de la  » mondialisation musicale « . Car loin des délicieuses utopies confortablement élucubrées par les bobos, il ne s’agit que d’une marchandisation accélérée des musiques du Sud, destinée à compenser momentanément et superficiellement la panne d’inspiration avérée des musiques du Nord. Pour cela, on n’a même plus vraiment besoin de la présence effective des musiciens africains.
Les millions de CDs vendus par le pseudo-groupe  » Deep Forest  » ont prouvé qu’il suffit de sampler habilement quelques mesures jouées par des Pygmées à jamais anonymes pour toucher le jackpot.
À propos des Pygmées, une anecdote personnelle vous prouvera que le but de cet article n’est pas de défendre des notions illusoires telles que l’  » authenticité « , la  » pureté  » ou la  » tradition  » musicales.Séjournant dans un campement de Pygmées baka du Cameroun, voisin de la frontière congolaise, je fus émerveillé un soir par une de leurs danses en ronde autour du feu, accompagnée de flûtes et de tambours, qui me parut en même temps familière et étrange. On m’expliqua qu’il s’agissait d’une danse nommée  » Empire « . Émoustillé par les effets incomparables de l’herbe qu’on fume chez les Baka, je commençai aussitôt à échafauder toutes sortes d’hypothèses : aurait-il existé jadis un empire Pygmée ? Était-ce un souvenir de l’empire des Pharaons, qui faisaient capturer des Pygmées, jadis nombreux aux sources du Nil, pour profiter de leurs danses et chants ?
Tout bien vérifié, j’appris qu’un camionneur de passage avait troqué avec le chef, contre quelques kilos de viande de brousse, un vieux magnétophone et une K7 du célèbre groupe congolais  » Empire Bakuba « , pionnier de l’intrusion des guitares électriques en Afrique centrale.
Pour les Baka de Mayos, la mondialisation musicale venait de débuter !
D’un ghetto l’autre
Revenons enfin au vocabulaire :  » Les mots mènent le monde « , disait déjà Montesquieu…
Il y a un quart de siècle, du jour au lendemain, tous les musiciens africains sans exception se sont réveillés en apprenant qu’ils faisaient de la  » world music « . En tout cas leurs productions, même les moins  » mondialistes « , sans qu’on leur ait demandé leur avis, ont été classées ainsi par les disquaires et les médias. Est-ce à dire qu’auparavant, un griot faisait déjà de la  » world « , comme Monsieur Jourdain de la prose, mais sans le savoir ?
La réalité est plus prosaïque ! Pendant l’été 1987, vingt-cinq patrons de maisons de disques anglo-saxonnes, inquiets d’une prolifération des genres musicaux préjudiciable à la bonne marche de leur commerce, se réunissent à Londres et décident que désormais, tout ce qui n’appartient pas à la culture anglo-saxonne (classique, jazz, variété, etc.), sera regroupé sous l’étiquette  » world music « . Trois ans plus tard, le magazine Billboard (bible du show-business mondial) entérine cette décision, inaugurant une rubrique et des charts (hit-parade)  » world music  » (5).
Ainsi, d’un ghetto (celui des  » musiques nègres « ) qui avait au moins le mérite de maintenir un lien culturel entre le continent et la diaspora, les musiques africaines se sont vubien malgré elles précipitées dans un nouveau ghetto, qui n’a lui de logique qu’économique. La  » world music « , c’est la musique des pauvres, et quand on dit ça, on pense aussitôt : musique du pauvre.
C’est aussi le triomphe d’une conception ethnocentriste et impérialiste typiquement anglo-saxonne : même en Espagne, au Japon, en Russie ou en Australie, on ne trouve plus un CD africain hors du rayon  » world music « .
La mondialisation musicale, naguère anarchique ou portée par les courants contradictoires de l’histoire, se retrouve ainsi policée, réglée, régulée par un marché du disque dominé à 90 % par une demi-douzaine de sociétés mondiales.
Cet asservissement  » en douceur  » des musiciens peut paraître mineur comparé à bien des conséquences plus tragiques de la mondialisation. C’est oublier le rôle immémorial de la musique dans l’exercice du pouvoir sur les peuples…
Écoutons à ce sujet Jean Duvignaud :  » La musique a beaucoup servi pour entraîner les combattants à la guerre, les travailleurs pour accroître la productivité, inspirer aux croyants la solennité divine, aux sujets la grandeur d’un souverain. On modèle une affectivité collective afin de l’asservir à quelque projet ou simplement afin d’assurer la cohésion d’un groupe. N’y a-t-il pas un accord entre l’harmonie sonore et l’unanimité ? Platon ne demande-t-il pas qu’on bannisse de la cité l’audacieux qui oserait modifier les cordes de la lyre ? « .
La  » cité  » à laquelle se référait Platon, à présent c’est toute la planète. Il est essentiel pour ceux qui tentent de la diriger d’y contrôler le plus étroitement possible la musique, l’activité culturelle la plus importante – après le sport, mais dans ce domaine c’est déjà fait depuis longtemps !
Or l’Afrique, à l’instar de l’Asie, reste l’un des derniers bastions de la diversité musicale. Tout ce qui tend à réduire cette diversité, fût-ce au nom de valeurs aussi nobles que le  » métissage  » ou la  » rencontre des cultures « , me semble bien plus suspect que le repoussoir du  » différentialisme « .
La  » world music  » appliquée à l’Afrique, loin d’être un échange, n’est le plus souvent qu’une domination, l’un des derniers avatars du colonialisme sous le masque du libéralisme.
Pour être convaincu du contraire, j’attends le jour où j’entendrai un pianiste qui accorde son piano sur un balafon pour jouer de la musique mandingue, avec le même empressement qu’un griot change l’accord de sa kora pour pouvoir enregistrer avec un groupe de rock.
Car comme le dit encore Jean Duvignaud :  » Le concept de chien, n’aboie pas, on le sait ! Le concept de « l’art des Muses » et la métaphysique de l’Occident ne couvrent pas l’infinité des figurations imaginaires des sons. Loin d’être un « langage universel », la création de trames musicales semble en appeler à des visées incompatibles et auxquelles il faut se mettre à l’écoute. Incompatibles et non, seulement, différentes.  » (6)
Vivent les musiques africaines, même lorsqu’elles sont  » incompatibles  » !

1. Jacques Siron, Dictionnaire des mots de la musique, Paris, Outre-Mesure, 2002.
2. Dictionnaire encyclopédique de la musique, 1983, traduction française en 2 volumes dans la collection Bouquins, Robert Laffont, 1988.
3. Laurent Aubert, La Musique de l’Autre, Genève, Georg, 2001.
4. Cité dans  » Danger sur la sono mondiale « , Gérald Arnaud, L’Autre Journal, février 1991.
5. Lire à ce sujet : Timothy Rice,  » World Music in Europe « , in The Garland Encyclopedia of World Music.
6. Jean Duvignaud,  » L’Énigme « , in Les Musiques du Monde en question, Internationale de l’Imaginaire n° 11 / Babel – Maison des Cultures du Monde, 1999.
///Article N° : 2853

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