Que nous disent-elles, que nous dites-vous, femmes cinéastes d’Afrique ?

Table-ronde au festival des cinémas d'Afrique d'Apt 2021

Print Friendly, PDF & Email

Cette table ronde a été enregistrée le 23 janvier 2021 depuis le studio du 18ème festival des films d’Afrique d’Apt (France), qui fut reporté depuis novembre et en ligne du fait de la pandémie de la covid-19. Elle est visible sur la vidéo suivante et légèrement résumée ci-après. Animée par Tahar Chikhaoui, elle regroupait des cinéastes maghrébines : Anissa Daoud et Wided Zoghlami en vidéo à distance depuis la Tunisie, et sur place Yosr Gasmi et Nina Khada.

TABLE RONDE // « Que nous disent-elles, que nous dites-vous, femmes cinéastes d’Afrique ? » from Festival des Cinémas d’Afrique on Vimeo.

Tahar Chikahoui : Il serait fastidieux d’écrire l’histoire féminine du cinéma ou l’histoire des femmes dans le cinéma en Afrique : elles sont de plus en plus de femmes nombreuses. Il me semble que cela correspond à un nouveau regard. C’est comme si ces femmes, pas toutes mais beaucoup d’entre elles, ouvraient une nouvelle fenêtre, quelque chose de très particulier qu’on va essayer aujourd’hui d’interroger, un regard différent sur nos réalités. Si on remonte dans l’Histoire, on se rend compte que ce fut presque toujours le cas. Il suffit de penser à deux femmes qui ont chacune fait chacune la même année, en 1975, un documentaire très marquant : Lettre paysanne de Safi Faye au Sénégal, un film qui vient de son background anthropologique, et Fatma 75 de Salma Baccar en Tunisie, un film hybride et passionnant. Avec Tahani Rached en Egypte, c’est la même génération, sans oublier Assia Djebar en Algérie, qui est écrivaine à la base. Ces femmes ont d’emblée fait quelque chose de différent de ce que faisaient les hommes. Presque toutes sont allées directement vers le documentaire.

Les femmes regroupées aujourd’hui l’ont été de façon subjective, mais réfléchie. Elles s’expriment sur des questions politiques et sociales très importantes, avec un point de vue qui n’est pas masculin (idéologique, sommaire, surplombant la réalité), mais beaucoup plus intime, plus personnel, plus fin. C’est un paradoxe, c’est ce que j’ai appelé tout à l’heure une fenêtre ouverte : des réalités d’aujourd’hui avec un point de vue qui n’est pas celui auquel nous ont habitué ces hommes des années 60/70 qui faisaient un cinéma de héros, de portes paroles de leurs sociétés. Commençons par demander son avis sur cette question à Anissa Daoud, comédienne très impliquée dans la société civile, dont nous montrons au festival le court-métrage Le Bain.

Anissa Daoud : Réaction à chaud, je réagirais de manière taquine sur le “ça serait fastidieux d’écrire l’histoire féminine du cinéma ou l’histoire des femmes dans le cinéma”. Je pense que ça serait marrant et subversif. Avec les femmes et films que tu as déjà cités, mais aussi l’histoire en creux des oubliées, qui ont énormément apporté au cinéma en tant que réalisatrices, actrices, techniciennes et productrices. Je pense notamment à l’Egypte d’une certaine époque. Tout cet éveil que j’appelle les female gaze ,“les regards féminins” – une notion que je n’ai pas inventée et qui je pense est très importante. Ces regards féminins et ces expressions féminines dans tous les domaines artistiques mais aussi dans d’autres domaines, sont actuellement en train de refaire l’Histoire. On s’en rend compte autant dans l’histoire de l’art contemporain que de la musique classique ou du roman.

