« Que le temps de la photographie soit le temps des gens photographiés… »

Entretien de Marian Nur Goni avec André Lejarre

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André Lejarre est photographe, membre du collectif le bar Floréal qu’il fonda en 1985 avec une poignée d’autres photographes avec lesquels il partageait l’idée de questionner notre société actuelle, ses problématiques et expressions, au travers de l’image photographique mais également dans sa rencontre avec d’autres médias artistiques. Au cours de cette interview, il revient sur le travail photographique qu’il a réalisé pendant une vingtaine d’années au Sénégal, dans le village de Ndioum, et qui a donné lieu à l’ouvrage Africaine publié par les éditions Créaphis au début de l’année 2011, avec une nouvelle inédite de l’écrivain Boubacar Boris Diop.

Vous avez commencé à prendre des photographies dans le village de Ndioum, au Sénégal, en 1981. Vous y êtes revenu à plusieurs reprises jusqu’en 2005. Dans le texte publié dans votre ouvrage (1), vous écrivez : « Ndioum est un village ordinaire du Sahel, au bord du fleuve Sénégal ». Comment, dès lors, le choix de Ndioum s’est-il imposé à vous ? Et qu’est-ce qui a fait que vous y êtes tant attaché ? Aviez-vous, dès le départ, l’idée d’un travail au long cours ?
Ndioum, c’est le hasard de la vie, un heureux hasard, J’ai une soeur qui a épousé un enfant de Ndioum, Babayel Dème, devenu professeur de maths en France.
Je l’ai accompagné lors d’un voyage et j’ai été envahi par les habitants de Ndioum, leur façon de vivre ensemble, la famille, le passage lent du temps, avec le soir, dans la nuit étoilée et les discussions interminables en peul, et les rires. (En peul, étoile se dit « Hodéré » et la lune « Léourou »).
Trop souvent les photographes ne font que passer, je suis retourné, retrouver la famille qui était devenue la mienne, et donner à chacun les photographies que j’avais prises l’année précédente. Faisant partie de la famille, j’avais une vraie légitimité à être là et à continuer de photographier. En effet, j’ai toujours eu une difficulté à voyager et faire des photographies en Afrique ou ailleurs : toujours le « blanc », preneur d’images, regard extérieur, donnant son avis sur le monde, donnant ses images du monde, avec stéréotypes et bonne conscience.
Cela m’a amené à vouloir photographier Ndioum et ses habitants en éliminant au maximum ce qui pouvait être le point de vue d’un occidental, essayer d’être à la même « hauteur », essayer de disparaître de mes photographies, faire que le centre de mes images soient le village et les villageois eux-mêmes.
Pourriez-vous décrire plus précisément cette tentative de « déconstruction du regard », de disparition, comme vous dites… Par quelles étapes êtes-vous passé pour essayer « d’éliminer ce qui pouvait être le point de vue d’un occidental » ?
J’essaie de m’installer au milieu des scènes, et que la dynamique de la photographie vienne du coeur de l’image elle-même. Ensuite, j’ai essayé de retirer toutes les photos où l’on sent la présence du photographe, à part, bien sûr, les quelques portraits qui tentent de rencontrer l’intime des gens photographiés.
En prenant du recul sur mes photographies prises en Afrique, et en regardant également celles des autres photographes, je me suis rendu compte que très souvent elles contenaient, portaient un jugement sur les gens photographiés, même si ce jugement était chaleureux ou amoureux, elles étaient de toute façon un regard extérieur venu de l’Occident et très souvent un tout petit peu condescendant, sinon pittoresque. Or, les gens sont là, comme ça, êtres humains de la grande famille humaine. Comment les photographier simplement, en s’oubliant ? Je ne sais pas. Essayer que le temps de la photographie soit le temps des gens photographiés. Il faut aussi jeter beaucoup d’images qui peuvent être complaisantes. Ai-je réussi ?
