Pourquoi des fictions… rwandaises ?

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À travers trois ouvrages d’auteurs rwandais centrés sur le génocide des Tutsi, cet article propose de questionner leur rapport à la fiction : La Promesse faite à ma sœur de Joseph Ndwaniye, Au sortir de l’enfer de Jean-Marie V. Rurangwa et La Chanson de l’aube de Vénuste Kayimahe.

Joseph Ndwaniye, l’auteur d’origine rwandaise d’un premier roman, La Promesse faite à ma sœur, en 2006, est né au Rwanda en 1962 mais il est installé en Belgique depuis une trentaine d’années et n’a donc pas vécu le génocide. C’est aussi le cas de Jean-Marie V. Rurangwa, né quant à lui au Rwanda en 1959 avant de se réfugier avec ses parents à l’âge de deux ans au Burundi, puis de vivre en Italie, en Belgique, au Rwanda (dans les années 2000) et au Canada.

Contrairement à ces auteurs ou encore à Benjamin Sehene(1) ou Scholastique Mukasonga(2) ayant tous écrit des récits fictionnels depuis le génocide, et qui entretiennent avec l’événement de 1994 des liens indirects puisqu’ils l’ont vécu à distance, souvent forcés à l’exil, Vénuste Kayimahe, qui vient de publier(3) La Chanson de l’aube, est un rescapé. Auteur d’un précédant ouvrage intitulé France-Rwanda : les coulisses du génocide, témoignage d’un rescapé(4), il questionne à présent la relation épique des faits. Le titre La Chanson de l’aube, sous-titré  » roman « , fait, dans la diégèse, référence à la nuit d’amour arrachée aux génocidaires par Laurien et sa femme Mireille. Mais il met aussi d’ores et déjà en abyme la question de l’épopée, celle de la chanson de geste, et donc la nature de l’héroïsme et des légendes, autrement dit, étymologiquement, de  » ce qui est digne d’être lu « , à l’heure d’une ère post-génocidaire.

Nous choisirons ainsi de mettre cet ouvrage en regard avec La Promesse faite à ma sœur de Joseph Ndwaniye et Au sortir de l’enfer de Jean-Marie V. Rurangwa, deux romans encore peu étudiés(5), car tous n’entretiennent pas le même rapport à la fiction. Or c’est précisément ce rapport qui nous intéresse ici afin de mesurer les potentialités que celle-ci peut recouvrir. Si les œuvres de  » tiers «  sont fort diverses, depuis celles qui sont nées de l’opération  » Rwanda, écrire par devoir de mémoire  » à l’instar de Murambi le livre des ossements de Boubacar Boris Diop(6), s’engageant sur les voies d’une véritable  » poéthique « , jusqu’aux romans utilisant le génocide au Rwanda comme simple toile de fond romanesque et triste ressort(7) ; et si elles utilisent donc, et pour cause, la fiction, puisqu’elles ne peuvent qu’imaginer le pire, qu’en est-il de cet usage par des auteurs rwandais, affectés directement par la perte de leurs proches ou rescapés eux-mêmes ?

Déjouer les pièges des fantasmes génocidaires
La fiction, par sa plasticité, permet de mettre en œuvre une composition polyphonique et de jouer sur les points de vue. Elle permet ainsi d’adopter notamment le regard du génocidaire, pour mieux mettre à distance son discours. C’est le cas des propos de l’Éradicateur dans La Chanson de l’aube. Rapportés dans un premier temps au discours indirect libre, ce qui permet au narrateur de maîtriser, malgré tout, les rennes du discours, ceux-ci sont d’emblée marqués par une ambition personnelle démesurée, déminant à l’avance tout fondement idéologique à venir. Ainsi, quelques pages plus loin, lorsqu’il évoque  » ces abrutis de Chamites(8) « , reprenant à son compte la fable hamitique et l’argument d’autorité biblique, c’est pour mêler le vocabulaire saint à la grossièreté la plus crasse :  » Tiens ! Je te pisse dessus « . Le personnage est donc peu fiable et lorsque son  » prêche(9) «  se trouve reproduit aux pages 304 et suivantes, l’argument du génocide préventif, celui de l’envahissement progressif et de l’extinction programmée de l’identité hutu ne tiennent plus. Les arguments d’autorité se font d’ailleurs fumeux ( » là également des études scientifiques le prouvent(10) « ), et en dépit des hourras de la foule, le discours d’escorte du narrateur fustige la  » monstrueuse éloquence(11) «  de l’  » écœurant personnage(12) « .