Nous nous sommes toutes construites avec des angles morts de la culture, de l’Histoire, de nos métiers et de l’histoire de l’art tout simplement. L’histoire des arts qui a oublié des femmes qui pourtant avaient apporté une pierre à l’édifice, ce n’est pas simplement pour dire “Ah, il y en avait une avant, ou n’oubliez pas !”. C’est aussi parce que ce sont des regards qui sont à redécouvrir aujourd’hui, à l’aune de notre regard contemporain. Comme tu le disais Tahar, ces femmes ont souvent tendance à passer par l’intime, que ce soit l’épistolaire, le journal intime, y compris le beau film de Wided, qu’on peut décrypter comme un journal intime dans lequel elles se mettent en jeu. Elles rejoignent ainsi le slogan féministe des années 70 : “l’intime est politique”. Elles se mettent en jeu en étant dans un rapport horizontal avec leurs sujets : l’intime est politique avec les corps qu’elles filment, les sujets qu’elles interrogent, en se mettant aussi au centre, mais pas dans un rapport de domination, de quelqu’un qui observe et qui ne va pas donner une sentence ou une lecture ou un message fini au public. Un rapport plus intime, cela passe parfois par la forme intime, par des choses qui sont plus de l’ordre du quotidien, par des narrations plus intériorisées, par des formes comme l’épistolaire, le journal, etc. Mais là où c’est puissant, c’est qu’elles se mettent en jeu, se mettent en danger et donc qu’elles vont mettre le spectateur au cœur du sujet. Elles l’invitent différemment : il ne va pas être dans une démarche aussi passive que dans certaines écritures masculines. Alors évidemment, le “female gaze” n’appartient pas qu’aux femmes : des hommes produisent du “female gaze” parce qu’ils sont dans cette démarche, notamment quand ils filment des femmes, de se mettre à la place du personnage filmé, que ce soit dans le documentaire ou la fiction.

Olivier Barlet : Je me souviens qu’en 2016, nous avions une table ronde en ce même lieu, d’ailleurs également avec Nina Khadar, où nous avions abordé cette question du cinéma des femmes. Quand on demandait s’il était difficile pour une femme de faire du cinéma aujourd’hui, la réponse était plutôt non. Même si, par exemple, Amina Weira nous avait fait rire en racontant des anecdotes sur les hommes qu’elle ne lui laissait pas faire certaines choses durant la formation. Mais grosso modo, elles disaient que les femmes qui savent s’imposer aujourd’hui arrivent à le faire. Par contre, ce qui me frappe dans ce que dit Anissa, c’est la question historique de l’invisibilité et de la transmission : un homme qui fait du cinéma aujourd’hui a derrière lui une histoire faite par les hommes, qui est dominante. Une femme a beaucoup moins de références. C’est peut-être quelque chose qu’on peut approfondir.

Anissa Daoud : C’est un excellent résumé, mais ce n’est pas simplement l’invisibilité, c’est aussi la minoration. Souvent des autrices ont été considérées comme mineures là où elles ont fait quelque chose de révolutionnaire. Dans l’enseignement, la transmission, les références avec lesquelles on grandit, on aborde le monde, il y a un biais : on est construit par un cinéma d’hommes. J’ai parlé beaucoup de l’intime, mais par exemple une cinéaste comme Kathryn Bigelow fait du cinéma d’action et retourne les choses tout en restant fidèle à elle-même et à quelque chose de puissamment féminin qui lui appartient à elle en tant qu’individu.

Yosr Gasmi : C’est bien sûr une question qui me travaille, mais rien n’est simple. A mon niveau, j’ai toujours du mal avec les limitations identitaires et du coup c’est l’éternel questionnement : y a-t-il un cinéma africain ? Y a-t-il un cinéma de femmes ? Un cinéma de réalisatrices africaines ? D’une part, on ne peut ignorer l’existence d’une condition féminine, parce que politiquement, économiquement et socialement, il y a une histoire de domination. Même si on se sent en dehors de cela, on y est, c’est réel. Mais on ne dit plus la femme, on dit les femmes. Est-ce que penser un genre féminin c’est toujours le penser par rapport à un genre masculin ? Il y a des points à décoloniser, tout en gardant à l’esprit une réalité économique et politique qui est souvent violente.

Tahar Chikahoui : En ayant travaillé sur L.E.N.Z. avec Mauro Mazzocchi, la question d’être une femme et lui un homme s’est-elle posée ?

Yosr Gasmi : Pas vraiment, je joue dans le film le rôle d’un homme. Les hommes jouaient aussi des femmes.

Tahar Chikahoui : Tu as pris les deux places du coup. Tu as choisi ce rôle ?

Yosr Gasmi : C’est le rôle d’un adolescent, c’est différent. Mais même la question de la féminité, je ne m’identifie pas uniquement à quelque chose de féminin. À mes yeux c’est fluide, c’est normal, on ne se réveille pas en se disant je suis une femme, c’est souvent l’extérieur qui nous le fait remarquer. C’est pour ça qu’on ne peut pas échapper au contour politique de la question. J’ai remarqué que souvent les gens, et même Mauro l’a remarqué, s’adressent uniquement à lui en tant que réalisateur, ils le font instinctivement et disent “ton film”. De même qu’on dit souvent le cinéma de Jean-Marie Straub sans mentionner Danièle Huillet.