Dans un passage du texte que vous signez, vous expliquez que la vie de ce village vous a rappelé votre enfance dans le Loiret. Pouvez-vous développer cela ? Est-ce qu’il serait hasardeux de penser qu’en filigrane, ce livre parle également de vous (mise à part la question, évidente, du rapport que vous avez instauré avec les villageois, et du fait que c’est votre regard qui nous guide ici à travers le quotidien de ce village) ? Et plus généralement, parle-t-il d’un autre mode de vie possible ?
Les photographies parlent toujours d’une façon ou d’une autre du photographe. Oui, sans doute, ce livre me raconte, raconte mon plaisir d’être au milieu des gens, au plus près d’eux. La vie là-bas a surtout remis totalement en cause ma place au milieu du monde.
J’ai découvert que tout ce que j’avais appris dans ma société, ses normes, ses savoirs, ne valait pas plus (ni moins) que tout ce que je découvrais à Ndioum. J’ai revu toute mon éducation de petit Français, content de soi. J’ai réexaminé les atlas, les cartes de nos livres d’histoire, j’ai découvert que le colonialisme contre lequel j’avais lutté, avec ma famille et mes amis, était bien plus profond et qu’aujourd’hui il irriguait totalement toutes nos représentations du monde, (souvenez-vous du discours de Dakar du président de la république français (2), ignare et, en fin de compte, criminel).
Ndioum, c’est un monde paysan, comme celui du village où j’ai grandi en France, dans le Loiret. J’ai retrouvé ses temps et ses espaces, les sons de la campagne, la vie qui s’organise aux rythmes de la nature : j’avais oublié tout ça, le plaisir des gens dans leurs paysages, à humer l’air, regarder les nuages qui s’approchent…
Les gens y sont pauvres, pas misérables, ils travaillent ensemble (on peut voir aussi que les femmes travaillent plus que les hommes). Les valeurs du collectif y sont très fortes. Les gens vivent, travaillent, ont des enfants et, comme partout dans le monde, ont envie d’être heureux.
En un laps de temps assez long (plus de vingt ans de travail sur place), qu’est-ce qui a véritablement changé d’après vous dans ce village ? Vous indiquez par exemple, dans les légendes situées en fin d’ouvrage, la construction de forages pour la population – alors qu’auparavant on se servait uniquement de l’eau du fleuve -, les méthodes assez brutales, instaurées par les pouvoirs publics et privés, pour la culture du riz (3). Et bien sûr, des naissances, des mariages et des morts…
En vingt ans, j’ai vu l’électricité arriver, la télé aussi – avec ses feuilletons à l’eau de rose ou ses prêches interminables au moment du Ramadan -, l’irrigation et la mise à disposition de chaque famille d’un demi hectare… Malheureusement, l’organisation du monde fait que le riz importé d’Extrême Orient est moins cher que le riz local, d’où d’énormes difficultés pour les paysans. Ainsi, comme en France ou comme partout dans le monde, Ndioum souffre de la mondialisation conçue et dirigée par marchands et banquiers. Ces logiques marchandes sont destructrices et vont contre tout ce que les gens connaissaient et vivaient. Au départ, les gens de Ndioum étaient enthousiastes avec la campagne d’irrigation, depuis beaucoup ont déchanté.
Mais les gens se soignent mieux aujourd’hui, avec un hôpital créé grâce à des fonds européens, l’eau que l’on boit est potable, la très belle mosquée en terre a été remplacée par une belle et grande mosquée en béton.
J’ai vu aussi des enfants grandir, des anciens partir : la roue de la vie… J’appréhende à long terme la perte de cet art de vivre ensemble qui fait le fonctionnement à peu près harmonieux de cette société.
Dans votre ouvrage vous mentionnez l’œuvre de l’historien Cheick Anta Diop qui semble avoir eu une importance particulière pour vous. Est-ce que vous pouvez nous parler de cet aspect ? Y a-t-il eu d’autres écrits qui vous ont marqué ou guidé dans ce travail en particulier et dans votre pratique photographique en général ?
Cheick Anta Diop est un très grand intellectuel, qui a fait plusieurs découvertes fondamentales et qui a lutté toute sa vie contre le colonialisme, contre la lecture du monde et l’écriture de son histoire par ceux qui le dominent économiquement. Découvrir que les pharaons étaient noirs (regardez la sculpture de Narmer, le premier pharaon !), lire l’histoire du monde avec ces nouvelles données – l’invention de l’écriture par un peuple noir -, tout cela m’a bouleversé. Cela a donné une assise forte à ma façon d’être là, avec mon appareil photographique, de lire la vie quotidienne de Ndioum en sachant que les gens autour de moi parlaient une langue qui venait de l’égyptien ancien, et étaient les descendants de ceux qui avaient créé la première grande civilisation humaine…