L’auteur du Génocide des Tutsi expliqué à un étranger(13), avec sa galerie de personnages incarnant tous un certain positionnement idéologique vis-à-vis du génocide en tant que représentants ou membres de partis, entend également dans la fiction expliquer les raisons du génocide en passant par la restitution partielle de l’idéologie génocidaire :  » Que je raconte et que j’explique. Que j’explique et que je raconte(14) « , clame ainsi le personnage de Théodore Gakwavu, persécuté par le regard de son collègue Philibert, massacré par son frère et qu’il n’a pas pu empêcher. Ce dernier se fait ainsi en quelque sorte porte-voix de l’auteur dont les préoccupations didactiques du précédent essai ne sont pas très éloignées :  » le problème est que le récit de ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 n’est pas intelligible s’il n’est pas expliqué et explicité « . C’est pourtant ici par la voix d’un représentant de la  » zone grise « , que l’auteur entend déployer la rhétorique génocidaire, tout en minant le discours de l’intérieur, aux pages 138-147. Théodore,  » détraqué(15)  » par les abominations commises par son frère, se livre en effet à des raccourcis caricaturaux qu’il est le premier à ne pas prendre au sérieux, tout en reconnaissant leur rôle criminel dans le génocide :  » Tu es blanc, tu es juif « , assène-t-il à Philibert dans un dialogue fantasmé dans l’au-delà,  » parce que Monseigneur Classe, le Chanoine Louis de Lacger et Monseigneur Perraudin l’ont dit « .

L’argument d’autorité repris en boucle finit cependant par enrayer toute logique, jusqu’à rendre toute explication stérile :  » Du moins c’est ce que nos maîtres occidentaux nous ont dit. Et nous y avons cru. Et nous savions que ce n’était pas vrai […]. Mais mettre dans le même sac tous les Tutsi nous arrangeait. Parce que ça légitimait les pogroms, les exils et les humiliations […] « . En effet, la source de ces exactions restera mystérieuse et si le discours revêt des atours explicatifs, il n’a de réelle explication que le nom. Y a-t-il au fond quelque chose à comprendre à cette boucherie ? Il semblerait que par le détour de la fiction, l’auteur de l’essai didactique paru en 2000 tente de nous faire toucher du doigt la part ce qui se dérobe au discours et à la compréhension. Les tournures concessives récurrentes, reprises en anaphores,  » pourtant nous savions bien que vous étiez des hommes «  ;  » nous savions pourtant que [les réfugiés en dehors des frontières du Rwanda avant 1994]vivaient mal […], qu’ils ne voulaient pas ramener le régime féodal «  ;  » Et pourtant nous savions bien qu’il y avait de l’espace « , se soldent sur une aporie.

Le pourquoi du génocide demeure enfoui et ce n’est pas les arguments du difficile partage des richesses ou le complexe d’infériorité intégré, énoncés eux-aussi, qui suffiront à faire le tour de la question. Dans la dernière partie du discours, les anaphores  » Il y a eu génocide parce que «  se soldent par une condamnation un peu rapide de la nature humaine dans son ensemble et une forme de dissolution du pourquoi de la mort dans son comment. En outre, les réactions suscitées par le discours de Théoneste disqualifient en partie les arguments prétendument convaincants énoncés :  » Le génocide nous a tous affectés « . Une part irréductible résiste, et si la fiction peut lutter contre le fantasme génocidaire en retournant ses propres mots contre eux-mêmes, elle ne parvient pas forcément à énoncer le génocide en tant que tel.