Tahar Chikahoui : On ne peut faire abstraction de cette réalité. Elle est toujours là. Dès le départ, le cinéma est une affaire d’hommes. Des femmes deviennent monteuses car on pense que le réalisateur doit être fort physiquement, les femmes peuvent tricoter. Mais lorsque ces carcans se défont, les femmes apportent quelque chose d’autre. Ce qui repose la question de l’aspect social. Nina a réalisé son premier film documentaire Fatima sur sa grand-mère : les hommes sont quasiment absents, sinon d’être l’objet du regard. Etait-ce dans cette conscience ?

Nina Khada : Je n’en avais pas du tout conscience : c’était un geste, un élan. Je crois qu’il est important de ne pas trop en être conscient, même si avec mon 2e film, documentaire tourné à Tunis, il m’était plus important de savoir à qui je m’adresse et qu’est-ce que ça va produire. Mais il ne faut pas en avoir trop conscience, parce qu’on n’a pas trop envie de faire des films tracts, trop militants.

Anissa Daoud : Ton court-métrage résonne d’ailleurs sur la question de la limitation identitaire. Je l’ai vu au Caire, il m’a bouleversé. De par la mixité culturelle, l’interrogation sur la langue et de par mon interrogation sur l’enfance. Longtemps, je n’ai pas voulu admettre être une petite fille. J’ai longtemps essayé d’échapper aux assignations, quelles qu’elles soient. Longtemps, je me suis interdite de décrypter mon travail et celui des autres via la question féminine. Jusqu’à ce que je me radicalise dans ma conviction féministe. J’ai compris qu’on ne peut pas exclure les socialisations avec lesquelles on a grandi, au-delà de l’oppression. Comme le disait Tahar, les femmes qui sont minutieuses, qui ont le sens du contact et sont méthodiques peuvent être monteuses, assistantes, etc. On a été dressées à cela, dans toutes les sociétés. On n’apprend pas la même chose aux hommes, ce qui est grave pour eux, parce que ça restreint leur boîte à outils. De même, les socialisations ne nous apprennent pas à assumer un certain ego, à être leaders, et elles nous culpabilisent si on veut l’être. Toutes les femmes sont différentes, ce sont d’abord des individus complexes et dans le terme femme, j’inclus aussi les femmes trans, qui ont vécu une partie de leur vie différemment. Concrètement, quand je me suis mise à regarder les images, je me suis dit : « arrête de compliquer cette histoire de femmes/pas femmes et regarde les vraiment ! ». Y a-t-il des choses en commun ? Y a-t-il une singularité ? Oui, effectivement, il y en a, il y a des singularités et il y a une politisation différente.

Tahar Chikahoui : Dans ton film, Wided, tu apparais vers la fin, comme étant à l’origine de la discorde, comme la figure de la mythologie qui a produit la guerre de Troie, une histoire de femmes. Tu retardes ton arrivée, et la fait apparaître comme étant la question la plus problématique du film. Alors qu’il est question de conflits entre Ben Ali, la dictature, la société, etc.

Wided Zoghlami : Je suis assez d’accord avec tout ce que vous avez dit depuis le début, mais je souhaite rebondir sur ce que disait Nina, sur ce qu’on fait instinctivement. Effectivement, je me filme tout d’un coup : je suis réalisatrice, je suis en train de faire mon travail, je m’en prends plein la face, je continue mon travail et j’accepte également de le mettre dans le film. C’est comme cela que je l’ai vécu, il y a quelque chose d’instinctif et de narratif pour moi : cela peut être symbolique, mais c’est inconsciemment. C’est notre quotidien, ce qu’on porte depuis qu’on est petite, mais on ne s’en rend pas compte, on est dans la bataille et la survie constante d’avoir envie de faire les choses comme on veut. Cela peut être dû à mon entourage, j’ai été élevée entourée de femmes, mais je n’ai jamais eu l’impression de ne pas avoir accès à quelque chose parce que je suis une femme. Je n’ai pas l’impression que j’ai une voix en moi qui me donne conscience d’être une femme, j’ai conscience d’être un être humain, d’avoir un corps et un cerveau et des émotions. Mais c’est vraiment le regard des autres, ils nous mettent dans des cases, que ça soit dans la vie de tous les jours, ou maintenant dans le cinéma, même avec les fonds, ou avec les festivals, les films pour femmes, etc. Est-ce que c’est une compétition entre femmes ?

