Quand les fétiches entrent au Louvre

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Depuis avril 2000, l’art africain est présent dans les galeries du Louvre. Un événement clôturant presqu’un siècle de polémique.

Ils sont donc entrés au Louvre – et par la porte des lions – les Arts premiers, autrefois désignés comme primitifs, exotiques ou lointains. En fait difficilement qualifiés tant le nom qu’on leur donne est fonction du contexte socio-politique et culturel d’une époque et a donc évolué à travers le temps, au gré du regard que nous avons successivement porté sur eux.
Ils viennent de tous les continents d’Afrique, d’Asie, des Amériques et d’Océanie ; ils sont de toutes les époques (près de 5000 ans séparent la petite sculpture égyptienne prédynastique de style Amratin du 5ème millénaire av. J.C. de la cuiller-sculpture zoulou datée du début du XXe siècle que l’on peut voir l’une et l’autre au Louvre). Il est donc difficile de trouver les liens qui les unit. Est-ce parce qu’émanant, pour la plupart, de civilisations orales, ils sont particulièrement chargés en symboles ? Ou parce que, comme le disait le sculpteur Henri Moore, « la qualité la plus frappante des arts primitifs, commune à tous, est leur intense vitalité… réponse directe et immédiate à la vie » ? Ou enfin parce qu’une œuvre quel qu’elle soit et d’où qu’elle vienne – fut-elle occidentale – est d’autant plus universellement admirée qu’elle est « habitée » ? Seule la passion et la foi sont capables de donner à une œuvre cette force et cette authenticité qui nous touche aujourd’hui.
Reste que les polémiques violentes et passionnées qui, depuis près d’un siècle (c’est en 1909 qu’Apollinaire écrivait : « Le Louvre devrait recueillir certains chefs d’œuvre exotiques… ») se focalisent sur la place à donner aux arts non-occidentaux et principalement à l’art africain.
En fait, cela sous-tend un débat plus large sur la place à donner à « l’Autre » car lorsque Jacques Chirac, reprenant l’expression de J. Kerchache, affirme que « les chefs d’œuvre naissent libres et égaux », c’est qu’il suppose que les hommes qui les ont réalisés le sont aussi…
Les 120 œuvres présentées au Louvre sont là pour en témoigner. Cette décision du président, acte éminemment politique et symbolique, aboutira en 2004 à l’ouverture du « musée du quai Branly », émanation tout à la fois du musée de l’Homme et du musée des Arts d’Afrique et d’Océanie – et de ce fait soumis à la double tutelle du ministère de l’Education nationale et du ministère de la Culture.
Le débat semble clôt, mais pour mieux le comprendre, il est intéressant de rappeler quelle a été l’évolution muséale avant d’en arriver là.
De la curiosité exotique à l’œuvre d’art
Au XVIe siècle déjà, Rabelais, grand amateur des cabinets de curiosité, écrivait : « Comme vous le savez, l’Afrique apporte toujours quelque chose de nouveau… » et, avec lui, tous les monarques d’Europe étaient « entichés » de ces curiosités exotiques.
Ces cabinets royaux alimenteront les musées ethnologiques quand le désir de comprendre et de connaître aura remplacé la simple curiosité.
Les expéditions de la fin du XIXe siècle en Afrique et en Asie font découvrir des pays et des cultures méconnues qui d’exotiques deviennent objet d’étude. Des musées ethnographiques se créent dans toute l’Europe, celui du Trocadéro à Paris en 1878, celui de Tervuren en Belgique en 1896. Ils vont être « alimentés » par les explorateurs, les ethnologues, les collectionneurs. Des milliers de pièces vont être analysées, classées, et plus ou moins bien présentées au public. Ce qui n’empêchera pas Picasso d’être bouleversé par ce qu’il découvre au musée du Trocadéro et avec lui Derain, Vlaminck, Breton : « l’Art nègre » est né, qui va inspirer des générations d’artistes. Les scientifiques crient au sacrilège lorsqu’on veut extraire ces objets de leur contexte, mais l’art religieux occidental a lui aussi, en entrant au musée, perdu sa signification liturgique tout en gagnant en reconnaissance. Si la connaissance n’empêche pas l’émotion, l’émotion peut, elle, conduire au désir de connaissance.
Des musées reflets du temps
Les musées sont, plus que jamais, la vitrine où l’on affirme sa puissance et sa philosophie politique. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, lors de l’exposition coloniale de 1931, la France, fière de l’œuvre accomplie outremer, décide de construire un grand musée pour accueillir les objets des peuples qui font partie de son empire. Elle en confie la réalisation à A. Laprade, architecte reconnu qui a beaucoup œuvré au Maroc.
Il va construire un musée cohérent non seulement avec la philosophie politique de son époque mais aussi avec l’esthétique moderniste inspirée du Bauhaus des années 30, n’hésitant pas à faire appel à A. Janniot – prix de Rome de sculpture en 1919 – pour réaliser la fresque monumentale (1300 m2) qui orne le fronton. Explorateurs et militaires seront eux aussi à l’honneur et leurs noms figureront sur la façade ouest du bâtiment… Petit clin d’œil amusant, Gaston Palewski, chargé de réorganiser le musée après l’exposition, va, pour en constituer les collections, négocier des dons, des prêts, des dépôts avec les grands musées… et le Louvre ne sera pas en reste !
Aujourd’hui, le temps des colonies est passé. La Porte Doré est loin et malgré les donations et les acquisitions qui ont beaucoup enrichi les collections, malgré aussi des expositions souvent remarquables, le temps est venu d’une nouvelle démarche muséale plus centrale, plus prestigieuse, mais surtout porteuse d’un autre regard sur les civilisations des pays lointains.
Ce sera le musée du quai Branly : 35 000 m2 face à la Seine, 350 000 objets, des laboratoires, des salles de spectacle, une bibliothèque et bien sûr des lieux d’exposition… véritable cité interactive faisant appel aux techniques les plus pointues : « C’est un musée bâti autour d’une collection, dit Jean Nouvel, l’architecte choisi pour le réaliser, où tout est fait pour provoquer l’éclosion de l’émotion. C’est un lieu marqué par les symboles de la forêt. C’est un endroit chargé, habité, celui où dialoguent les esprits ancestraux des hommes, où la matière par moments semble disparaître. On a l’impression que le musée est un simple abri sans façade dans un bois… le jardin parisien devient un bois sacré et le musée se dissout dans ses profondeurs. »
Il faudra attendre 2004 pour savoir si Jean Nouvel aura atteint son objectif. Mais il est certain qu’à l’exemple du superbe musée d’anthropologie de Mexico, l’écrin modifie notre appréciation et notre vision des joyaux méprisés ou méconnus des anciennes civilisations. Et si ce musée du troisième millénaire permettait la synthèse de l’émotion appuyée sur la connaissance ?