Exhumer les valeurs : la tentation du merveilleux
Sa tâche pourrait alors être celle d’une forme de conjuration. Celle-ci passe, chez Vénuste Kayimahe, par le recours au genre de l’épopée et au merveilleux. Les premières pages du livre se situent à la cour du roi Mibambwe, dans un temps pré-colonial où Rwagatali, valeureux guerrier se trouve accusé à tort et condamné par la mansuétude du roi à mourir sur le champ de bataille. Mais s’il est vrai que l’on chute, dès le chapitre consacré à Laurien Tuvindimwe, dans le prosaïsme ( » Laurien balança son attaché-case sur la table basse(16) « ) et le contemporain, cette  » époque sans honneur(17) « , les deux périodes se trouvent inévitablement mêlées par la métempsychose puisque Rwagatali est devenu un aigle parlant accompagnant Laurien, alias Lionceau des Bambous, pour une nouvelle geste aux côtés de l’Armée patriotique rwandaise (APR). Laurien, petit instituteur ne s’intéressant pas à la politique, arrêté par vraisemblable jalousie et emprisonné à Ruhengeri est en effet libéré par le Front patriotique rwandais (FPR) qu’il rejoint à la mi-janvier 1991, s’engageant ainsi dans la lutte armée. Pourtant l’épopée n’est plus de mise. C’est la voix de la chronique, en italiques dans le texte, qui est choisie pour relater les avancées de l’APR, et de la 127e unité mobile du colonel Bigabiro à laquelle Laurien appartient en particulier, du 7 avril au 4 juillet 1994. La découverte des massacres se fait ainsi par les yeux des combattants dont l’impuissance est soulignée au fil des pages, en dépit de considérables avancées sur le terrain. Au temps du génocide, les jeunes gens ne peuvent plus être des héros au sens épique du terme malgré leurs actes valeureux :

Des bébés qui s’obstinaient à téter le sein de leurs mères désarticulées avaient été ramassés et recevaient depuis, dans les moments d’accalmie, un biberon de leurs sauveurs qui ne les lâchaient pas durant les batailles. Ceux-ci s’étaient dégoté des pagnes qu’ils nouaient autour du cou et de la taille en formant devant leur ventre un creux dans lequel ils nichaient leurs protégés et allaient ainsi, tels des mamans-kangourous […](18).

Ce choix d’épouser grâce à la fiction le regard des troupes de l’APR, au-delà de toute glorification de celles-ci, permet en dépit de la dégradation des valeurs traditionnelles épiques au temps du génocide, qui n’est pas celui de la seule guerre, une  » harassante course contre la mort « , une forme de conjuration des atrocités transcrites, comme si le lecteur, embarqué lui aussi dans cette 127e unité, pouvait espérer les faire cesser.
Mais au-delà, le parti pris du merveilleux et du personnage de l’aigle est tout à fait symbolique.  » Je suis réel et je suis un mythe « , dit d’ailleurs ce dernier à la page 154. Avant que l’aigle Sakabaka n’apparaisse en effet dans la diégèse, Laurien contait déjà à Mireille l’histoire d’un aigle qui jouait avec un enfant pour conjurer les cauchemars de sa femme. Si Mireille qualifiait alors le conte de  » fadaise « , tout le texte s’emploie à lui montrer le contraire, puisque l’aigle sauvera le petit Cyizere, conçu par le couple dans l’Hôtel Gloria lors d’une folle nuit d’amour arrachée à la mort ambiante. Les contes, mythes et légendes peuvent donc revêtir une vertu cathartique salutaire, surtout si l’on songe à l’aigle comme animal totem du clan des Abasinga, et partant symbole de l’unité du peuple, les lignées mêlant Hutu et Tutsi, comme le signale le colonel(19). Par le tissage des genres, au sein de cette œuvre romanesque (épopée, contes, légendes), c’est peut-être ce pouvoir de conjuration de la fiction qui se trouve exhibé, de la même façon qu’il est frappant de constater dans Au sortir de l’enfer la prégnance des œuvres souvent fictionnelles mentionnées. Dès la première page, la famille de Jean-Léonard est campée en train de lire (Lacger, Flaubert, Goethe) dans son salon. Le jeune homme écrit quant à lui un poème dans Kanguka (le journal d’opposition à Kangura), tandis que sa sœur Marie lit beaucoup de romans et de poésie romantique. Et si la famille entend se préparer au génocide en regardant Au nom de tous les miens, c’est peut-être moins pour signifier que la culture s’abîmera ensuite dans la barbarie, que pour affirmer une foi en celle-ci. D’ailleurs, Jean-Léonard, retrouvant son ancien élève Jango après le génocide, déclame une nouvelle fois un poème(20).