Tahar Chikahoui : Tu rejoins cette question de l’extériorité que pose Yosr. Effectivement, c’est une question d’altérité, je suis toujours l’autre. On me renvoie toujours une image, comme si je n’en avais pas une propre à moi, ce qui n’est pas le cas de l’homme.

Yosr Gasmi : C’est la question même de la division du genre. Il y a des sociétés où ce n’est pas le cas, mais quand on dit genre féminin, on revient à ce que Simone de Beauvoir a essayé d’explorer : est-ce qu’il y a justement UN genre ?

Anissa Daoud : L’universel est toujours masculin. Donc, on se positionne par rapport à un universel qui est toujours au masculin.

Tahar Chikahoui : Arrêtons de parler des hommes parce qu’on en a trop parlé !

Anissa Daoud : Mais non, justement, on peut et il faut parler des hommes, mais différemment et avec nos regards à nous.

Tahar Chikhaoui : Je parodiais le discours dominant qui semble nous dire : “on va ouvrir une petite fenêtre parce qu’il y a quand même quelque chose qui s’appelle les femmes et on va en parler.”

Anissa Daoud : En plus, du coup, cette petite fenêtre, on veut bien l’ouvrir pour que ça fasse bien dans un système masculin et patriarcal.

Tahar Chikhaoui : Oui exactement, pour la refermer aussitôt. Sebastien, as-tu des questions des internautes ?

Sébastien (modérateur) : Il y a une intervention de Hassouna qui nous écrit d’Amsterdam. Il pose une question sur le choix de s’exprimer avec un documentaire. Est-ce parce que c’est plus aisé à monter qu’une fiction ? Ou bien est une façon de traiter des choses, et de répondre à une urgence ?

Nina Khada : C’est une très bonne question. Effectivement, on ne peut pas ignorer qu’il y a des prismes de genre dans notre travail. Forcément la question de la production et du financement, c’est aussi ça le patriarcat. En tant que femme, on a saisi la caméra pour créer, mais je crois que l’intime mène vers le documentaire. Donc, on ne peut pas échapper au prisme de genre, mais le documentaire est le meilleur moyen de raconter ce qu’on a de plus personnel.

Yosr Gasmi : Je préfère la fiction en général et la question de l’intime n’est pas naturelle pour moi. J’ai besoin de créer une distance pour créer un rapport profond.

Olivier Barlet : La discussion me faisait penser à ce que disait Yamina Benguigui, quand je l’ai interviewée autrefois sur Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin. Je lui avais demandé comment elle faisait pour avoir des réponses aussi intimes de la part de femmes réticentes à s’exprimer ainsi. Elle a répondu qu’elle commençait par leur raconter sa vie et du coup, si bien qu’elles disaient « moi aussi » et cela ouvrait la discussion. Personnellement, je ne crois que l’intime soit spécifiquement féminin. Dans l’Histoire des cinémas d’Afrique, il intervient avec le recours au romanesque dans les années 80, pour introduire une dimension plus individuelle.

Tahar Chikhaoui : Dans ces films, les hommes parlaient souvent d’un homme fêlé, dont la masculinité est remise en question.

Olivier Barlet : Effectivement, comme chez Nouri Bouzid sur ce qu’il appelait la défaite des hommes. Mais dès le départ dans les cinémas d’Afrique, les femmes font bouger la société en transgressant les règles. Ce cinéma d’hommes prend ainsi volontiers des personnages féminins. Aujourd’hui, les possibilités qui s’ouvrent sont le résultat des luttes anciennes. Avec une nouveauté affirmée dans Le Bain d’Anissa Daoud d’aborder la violence sexuelle exercée sur les enfants. C’est aussi une époque où la parole se libère sur les harcèlements dans tous les métiers et notamment dans les métiers du cinéma.

Tahar Chikhaoui : Le film commence au moment où la femme n’est plus là, ce qui rejoint ce qu’elle évoquait en parlant d’angle mort, d’absence, d’invisibilité.

Anissa Daoud : Effectivement, le film démarre comme ça, mais spontanément, je dirais plutôt que je parle des hommes tels que je les vois, parce que je les adore et je vois de manière nuancée. Il y a tout un spectre de manières d’être homme, comme il y en a d’être femme, qui n’est pas représenté et qui me manque en tant que spectatrice, donc j’ai créé une modeste tentative. En fait, le départ de la femme rompt un équilibre, rompt une mécanique dans cette microfamille, un équilibre que cet homme qui s’était construit par rapport à ses traumatismes d’enfance qui reposait beaucoup sur la présence de sa femme, sur sa présence maternante pour son fils, mais pour lui aussi dans un certain nombre de clichés. Il y a une absente, mais aussi une figure qui est surprésente, celle de la sœur. Il s’agit d’une tentative de regarder la masculinité de ce personnage dans le creux de ses féminités effectivement.

