Un quart de siècle après l’inoubliable expo Art naïf, art vaudou, le Grand Palais récidive, retraçant deux siècles de création des citoyens de la première République noire.
« Un peuple d’artistes habite Haïti, ( ) seul endroit de la culture africaine qui ait une liberté de la peinture » : ainsi Malraux résume ses impressions du dernier voyage de sa vie (Noël 1975, un an avant sa mort) chez les paysans-peintres du hameau Saint-Soleil. Trente ans plus tôt, Aimé Césaire puis son ami André Breton avaient plongé dans le bouillon de culture haïtien, y décelant un rhizome tropical de la Révolution surréaliste. Rue de la Révolution à Port-au-Prince, dans un Centre d’Art tout neuf (voir encadré), Breton fut ébloui par l’uvre flamboyante d’Hector Hyppolite (1894-1948), peintre en bâtiment et prêtre vaudou : « une bouffée envahissante de printemps », qui inspira au poète l’une de ses plus clairvoyantes critiques d’art. Hyppolite est ainsi devenu le modèle d’un art haïtien qui deviendra vite « vendable », affublé d’un adjectif – « naïf » – abusif mais cher aux poètes français (Rimbaud, Apollinaire) et dont le modèle universel reste le génial Douanier Rousseau, que Picasso désignait comme l’inventeur de l’art moderne. L’art moderne haïtien a évolué loin des mouvements qui se succédaient ailleurs, fascinant par son étrangeté, son ésotérisme et l’exubérance si harmonieuse de ses couleurs. Ses pionniers (outre Hyppolite, citons Rigaud Benoît, Wilson Bigaud, Préfète Duffaut, Philomène Obin et Robert Saint-Brice) sont en général des autodidactes d’origine paysanne. En 1988 déjà, sous le titre Art naïf, art vaudou, le Grand Palais célébrait le génie haïtien. La nouvelle expo entend montrer que l’art haïtien ne se résume pas en deux mots. Plus complexe qu’on ne l’imagine, il n’est pas né ex nihilo à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il a un long passé – le Roi Christophe fonda la première Académie de peinture juste après l’indépendance (1804) – et il a connu une métamorphose ces dernières décennies. L’émigration massive à partir de la dictature des Duvalier (1957-1986) n’a pas appauvri la création insulaire, toujours dominée par de géniaux autodidactes comme le plasticien quadragénaire Mario Benjamin. La diaspora compte une exceptionnelle proportion d’artistes, au Canada, en France ou aux USA. L’expo du Grand Palais s’ouvrira par une sculpture monumentale d’Edouard Duval-Carrié, citoyen de Miami qui a grandi en exil à Porto-Rico, mais qui est à 60 ans le plus haïtien des grands artistes vivants. Comme le fut Jean-Michel Basquiat (1960- 1988), « grapheur » et rappeur de Brooklyn, hanté par le vaudou de ses ancêtres, mais aussi par l’Afrique, la Renaissance italienne et le jazz, devenu l’ « artiste maudit » le plus génial de la fin du XXe siècle. Le « peuple d’artistes » a essaimé partout. Si « l’art est la potion magique d’Haïti », comme le dit Maryse Condé, il peut le devenir pour le monde entier.
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Les 70 ans d’un Centre d’Art à reconstruire
1944, année-charnière pour l’art haïtien : un « Centre d’art » ouvre à Port-au-Prince, fondé par un étrange personnage : le New-Yorkais Dewitt Peters est l’héritier d’une riche famille de quakers (secte protestante qui milita pour l’abolition de l’esclavage). Refusant le service militaire, il est expédié en Haïti pour y enseigner l’anglais, et s’éprend de l’art haïtien. Son Centre d’art sera le vivier des grands peintres de l’île, jusqu’à sa destruction partielle lors du séisme du 12 janvier 2010. La Fondation Carasso oeuvre pour la reconstruction du Centre, dont l’histoire est contée par un passionnant documentaire d’Anne Lescot, diffusé dans le cadre de l’exposition.
Exposition au Grand-Palais, 3 avenue du Général Eisenhower 75008 Paris, du 19 novembre au 15 février, tous les jours sauf mardi de 10h à 20h (22h le mercredi).///Article N° : 12728