Autre point commun aux deux récits, l’intensité des histoires d’amour qui y sont narrées, que ce soit celles de Jean-Léonard Benimana et Jeanne-Laurette Benimana, deux noms-reflets, qui accentuent la dimension idéale de cet amour, où celle de Laurien et Mireille, extraordinaire à tout point de vue. Les coups de foudre immédiats et l’amour par-delà la mort ou sa croyance, tout comme les coups de théâtre qui font ressortir l’une du néant et redonne à l’autre une voix, par une lettre, au-delà de la mort, s’ils peuvent passer pour des facilités d’écriture, visant une fin à tout prix optimiste et euphorique, disent aussi quelque chose d’un rapport merveilleux au monde. Dire le réel par le merveilleux serait ainsi restituer l’ordre du conte, celui, précisément, de l’univers, et en exhumer les valeurs enfouies tant elles ont été foulées au pied.

Pourtant, il se pourrait aussi que la fiction dans ces textes, au-delà de la conjuration par le choix de s’embarquer aux côtés de l’APR pour Kayimahe et ainsi  » ramer à contre-courant d’un monde à l’envers «  et de  » tenter de le redresser(21) «  notamment par la restauration de l’amour, tente aussi, paradoxalement, d’appréhender frontalement le génocide, à défaut de l’expliquer.

Recueillir la parole des victimes, ressusciter les morts
Le texte de Joseph Ndwaniye aborde l’événement de biais, décrivant dans une première partie (la plus autobiographique) l’enfance du personnage, Jean Seneza, dans les collines, avant le génocide, tandis que la seconde présente son retour au pays, près de dix ans après l’événement. Ce choix de l’oblique et celui de la fiction s’expliquent notamment par la posture du scripteur,  » témoin du dehors  » qui se revendique comme tel :

Je ne voulais pas d’un témoignage : les Rwandais qui se sont révélés en littérature à partir du génocide l’ont souvent vécu dans leur chair, et je ne voulais certainement pas me mettre à leur place, ce qui me permet d’introduire la fiction. Dès lors que je ne voulais pas persister dans le contexte du génocide, j’ai situé mon deuxième roman(22) bien avant cette tragédie(23).

Ainsi, lorsque Jean prend l’avion depuis Bruxelles pour se rendre dans son pays d’origine le 18 novembre 2003, tout souligne dans le texte l’extériorité du personnage qui se qualifie lui-même d’  » étranger «  dans son propre pays, soulignant son décalage à plusieurs reprises(24). Son arrivée sur le tarmac de Kigali n’est pas étrangère, d’ailleurs, aux clichés, y compris exotisants (chaleur, volonté d’embrasser le sol…), tandis que sa seule connaissance du génocide est médiatique, comme celle de nombreux tiers occidentaux. C’est donc sur le récit de ses proches qu’il compte, notamment celui de sa mère, puisque sa sœur Antoinette a été tuée et que son frère jumeau, Thomas, est quant à lui porté disparu :  » Je voulais qu’on refasse le monde ensemble, qu’on rompe les tabous comme on ne l’avait jamais fait(25) « . Pourtant, recueillir cette parole n’est pas simple : son frère est en fait emprisonné, peut-être à tort, dans une prison elle-même relativement inaccessible dans les collines de Kibuye, le livre se muant en véritable road-trip pour atteindre ce lieu escarpé.