Sinon, sur la question posée, il m’arrivait plus souvent d’essayer d’éluder le fait que je sois comédienne pour me donner “plus de crédibilité” qu’en tant que productrice ou en tant que réalisatrice. Parce qu’être une femme et comédienne, c’est une double peine ! Je rêve de documentaire et j’en ai peur. J’ai l’impression que c’est là où la mise à nue est la plus forte. Y compris quand on traite des sujets qui sont très loin de nous. Ce que je trouve très puissant dans les documentaires de Wided ou Nina, c’est qu’elles assument le rôle de perturbatrice, le rôle d’Ève, d’Hélène ou Pandore et qui en fait rentre en écho avec le rôle de réalisateur et d’artiste. On est des « disruptive people », on est là pour rompre un ordre du monde, comme le départ de la femme rompt l’ordre du petit monde familial dans mon film : il y a une brèche qui s’ouvre. Alors, évidemment, je fais une tentative par la fiction, mais j’espère un jour avoir le cran de faire une tentative par le documentaire qui est, je pense quelque chose de l’ordre de l’intime, mais qui est un atout puissamment politique au sens collectif. J’en ai l’intime conviction.

Tahar Chikhaoui : Les cinéastes hommes avaient l’argent de l’institution pour parler de la décolonisation ou d’un monde futuriste, révolutionnaire, etc. Je vois aujourd’hui beaucoup de femmes filmer le changement au moment où il a lieu. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la contemporanéité, une façon de dire “le changement, je le perçois tout de suite”. C’est ce qui explique peut-être pourquoi ce n’est pas idéologique et que vous dites “c’est instinctif”, “c’est venu comme ça”, ce qui effectivement nous débarrasse de plein de carcans. Entre l’histoire avec un H majuscule et son histoire personnelle, c’est comme s’il n’y avait plus de majuscule et minuscule. Qu’en penses-tu, Wided ?

Wided Zoghlami : L’Histoire avec un grand H est très importante et bien sûr cela influence nos vies et c’est ce qu’on va léguer aux générations futures. Mais ma petite histoire avec un petit h, c’est aussi ce que je vais léguer si j’ai quelque chose à léguer. C’est ce qui me construit et les deux histoires me semblent importantes. Il faut bien sûr voir comment on transmet cela aux spectateurs et comment ma petite histoire peut avoir une résonance avec un spectateur qui n’a pas du tout le même vécu que le mien, mais qui peut s’y retrouver lui-même et se confronter à l’Histoire avec un grand H. Pour revenir au sujet de la contemporanéité, c’est peut-être tout simplement un regard plus instinctif, étant donné que la position de l’homme est tellement bien installée, qu’il a toujours le temps de se poser et réfléchir à comment il veut mener les choses. En tant que femmes, nous savons comment diriger les choses mais le mode de réflexion, est plus sincère. Il faut maintenir une certaine pudeur et respect et laisser les gens s’exprimer de manière intime, ça mène à des discussions plus politiques, voire même se mettre en danger. Il n’y a aucune analyse, comme le fait de vouloir capter ce bouillonnement prérévolution en Tunisie, encore une fois, je n’avais pas du tout pris du recul. C’est seulement ce qui me semblait juste de faire en tant que citoyenne et réalisatrice tunisienne qui filme son pays. Peut-être, était-ce un élan d’artiste citoyen.

Anissa Daoud : En tant que femmes, nous avons été éduquées à être plus empathiques, c’est quelque chose qui est valorisé chez les femmes, qui l’est moins chez les hommes. Certains hommes font bien sûr ce travail d’empathie et c’est tout à leur honneur parce que la société ne les encourage pas à le faire, mais est-ce que notre empathie ne fait pas de nous des réalisatrices et documentaristes par essence ? Est-ce que l’empathie, ce n’est pas la clé de l’éthique documentaire absolue ?

Wided Zoghlami : Pour moi, l’empathie, c’est la clé de la vie. Il est possible qu’on ait été éduquées à ça. Mais est-ce vraiment ma nature ou un piège dont je ne suis pas consciente résultant de mon éducation ? Encore une fois, ça finit par nous mettre dans une case.

