Privilégier des écritures différentes

Entretien avec Alain Gomis aux JCC 2019, Tunis

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Le réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis est président du jury des Journées cinématographiques de Carthage qui se déroulent du 26 octobre au 2 novembre 2019 à Tunis. C’est l’occasion d’une conversation à bâtons rompus sur les projets du réalisateur autant que sur la relation nord-sud au sein de l’Afrique.

En quoi consiste le centre Yennenga que vous avez contribué à créer à Dakar ?

Nous organisons des ateliers. Le premier a été de recevoir des étudiants suisses et de les mélanger à des étudiants sénégalais. L’idée n’est pas de faire une école mais d’accompagner les jeunes qui ont fait parfois des formations. Il faut voir que la formation est un business. Cela permet de faire des petites avancées par ci par là mais cela manque de continuité.

C’est relativement bien financé.

Effectivement, mais cela donne des gens qui flottent un peu. Ce qui est difficile au cinéma c’est de s’intégrer, de se faire des contacts, etc. Le but est donc d’accompagner des jeunes dans ce domaine et de leur apporter les compléments de formation nécessaires pour aller vers la professionnalisation.

N’est-ce pas proche de la démarche du centre Imagine initié par Gaston Kaboré à Ouagadougou ?

Je connais mal la démarche d’Imagine où je n’ai encore jamais été. L’idée est d’être le plus concret possible. Par exemple, on assure la coproduction pour le film de Philippe Lacôte, avec l’idée que les jeunes qui veulent devenir producteurs et qu’on accompagne continuent d’apprendre non sur des objets théoriques mais sur du réel. On est aussi en recherche de financement. On s’équipe peu à peu pour devenir un centre de postproduction car on a besoin d’un audiovisuel local.

Pourquoi cette priorité ?

C’est très compliqué d’exister sur quelques titres qui deviennent menteurs sur ce qu’est l’audiovisuel sénégalais. Ils sont porteurs un moment mais cela finit par devenir dangereux : on se repose sur des lauriers qui cache l’état des choses qui n’avancent pas et même peut-être régressent. Les jeunes qui ne sont pas sortis du Sénégal ont les plus grandes difficultés à faire un film. Ce sont ceux qui ont pied de plusieurs côtés qui y arrivent.

Moly Kane développe lui aussi des espaces de formation avec Dakar Courts. Des initiatives existent et sont multiples…

Il ne s’agit pas de faire une initiative différente qui aurait la prétention d’être supérieure. On va se fédérer et travailler ensemble. Une partie de ceux qu’on suit vient de Ciné banlieue.[1] Il ne faut pas détacher la formation du fait de faire des films, il faut que ce soit lié. Sinon, la pratique est difficile quand on n’a fait que de la théorie. Si on a appris la distribution dans un contexte français subventionné où il y a une multitude de salles, comment appliquer cela au Sénégal ? Il y a beaucoup de choses à inventer. C’est passionnant mais on n’apprendra pas cela dans un cours. Il faut des références permettant d’inventer sur place.

Quand a commencé Yennenga ?

Il existe depuis un an mais depuis un peu plus de six mois, nous avons des locaux au Centre culturel de Grand Dakar qui nous héberge. On travaille pour avoir des formations sur la postproduction dès janvier 2020. Si on veut un cinéma local, que fait-on ? Il faut sortir des illusions. Il faut faire baisser le prix des films pour qu’ils puissent se rentabiliser. La postproduction est un des postes les plus chers. Faite à l’extérieur, avec les problèmes de change, cela fait que les producteurs deviennent minoritaires sur leur propre film, etc. C’est une avalanche de problèmes. C’est donc un endroit où il nous faut travailler vite.

Cela veut dire des investissements importants ?

Oui, mais nettement inférieurs à ce qu’ils auraient été il y a une dizaine d’années. Ils sont nécessaires. C’est pourquoi on a le nez dans les dossiers pour obtenir les financements.