Ce choix de l’extériorité est aussi en partie celui de Jean-Marie V. Rurangwa. Le témoignage choisi est celui d’un rescapé, certes, Jean-Léonard, mais il est d’une part opéré dans une narration à la troisième personne qui maintient une certaine distance, et d’autre part par un personnage qui a lui-même beaucoup voyagé (au Burundi, en Ouganda, en Tanzanie, au Zaïre mais aussi au Kenya). Le parti pris d’écriture est donc de prime abord radicalement différent de celui de Joseph Ndwaniye, l’ouvrage proposant une immersion directe et radicale dans le génocide capable de  » choquer «  le lecteur, selon Boubacar Boris Diop qui en a rédigé la préface, avec un  » langage cru «  et un  » charcutage des corps absolument insoutenable(26) « , comme le revendique d’ailleurs l’auteur :

C’est sous le choc de l’indignation que je me suis senti encore une fois interpellé à rappeler, à travers ce texte, ce drame inouï. Afin que l’on n’oublie pas ! Et cela au nom de ceux qui ont perdu la vie pour ce qu’ils n’ont pas choisi d’être. Et j’ai le sentiment que ces mots de Michel Gheude s’adressent également à moi : « Les survivants prennent en charge le récit des morts. Ils témoignent en leurs noms. Ils se font les parrains des victimes. Ils sont littéralement leurs porte-paroles. Leurs ambassadeurs. Dans bien des cas les victimes les en ont personnellement chargés. Survivre n’a eu d’autre but et d’autre sens pour eux que de témoignerˮ. Je voudrais qu’Au sortir de l’enfer qui est un texte de fiction sur fond de vérité historique soit considéré comme un témoignage(27).

Mais si l’horreur est donc narrée de l’intérieur et avec crudité, elle n’est pas, au fond, le centre de l’œuvre, dont l’une des principales fonctions est de montrer la complexité du Rwanda post-génocide mêlant plusieurs communautés, à commencer par celle, très hétérogène, des exilés rentrés au pays. Et c’est justement parce qu’il les a fréquentés qu’un personnage comme celui de Jean-Léonard peut faire le liant avec les rescapés restés au Rwanda dont il partage aussi le vécu, accomplissant par la fiction une forme de cohésion sociale idéale. Moins qu’une interrogation sur le comment dire le génocide, Au sortir de l’enfer, comme l’annonce le titre, se propose ainsi de questionner un vivre ensemble contemporain.

Au contraire, chez Joseph Ndwaniye, alors que l’œuvre s’ouvre précisément sur la question du  » comment vivre après « , c’est en définitive la parole des rescapés que Jean va rencontrer, que ce soit celle de Violaine, une ancienne amie d’enfance ou celle d’une autre femme, rencontrées sur la route :  » deux histoires de femmes comme de nombreuses autres au pays des Mille Collines. Mais ces deux-là, je venais de les vivre personnellement(28) « . Le tiers se trouve donc ainsi progressivement affecté et le cheminement est radicalement inverse de celui de l’ouvrage de Rurangwa, qui va de l’intériorité (le témoignage cru de Jean-Léonard) à l’extériorité (jusqu’à la rencontre de Julie Charrot et l’Ile Maurice). Ce que Jean, au contraire, va découvrir dans son cheminement, qu’il s’agisse de la route accidentée thématisée dans la fiction qu’il parcourt, ou d’un trajet intérieur, c’est la vérité sur son peuple, plus que celle sur l’histoire de sa famille. Celle-ci sera délivrée en dernière instance par Antoinette,  » témoin intégral «  dont le fantôme, privilège de la fiction, apparaît au protagoniste. Le titre de l’œuvre prend alors tout son sens. Le recours à l’instance fantomatique, s’il est un ressort fictionnel déjà utilisé(29), permet ici de recueillir le témoignage de la victime, de la même façon que La Chanson de l’aube, redonne une voix, par un ressort fictionnel usé, celui de la lettre, à Mireille, massacrée pendant le génocide. Les fictions s’engagent ainsi dans une  » poéthique  » qui met en avant l’importance du témoignage et présente celui-ci comme une quête vers laquelle aboutit en définitive le récit.