Anissa Daoud : Tu as raison, d’une manière, c’est déjà en nous, mais on est quand même encouragé quand on est une petite fille. Quand on est un petit garçon, on va davantage t’encourager à être sûr de toi, fort, gagnant, etc. Certes, des filles peuvent avoir eu cette éducation-là, mais de manière systémique ce n’est pas forcément le cas. Est-ce que tu as le sentiment que ta nature empathique fait de toi une meilleure réalisatrice ?

Wided Zoghlami : Pour le documentaire, oui, les gens venaient naturellement et parlaient de manière intime. Peu importe le sujet, l’empathie est essentielle, même quand tu t’adresses à un meurtrier. Je me place devant eux sans préjugé, ça se sent et les gens s’ouvrent, ce qui n’est pas toujours facile parce qu’émotionnellement on se prend beaucoup de choses. On ne s’attend pas à autant de révélations et autant d’intimité avec quelqu’un qu’on ne connaît pas. L’empathie nous aide à comprendre notre sujet, notre limite et nous aide à illustrer les choses.

Olivier Barlet : Nous sommes sur des questions de vocabulaire. Le mot contemporain renvoie à comment une œuvre engage le futur, au sens où Godard disait qu’“un film au présent, en général c’est ennuyeux », ou bien au sens de Paco Ibañez lorsqu’il chantait Gabriel Celaya : « La poesia es un arma cargada de futuro » (la poésie est une arme chargée de futur). Quant à l’empathie, elle engage vite la question du genre, comme vous l’avez souligné. Cela nous ramène à la question d’Hassouna sur le documentaire : une femme ne filme pas comme un homme, non dans le contenu mais au niveau de sa position, de la situation de la personne qui filme par rapport au sujet filmé. C’est ce qui me semble créer la différence, et ça sera toujours le cas, même si on arrive à des positions d’égalité. Cette position est en tout cas encore potentiellement dérangeante aujourd’hui.

Yosr Gasmi : L’éducation qu’on nous a donnée (en tant que femme), je la ressens comme une maladie. J’en ai pris conscience dans ma vie et je me rends compte que c’est quelque chose que j’essaie de déconstruire. Je le vois dans ma pratique : mes gestes ne sont pas genrés et je ne suis pas désolée de ne pas avoir des gestes de femme. Ce n’est pas qu’une question de gestes d’hommes ou de femmes, il y a des singularités et des multiplicités. Ma place est bien présente et ça fait partie de cette lutte qui appartient à toutes les femmes, de devoir délimiter notre place et faire telle et telle chose pour ne pas être mal perçue. Au risque de me répéter, il faut toujours garder à l’esprit une violence politique essentiellement, mais aussi économique.

Tahar Chikahoui : Je pense que c’était la question d’Hassouna : le documentaire nécessite moins de rapport avec l’institution et qu’une fiction. Le pouvoir institutionnel est entre les mains des hommes ; avec le documentaire, il y a un peu plus de liberté.

Anissa Daoud : C’est en lien avec ce que Yosr disait sur la marge. Nous les femmes sommes dans une forme de rapt quand on crée, pas seulement au cinéma. On est aussi dans un rapt de l’institution, sans compter que nous vivons dans des cultures qui sacralisent l’artiste. Je pense que cette question de la marginalité place quelque chose dans notre regard. Par exemple, dans ton film Wided, tu t’adresses à des marginaux. Tu es toi aussi une marginale dans la société, même si nous sommes des femmes blanches en Tunisie alors qu’on est racisées ailleurs, tu es également à moitié européenne. Ils ont bien senti cette ambivalence : tu es comme eux parce que tu es marginale d’une certaine manière, mais tu es aussi une dominante par ailleurs. Cet aspect était très intéressant dans ton documentaire.

Tahar Chikahoui : C’est abordé dès le début dans le film, avec un effet miroir, oui.

Anissa Daoud : Cela pose des questions sur la révolution tunisienne qui n’ont jamais été posées de cette manière-là. Je trouve cela génial. Pourtant, il s’agissait d’une histoire personnelle, mais c’est là où on trouve la force de l’intime et du politique. Pour rebondir sur ce que disait Yosr, on fuit l’assignation, mais finalement, même si on n’est pas obligées d’adhérer à ces gestes féminins ou à cette délicatesse, cette empathie, on est aussi en partie faites de ça. Il y a cette identité de marge qui façonne nos écrits, nos tentatives, nos sculptures, nos films, nos fictions, qui peut être intéressante à explorer.