La découverte du travail de Cheikh Anta Diop m’a donné une raison forte de continuer à photographier et la conviction qu’il fallait réaliser un livre qui raconte l’Afrique que je connaissais, debout, vivante, loin des stéréotypes habituels (violence, sauvagerie ou ventres gonflés par la famine). J’avais envie de faire un livre militant pour cette Afrique-là, une façon de la célébrer.
A ce titre, je conseille à tous de lire Nations nègres et culture (4) au sujet d’une unité africaine rêvée par Cheikh Anta Diop.
Le livre est majoritairement construit avec des photographies en noir et blanc mais présente également quelques photographies en couleur. Pourquoi ce choix ?
J’ai commencé à faire des photographies en couleur à Ndioum, il m’était impossible de ne pas en faire – la couleur est là, forte -, pour parler bien de la vie là-bas : le chant de la couleur des boubous sur la peau des femmes, le plaisir de mettre son corps en valeur, en majesté.
Je pense que dans cette société, malgré toutes les difficultés, les gens sont hédonistes, et cherchent le plaisir à travers les gestes, les paroles… La couleur est un des moyens de parler de ce plaisir.
Au cours de cet échange, vous avez évoqué le risque pris par les éditions Créaphis pour éditer votre ouvrage… Pourriez-vous parler du processus d’édition ?
Pierre Gaudin et Claire Reverchon, les éditeurs de Créaphis, ont d’énormes difficultés. Les livres se vendent de plus en plus mal, et particulièrement les livres photographiques. Les éditeurs souffrent des problèmes de diffusion : les retours de livres non vendus, généralement abîmés, leur sont facturés. A cela, il faut ajouter le peu d’articles critiques dans la presse.
Editer un livre de photographie est un pari coûteux, car le prix d’une bonne impression est élevé.
Créaphis a édité le livre des vingt ans du bar Floréal, il aime bien notre travail, nous aimons son exigence. Ainsi, Pierre Gaudin avait envie depuis longtemps d’éditer ce livre rassemblant mes photographies de Ndioum, et nous avons travaillé ensemble la maquette (avec l’atelier des graphistes « Nous Travaillons Ensemble » créé par Alex Jordan, co-fondateur du bar Floréal). J’espère que l’enfant est réussi et qu’il aura une bonne et longue vie !
Quels sont vos projets à venir ?
Avec les photographies d’Africaine, je vais essayer de réaliser une exposition pouvant circuler à Ndioum et au Sénégal, dans une forme qui lui permette de ne pas craindre la poussière.
Je vais également reprendre mes photographies sur mon quartier de Belleville, à Paris (un autre village), où est situé le collectif « le bar Floréal » que j’ai fondé avec des amis voici vingt cinq ans, et où je vis.

1. Africaine, photographies d’André Lejarre, avec une nouvelle inédite de Boubacar Boris Diop, Créaphis, 2011.
2. Le Discours de Dakar a été prononcé par le président de la République française, Nicolas Sarkozy le 26 juillet 2007 à l’Université Cheikh Anta Diop devant des étudiants, des enseignants et des personnalités politiques.
3. Des organismes étatiques, financés par des banques, mettent à la disposition des paysans les semences, pesticides et engrais, qu’il faudra le leur rembourser avant la récolte… Mais cela pose de nombreuses difficultés aux villageois. Voir la légende de la photographie n. 42.
4. Cheick Anta Diop, Nations nègres et culture, Paris, Présence Africaine, 1954.
Le site du collectif Le bar floréal : [bar-floreal] ///Article N° : 10033

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Les images de l'article
© André Lejarre / le bar Floréal.
© André Lejarre / le bar Floréal.
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© André Lejarre / le bar Floréal.
© André Lejarre / le bar Floréal.
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