Ici, dans la sphère maghrébine, les outils sont présents, une industrie fonctionne, qui ouvre la possibilité d’une relation nord-sud africaine, d’ailleurs active dans le cas du Maroc.

Oui, la postproduction s’est beaucoup faite au Maroc. Le pays profite d’une volonté continue de l’Etat de soutenir le cinéma et a une production régulière d’une vingtaine de longs métrages par an. Quand on voit la Cité de la Culture à Tunis, qui héberge la cinémathèque, le Centre national du cinéma et de magnifiques salles, on rêve ! C’est un outil incroyable. Au Sénégal, on attend toujours la reprise de fonctionnement du FOPICA.[2] Le travail d’Hugues Diaz ou d’Abdoul Aziz Cissé n’est pas à remettre en cause, mais ils attendent depuis des années de recevoir les financements promis. Les succès à l’international masquent la réalité du terrain.

Comment voyez-vous la relation entre l’Afrique du Nord et le Sud du Sahara ?

Ce n’est pas facile. Notre génération va devoir entretenir cette relation alors que le Maghreb s’atèle toujours plus au monde arabe. Les figures de l’après-indépendances qui ont entretenu l’énergie d’une unité africaine prennent de l’âge. Le libéralisme a fait son chemin. On parle plus d’industrie que d’identité culturelle. Qu’est-ce qui est le plus attractif aujourd’hui pour le Maghreb ? Cependant, si les films et les objets culturels ne sont pensés que comme une possibilité de gagner de l’argent et de s’insérer, ils perdent de leur force. On peut avoir de grands succès mais qui portent moins de force identitaire. On va avoir à lutter contre ça.

Les JCC, notamment sous la houlette de Nejib Ayed, sont revenus aux fondamentaux : un festival panafricain. En même temps, le public parle arabe et s’intéresse peu aux films du Sud.

Ce public est là, présent, les salles sont pleines. Il est le produit de la Fédération des ciné-clubs, laquelle était une fédération panafricaine. Ce public est patient parce qu’il voit parfois des films difficiles sans bouger. Il est bien sûr plus mobilisé par les films arabes. On continue d’entretenir le fait que c’est un festival panafricain, mais la compétition fictions comporte dix films arabes sur douze. Il faut dire que la production du reste de l’Afrique n’est pas suffisante, en nombre et parfois en qualité. Il faut se réveiller. Du concret au-delà des intentions.

Ce panafricanisme reste un objectif à tenir ?

Oui ! Absolument ! En continuant d’être des entités qui dialoguent fortement car elles ont des intérêts communs, économiques mais aussi de respirer en dehors des grands groupes occidentaux. Le cinéma s’inscrit dans la vie de tous les jours et l’influence. Dans le monde de la culture, la possibilité d’avoir des écritures différentes détermine la possibilité d’avoir des cultures différentes. Il ne s’agit pas de faire des grandes fresques mais de la façon qu’on a de boire son café !

Y a-t-il un imaginaire commun ? On dit ici « les Africains » pour dire « les Noirs »…

La réponse est complexe. Il y a une conscience géographique et d’une altérité qui doit exister par rapport au monde occidental, pas dans sa volonté d’être différent mais dans sa nature même, qui peut dialoguer avec n’importe qui. Il ne faut pas tomber dans la dérive inverse qui serait, par insécurité, de devenir extrémiste de sa propre culture, de son expression, d’objets qui prétendent trop.

Je suis frappé dans les nombreuses tables-rondes organisées dans le cadre des JCC de la volonté réaffirmée de se détacher du regard occidental et de l’Occident lui-même. Cela n’a rien de nouveau mais trouve une certaine radicalité avec l’arrivée d’une nouvelle génération. En même temps, à écouter les sélectionneurs de festivals, ils parlent de qualité des films mais jamais en termes d’apport à eux-mêmes et au monde. Cela me fait comprendre la reprise de ce discours identitaire.