Nina Khada : Le documentaire se fait plus dans l’instinct, on prend une caméra et on s’adapte, cela ne requiert pas forcément un certain éclairage. En tout cas, à mes débuts, je voulais essayer plusieurs choses, voire même tout faire ! Donc, oui, dès qu’on passe par le biais de l’institution, ça s’alourdit, tout prend plus de temps, c’est plus compliqué. Quand on fait un film on se met beaucoup en jeu, on donne tout de soi et pour mes premiers films, j’avais besoin de ne pas être ralentie ou empêchée par une lourdeur institutionnelle et financière…

Sébastien (modérateur) : Une internaute interroge les réalisatrices présentes pourquoi les femmes ont du mal à s’attaquer au genre de la comédie.

Wided Zoghlami : Je suis en pleine phase d’écriture d’une comédie !

Anissa Daoud : Moi aussi !

Wided Zoghlami : C’est vrai que dans notre pays, très peu de femmes font des comédies, ni d’ailleurs des comédies romantiques. C’est souvent un cinéma d’urgence ou de revendication, il y a tellement de choses à dire ! La comédie manie aussi l’ironie qu’on ne verra pas dans d’autres genres. En tout cas, c’est très amusant à écrire.

Nina Khada : Cette question nous ramène au sujet de l’universel : quand les hommes s’expriment, c’est toujours perçu comme une expérience universelle alors que pour les femmes, cela ne doit concerner que la condition féminine. On n’a pas le droit d’atteindre l’universel et donc, en tant que cinéastes, il nous faut communiquer un message important. On a envie de faire honneur à ces sujets importants, mais aussi envie d’y échapper : c’est toujours un paradoxe.

Anissa Daoud : Tout à fait, on est constamment prises entre deux feux. Je pense aussi qu’on arrive dans une période où on se décomplexe et ose plus. J’ai personnellement grandi avec le cinéma italien et certaines comédies qui étaient essentielles et abordaient des questions brûlantes et sociales qui peuvent être très subversives. Je crois à la subversion de la comédie. Il est qu’on nous attend plus sur certains territoires et que nous aussi, on a le sentiment qu’on est obligées de traiter des sujets importants pour être crédibilisées. Mais il faut garder à l’esprit que quand on pense à la comédie, on pense à Hollywood, on est dans le cœur de l’institution, si bien que s’autoriser à faire du cinéma de genre, c’est transgressif. Déjà, on s’est autorisées à devenir réalisatrice, ce sont beaucoup de défis et il faut créer des scénarios bien écrits pour être prises au sérieux. Il m’a fallu des étapes pour m’autoriser à dire : “Je vais raconter une histoire qui est à moi et je vais écrire cette comédie ». J’ai eu besoin de passer par la production pour me légitimer envers l’institution. Je devais répondre à deux injonctions : d’un côté le sérieux, la rentabilité, mener un projet à terme, les codes d’hommes en somme, et de l’autre côté répondre à l’assignation culturelle du patriarcat qui me demande de prendre soin de l’autre, de porter son projet avec un côté maternant. Je ne renie rien de mon parcours et j’espère continuer à produire, mais je suis atterré quand j’y pense : malgré tous mes efforts pour les déconstruire, il y avait tout cela derrière.

Tahar Chikahoui : On boucle la boucle d’une certaine manière, en parlant de production, et là, je m’adresse à Olivier en tant qu’historien. Aujourd’hui, cette présence plus importante des femmes semble couvrir l’ensemble de l’éventail de la comédienne à la réalisatrice et à la productrice. Des productrices émergent en Tunisie. En Egypte, Hala Lotfy, notamment connue pour son film Al-khoroug lel-nahar (Sortir au jour), très particulier, produit beaucoup de films avec des femmes, mais pas seulement. Anissa a fait tout le parcours. Institutionnellement, on assiste à une réelle prise de pouvoir et une conscience.

Olivier Barlet : Nombre de réalisatrices deviennent productrices mais où est la différence entre les hommes et les femmes ? Le mouvement est général car il s’agit de passer à la production pour gagner en autonomie et rapatrier une partie des fonds générés par le film.