Pour en savoir plus, il est encore temps d’aller voir :
– le musée de l’Homme au Palais de Chaillot, place du Trocadéro, 75016 (01 44 05 72 72),
– le musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, 293 rue Daumesnil, 75012 (01 44 74 84 80).
– le Centre Pompidou pour consulter les projets.
– les multiples musées d’ethnographie de Province, à La Rochelle (muséum d’Histoire naturelle), à Lyon (musée de la Société des missions africaines), à Marseille (le MAAOA), à Troyes…
– En Europe, le musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren (Belgique), le Museum für Volkerkunde de Berlin, tandis que les collections africaines devraient réintégrer le British Museum de Londres à partir de novembre 2000, ce qui permettra de revoir la remarquable collection de bronzes et d’ivoires du Royaume du Bénin.
Parmi les très nombreux ouvrages parus :
– Hors-série Télérama « Arts premiers« , avril 2000.
– Les Arts premiers, le temps de la reconnaissance, 160 p., Gallimard 2000.
La Sculpture nègre, de Carl Einstein (1915), réédité par L’Harmattan.
40 000 ans d’art moderne, de Mauduit (Masson, 1954).///Article N° : 1450

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Les images de l'article
Sculpture zoulou, XIXème , cuiller © Musée Quai Branly, photo Hughes Dubois
le futur musée du quai Branly © DR
Sculpture du royaume du Bénin, XIVème , bronze © Musée Quai Branly, photo Hughes Dubois





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