Les festivals ont toujours été des objets politiques. On voit des sélectionneurs, comme pour le football, passer d’un festival à l’autre, dans le cadre de véritables carrières internationales. Les sélections des festivals internationaux ont cependant tendance à se diversifier. Cela rend les JCC et le Fespaco encore plus importants, qui choisissent des films du contexte africain, donc débarrassés du « qu’est ce qui se passe là-bas ». Ils permettent une meilleure confrontation et de parler un peu plus de cinéma. Il faut donc préserver leur fonctionnement intérieur.

L’ouverture à l’Afrique des sélections des festivals internationaux ne favorise-t-elle pas un certain type de films ?

Le problème est de lutter contre le poids de certains labos de développement des écritures qui font que les films finissent par tous se ressembler. Un marché s’est développé qui accueille ce genre de produit. Il faut pouvoir garder au Fespaco et aux JCC une spécificité de regard qui fasse qu’on sélectionne des films différents et non cette caravane qui transite chaque année à travers le monde et qui serait censée en être la vitrine.

Les JCC ont sélectionné cette année en compétition fiction quatre films montrés à Cannes.

Effectivement, mais tant mieux : j’espère que c’est parce qu’ils arrivent à parler à un public différent. Je ne suis pas plus touché par un film malien que par un film japonais. Il y a quelque chose qui me parle en tant qu’être humain dans une culture différente. C’est ça la beauté du cinéma. Mais c’est aussi là qu’est l’importance du cinéma local ou régional car c’est là qu’émergeront les rares films qui traversent l’humanité, en direct avec chacun dans son quotidien. Miroir de leur société, ils ont une action véritable. Touki bouki a sans doute plus d’impact aujourd’hui qu’en 1974 !

Suivre un projet comme Yennenga est très chronophage. Comment continuer quand même à travailler sur ses propres projets ?

Il est vrai que ça me prend beaucoup de temps, mais travailler avec des gens qui ont des projets de films me plaît beaucoup. Ce qui me fait perdre du temps est d’essayer de trouver les financements. Yennenga est appelé à être une communauté de cinéma. C’est Aïssatou Diop qui en est la vraie directrice. C’est aussi un ciné-club avant tout. J’espère qu’il sera saisi par une communauté.

Quels projets de films ?

J’ai un projet aux Etats-Unis, le prochain si tout va bien. La communauté africaine-américaine fait partie de moi, même si je n’y ai pas mis les pieds avant mes vingt ans. La tournée américaine de Tey a été magnifique. Il faut dire que les icônes africaines-américaines nous ont permis de tenir debout. Une des volontés de ce film est de rendre hommage à ce qui m’a fondé et le partager.

L’autre projet est de me réunir dans mes différentes composantes ! Il se déroulera en France, au Sénégal et en Guinée-Bissau.

C’est vrai que Gomis signale un pied en Guinée-Bissau, Gomes à l’origine…

Oui. Mais il ne s’agit pas de moi mais de la facilité des transports qui fait que la multiculturalité peut exister. Mon père ne retournait au Sénégal et en Guinée que tous les cinq ans, avant de revenir vraiment. Notre génération, même sans bouger, a davantage accès à sa culture et ses médias, sans la coupure précédente. C’est un espace qui s’est ouvert, agrandi, parfois pour le bien parfois pour le mal, dans lequel on est un peu perdu. Le film rentre dans cette zone incertaine. Cela m’intéresse bien car cela rejoint ce dont on parlait par rapport aux festivals.

On en revient donc à la question identitaire.

Oui, cette sorte de dilution de la géographie contre laquelle il faut lutter !

[1] Lieu de rencontre et de formation autour du cinéma situé à Pikine, qui organise également un festival.

[2] Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle, administré par un Comité de gestion paritaire, composé de représentants de l’Etat ainsi que des professionnels du cinéma et de l’audiovisuel.

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