Anissa Daoud : En Egypte, Assia Dagher, Fatma Rochdi, Magda al-Sabahi, ont été actrices et productrices. C’était toujours dans une tentative de liberté et de prise de pouvoir, d’abord pour se protéger pour faire des films ou elles étaient “safe” (en sécurité) et avoir des environnements “safe” (sûr). Il faut le dire, c’est souvent comme ça que cela a débuté. J’ai envie de dire qu’il y a eu un temps dans le monde arabe où on est revenu en arrière, on s’est mis au diapason de l’Occident, et maintenant, il y a un vrai retour et une appropriation de la production par les femmes. On voit de plus en plus de réalisatrices productrices et non pas comme les hommes à une certaine époque par défaut parce qu’ils ne trouvaient pas les producteurs qui leur convenaient, mais des réalisatrices comme par exemple Erige Sehiri qui va réaliser ses films et parfois les produire, se faire produire et produire d’autres personnes. Donc des personnes qui veulent concilier le fait de s’impliquer de mettre de l’énergie, de la créativité en portant les projets des autres, mais aussi d’avoir une parole propre et porter des projets plus personnels et singuliers. Je pense aussi à la création d’un collectif comme celui de “Sisters in film”, où les réalisatrices sont aussi productrices. Et du côté des actrices, on voit par exemple l’implication de Hend Sabri, des actrices qui prennent conscience que si elles ne s’impliquent pas dans la production, elles joueront les mêmes rôles, et la même image stéréotypée des femmes se perpétuera. Pourquoi une femme doit-elle forcément être jeune et belle pour avoir un rôle ? C’est parce qu’on en a marre que de tels mouvements finissent par surgir.

Tahar Chikahoui : Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si Salma Baccar, qui est l’une des premières femmes réalisatrices du continent, a été productrice à plusieurs reprises également. Effectivement, le chemin n’est ni balisé ni facile, mais on voit une nette évolution.

Anissa Daoud : J’espère aussi qu’on arrivera à conquérir la télévision, car on a besoin de conquérir des espaces dominants pour changer les regards et offrir une diversité. On voit Rasha Salti changer la donne pour le documentaire de création avec “La Lucarne” sur Arte. Lors des séances de pitch sur les marchés des festivals, j’ai l’impression de rencontrer de plus en plus de femmes représentant les vendeurs internationaux. Dans notre région aussi, il y a de plus en plus de femmes aux différents postes du côté des distributeurs et diffuseurs télé. J’ai l’impression qu’il y a une volonté chez elles de faire les choses différemment, même si économiquement, elles essaient de ménager la chèvre et le chou. C’est aussi une question de génération.

Tahar Chikahoui : Au Festival des Cinémas d’Afrique d’Apt, je suis quasiment le seul homme !

Anissa Daoud : La pression économique est moins forte pour les festivals, ce qui permet d’autres critères d’évaluation et non seulement les critères compétitifs du marché…

Tahar Chikahoui : Pour défendre des films minoritaires, qui n’ont pas de place sur le marché, il est presque logique que ce soit une partie de la société marginalisée qui s’en occupe !

Yosr Gasmi : On déconstruit une identité, une pratique, mais on déconstruit aussi un système. Je produis aussi les films que Mauro Mazzocchi et moi réalisons, mais le monde cinématographique en tant qu’industrie est quand même un monde d’une violence inouïe. Est-ce qu’il y a de la place pour la marge ? Est-ce que les festivals créent vraiment de la place pour des projets marginaux ? Les choses sont terriblement bien cousues et formatées. Faut-il détruire comme le voulait Guy Debord ou déconstruire ? En tout cas créer de la place pour la marge !

Anissa Daoud : Il est frappant de voir que Kaouther Ben Hania s’est tout de suite situé dans cette marge, avec un mockumentary (documentaire parodique) : Le Challat de Tunis, sur un sujet réel qui a bouleversé la Tunisie. Elle a créé une fiction, mais dans les tons du réel, en dix tableaux, sans interruptions, sans montage, des plans-séquences. Les institutions l’ont encensée, avec des prix dans les festivals. Et voilà qu’avec L’Homme qui a vendu sa peau, elle fait un film sur l’art contemporain, qui n’est pas en arabe et ne se passe pas dans le monde arabe, qui interroge le système. Cela parle de l’art contemporain, mais ça pourrait être le cinéma et le système du marché de l’art, avec ses célébrités. Elle a eu du mal à le financer parce qu’on lui conseillait de s’en tenir à ses trucs de femme du Sud. Et aujourd’hui, on lui dit que ce n’est pas assez africain. Le film m’a énormément touchée parce qu’il retourne la table, comme le disait Yosr : elle prend les outils du système et retourne les choses, et le fait très bien.

Yosr Gasmi : Déconstruire le cinéma africain, c’est se demander qui génère des images pour qui ? Est-ce qu’il y a une forme d’exotisme ? C’est très important d’aller aussi dans des territoires au-delà du continent africain.

Un grand merci à Oumaima Garess pour son aide à la transcription !

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire