Primitifs / About Chester Himes

De la compagnie La part du pauvre

Entre Joséphine et Marilyne : Chester d'une femme à l'autre ou les intermittences de l'âme
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« … Elle s’imagine que tout homme au teint foncé est un  » primitif « . Le mâle américain noir est une poignée de psychoses enchevêtrées telles qu’il n’en a pas existé jusqu’ici. C’est une sorte de bâtard social, écrasé par tout ce que notre temps produit de vulgaire et de dépravé. Et voilà ce que cette femme prend pour un primitif.  » (Chester Himes, 1954)

Petite arène de théâtre où un lit aux draps froissés de désirs et de frustrations se fait le ring d’un combat mythique entre Noirs et Blancs, entre hommes et femmes, tandis que les chaises de coin se font coulisses avec portemanteaux et perruques, rebus aussi où s’amoncellent les bouteilles vides et les possibles abandonnés… Tel est le dispositif ludique imaginé par Eva Doumbia pour convoquer l’âme de Chester Himes et faire revivre l’homme avec ses faiblesses et ses lâchetés, ses amours et ses combats, ses succès et ses humiliations… Et surtout son génie créateur.
C’est un texte du dramaturge camerounais Kouam Tawa, écrit d’après la vie et les textes de l’écrivain, qu’Eva Doumbia a choisi de mettre en scène, ayant dû faire le deuil d’une adaptation du roman La fin d’un primitif pour lequel elle raconte, en ouverture de la soirée, qu’elle n’a pas eu les droits. Or la pièce nous raconte bel et bien les amours tragiques de Jesse et Kriss, les héros mortifères du roman, mais elle aborde l’histoire par le coin de la vraie vie de Himes, jouant de tous les glissements possibles entre authenticité biographique et transcription romanesque.
Le choix esthétique d’Eva Doumbia est avant tout de convoquer le jeu et la présence charnelle des acteurs qui nous accueillent dans l’espace de la représentation comme à une réunion, une assemblée festive où se préparerait un rituel. On descend avec un certain réalisme social dans l’univers des années cinquante aux temps de la ségrégation raciale aux États-Unis. Ambiance musicale, costumes et borsalino, beauté glamour des femmes… nous transportent dans un film noir. Mais nous sommes aussi au théâtre, dans l’espace du vivant et de l’éphémère, où des acteurs jouent, s’amusent à entrer et à sortir des personnages et apportent en scène une part du monde du dehors qui les accompagne. Voilà qu’au détour d’une réplique, la représentation décroche. Jocelyne Monier – mais le lendemain ce sera Nanténé Traoré ou Fargass Assandé qui fera ce pas de côté… – cesse soudain d’être Vandi et redevient Jocelyne Monier avec ses préoccupations personnelles, tandis que les différences raciales qui occupent le plateau deviennent des questions de 2007.
Et le spectacle dérape en une improvisation dont on ne sait ce qu’elle contient de prévu et de totalement imprévisible, les histoires des répétitions surgissent sur le plateau. Fargass, Jocelyne, Nanténé, Massidi nous font partager leurs conversations de coulisses et Eva interrompt, détourne ou ramène dans le jeu…
Cette instabilité du spectacle que recherche Eva Doumbia, nous renvoie bien sûr à l’univers du jazz, à la violence des temps incertains qu’évoque aussi la pièce. Mais cet éphémère, cet imprévisible, cette oscillation d’équilibriste expriment surtout toute l’oscillation du destin de Chester Himes pris dans ses contradictions entre femmes noires et femmes blanches. Cette instabilité oscillatoire entre réel et fiction, entre sobriété et ivresse, est aussi celle entre la vie du romancier et l’espace du roman, entre Vandi Haygood qu’il a aimée, mais qu’il n’a pas tuée et Kriss Cummings son personnage qui meurt assassiné par son amant. Cette dualité se superpose à la tension entre noir et blanc qui sous-tend la thématique du spectacle.
L’ambiance du roman noir et sa substance cinématographique faite de clignotement lumineux travaillent notamment toute la première partie du spectacle grâce à un projecteur dont le faisceau est filtré par un ventilateur : le mouvement de rotation des palles coupe rythmiquement la lumière reproduisant un dispositif archaïque digne des lanternes magiques et inscrivant l’ensemble du spectacle dans cette recherche du  » clignotement  » entre fiction et réalité.
C’est tout le destin tragique de Chester Himes qui s’exprime dans ces intermittences lumineuses, le tiraillement de son désir tendu entre deux visions emblématiques de la femme : l’archétype de la blonde et lascive Marilyne Monroë, convoitise interdite du Noir, qu’on retrouve en Vandi et celui de la tonique et drôle Joséphine Baker, celui de la femme noire objet de désir de l’homme blanc. Deux images de femmes aussi mythiques et inaccessibles l’une que l’autre, deux images contradictoires incarnant l’attraction des contraires : paradoxales tensions de l’attirance pour les beautés blanches qui soulevait le désir de Chester Himes et se montrait bien sûr en totale contradiction avec ses engagements politiques et son militantisme nègre. Intermittences du désir, qui a aussi à voir avec la vie et la mort, l’ici et l’au-delà, le réel et la transe que ramène dans l’espace du théâtre tout le travail corporel de Massidi, incroyable danseur nigérian qui passe des claquettes et du jazz, à une danse de masque Yoruba, et convoque une autre dimension de rituel, celle de la tension diasporique des Noirs américains pris entre Amérique et Afrique.
Les comédiens qui portent ce rituel éclaté, en quête de lui-même, sont étonnants de force et de fragilité, nous faisant sans cesse douter du réel et du joué. La voix grave de Fargass emplit l’espace en imposant sans effort, sans surjeu cette virilité de  » mâle nègre primitif « , obsession sexuelle du Blanc, tandis que Nanténé Traoré et Jocelyne Monier se métamorphosent avec grâce et humour en ces icônes de féminité qui irradient et se consument pourtant comme des cigarettes.
On se surprend juste à regretter de ne pas voir surgir un quartet de jazz tapi dans l’ombre.

Primitifs / About Chester Himes
Compagnie : La part du pauvre / Nana Triban à Marseille et Nzassa Théâtre à Abidjan
Textes : Kouam Tawa d’après Chester Himes, Howard Zinn, William Faulkner, Toni Morrisson et quelques autres…
Conception et adaptation : Eva Doumbia
Mise en scène : Eva Doumbia
Avec Fargass Assandé, Jocelyne Monier, Massidi Adiatou (danse), Nanténé Traoré et la participation d’Eva Doumbia et Jérome Rigaut.
Musique : Lionel Elian
Lumières : Richard Psourtseff
Costumes : Laurianne Sciméni
Au Théâtre de la Tempête jusqu’au 7 octobre 2007///Article N° : 6959

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Les images de l'article
Fargass Assandé & Nanténé Traoré © Antonia Bozzi
Fargass Assandé © Antonia Bozzi





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