En s’exhibant en tant que telle (merveilleux du fantôme, coup de théâtre de la lettre) et en raillant ses propres effets de dramatisation ( » [Ma mère] se retrouvait au milieu d’un triangle tragique avec une fille assassinée, un fils assassin présumé, et un deuxième fils en train de jouer les juges(30) « ), la fiction se méfie donc d’elle-même. Elle sait ce que les beaux discours peuvent entraîner et s’emploie donc à retourner contre eux-mêmes les mots des génocidaires. Elle sait aussi ce qui l’en coûte à un peuple de sombrer dans le désespoir et fabrique donc des fables salvatrices. Mais elle sait aussi, en dernière instance, que celles-ci ne sauraient se substituer à la parole des victimes, et c’est là, sans doute, son plus remarquable pouvoir : nous interdire de stagner dans la suffisance, nous pousser à chercher sans cesse ce qui n’a en soi pas de réponse, nous mettre en quête d’un savoir qui ne saura jamais tout à fait être dit, mais qu’il nous faut néanmoins poursuivre.

(1)Benjamin Sehene, Le Feu sous la soutane, L’Esprit frappeur, 2005.
(2)Scholastique Mukasonga, L’Iguifou, Gallimard, « Continents Noirs « , 2010 ; Notre-Dame du Nil, Gallimard,  » Continents noirs « , 2012 ; Ce que murmurent les collines, Nouvelles rwandaises, Gallimard,  » Continents noirs « , 2014.
(3)Vénuste Kayimahe La Chanson de l’aube, Izuba éditions, 2014.
(4)Vénuste Kayimahe, France-Rwanda : les coulisses du génocide, témoignage d’un rescapé, L’Esprit frappeur/Dagorno. Voir la chronique d’Abdourahman Waberi présentant l’ouvrage pour Africultures : //africultures.com/php/?nav=article&no=2559.
(5)Pour les ouvrages de Benjamin Sehene et Scholastique Mukasonga, voir notamment Virginie Brinker, La transmission littéraire et cinématographique du génocide des Tutsi au Rwanda, (à paraître).
(6)Paru en 2000 et réédité chez Zulma en 2011.
(7)Nous pensons ici à un ouvrage comme celui de Pierre Brunet, Barnum, Calmann-Lévy, 2006.
(8)Vénuste Kahimaye, La chanson de l’aube, Izuba éditions, 2014, p. 127.
(9)Ibid, p. 304.
(10)Ibid, p. 306.
(11)Ibid., p. 311.
(12)Ibid., p. 309.
(13)Jean-Marie Vianney Rurangwa, Le Génocide des Tutsi expliqué à un étranger, Arts et médias d’Afrique, Fest’Africa, 2000.
(14)Jean-Marie Vianney Rurangwa Au sortir de l’enfer, L’Harmattan,  » Écrire l’Afrique « , 2006, p. 144. Les citations suivantes sont toutes extraites du passage situé aux pages 138-147.
(15)Ibid., p. 136.
(16)Vénuste Kahimaye, La chanson de l’aube, op. cit., p. 29.
(17)Ibid., p. 194.
(18)Ibid., p. 138.
(19)Ibid., p. 145.
(20)J-M. V. Rurangwa, Au sortir de l’enfer, op. cit., p. 99.
(21)Vénuste Kahimaye, La chanson de l’aube, op. cit., p. 324.
(22)Joseph Ndwaniye, Le Musungu mangeur d’hommes.
(23)Entretien du 15/10/2013 avec Martha Beullens et Laurent Corbel pour le magazine belge Indications : http://jndwaniye.skynetblogs.be/archive/2013/10/15/un-bel-entretien-avec-martha-beullens-et-lorent-corbell-que.html
(24)Joseph Ndwaniye, La Promesse faite à ma sœur, op. cit.. Voir notamment les pages 84-85.
(25)Ibid., p. 46.
(26)Ibid., p. 7.
(27)Ibid., p. 197.
28)Ibid., p. 165.
(29)Voir notamment la pièce de théâtre du Groupov, Rwanda 94 ou le récit de Véronique Tadjo, L’Ombre d’Imana,Voyage jusqu’au bout du Rwanda, Actes Sud, 2000.
(30)Joseph Ndwaniye, La Promesse faite à ma sœur, op. cit., p. 182.
///Article N° : 12294

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