Tiré du livre du même nom, le spectacle Un dhikri pour nos morts, interroge le mur créé par le tristement célèbre visa Balladur dans les îles de l’archipel des Comores. Ecrit et interprêté par Soeuf Elbadawi, il s’est joué sur la scène du Tarmac à Paris en juin 2013. Rencontre.
Le spectacle commence avec des documents audio, émanant d’une radio au centre de la pièce. Pourquoi avoir accordé tant de place aux archives ?
Nous surnageons dans une fable écrite de main de maître, où l’effacement de la trace devient le moyen le plus efficace de salir la mémoire de tout un peuple. Les documents d’archives sont un retour volontaire au réel. Ils viennent remettre la fable du maître en cause dans le projet. Les faits sont têtus, il faut juste les faire entendre pour mettre un frein au déni orchestré par le vainqueur. Nous n’avons même pas eu besoin de jouer au didactisme. Nous nous sommes contentés de remonter certaines informations à la surface. Il appartient ensuite au spectateur d’ordonner le récit dans sa propre tête. Ce qui l’oblige à réfléchir à la fois sur ce qui est dit ou non dit sur cette histoire et sur le matériau que nous lui soumettons. Les archives font écho à ce qui est dit dans le texte, au personnage sur le plateau, à ce qui pourrait n’être que du verbe, une fois oublié le vécu de l’archipel. Nous avons quand même construit ce spectacle à partir d’une réalité qui dépasse de très loin le principe d’une fiction.
La problématique pouvait-elle s’aborder sans l’omniprésence du passé ?
La fable du maître s’écrit, dans ces îles, dans un total déni. Prendre appui sur le passé est une manière de bousculer l’ordre établi. L’arrogance du maître se fonde sur un syndrome de « fait accompli ». Comme si l’histoire ne devait commencer que durant cette nuit où le personnage perd son cousin en mer. Le spectacle revient sur le passé pour donner à voir l’ineptie d’une situation, où un peuple, plusieurs fois millénaire, se voit sacrifié au nom d’enjeux qui lui sont totalement étrangers, et malgré une vingtaine de résolutions prises aux Nations Unies contre l’occupation française aux Comores.
Ce spectacle est-il une attaque contre la République française ?
Dire que des milliers d’innocents disparaissent en mer à cause d’une loi inique (le visa Balladur) imposée par un État européen à un autre État, prétendument indépendant, dans l’océan Indien, n’a rien d’une attaque contre la France. Le penser est idiot. Il faut se poser la question de qui trinque en mer dans cette histoire. Nous parlons bien de la puissance de Goliath contre David et du prolongement du feuilleton colonial. Il est question ici de comment on sème la zizanie au sein d’une fratrie comorienne située à 10 000 kilomètres de Paris pour satisfaire à des intérêts français bien identifiés. Nous parlons bien là de politique, d’économie et de force militaire. Le personnage a perdu son cousin, au début du spectacle. Mais il se rend compte qu’il perd bien plus que le cousin. C’est le pays entier qui est en train de s’effondrer. Il se voit lui-même comme une sorte de cadavre-debout
Pourquoi avoir choisi de prendre comme personnage principal un parent de défunt ?
Sans doute parce que j’ai du mal à m’imaginer dans la tête d’un cousin disparaissant en mer sur un kwasa (1) entre Anjouan et Mayotte. Aux Comores, le chiffre avancé, aujourd’hui, est de 16 000 morts, victimes de cette politique française, savamment entretenue en nos eaux. Ces morts embarrassent tout le monde. Est-ce par respect pour eux que j’ai hésité à prendre la place du cousin dans le texte ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai eu aucun mal à prendre la place du parent qui reste à quai. Car je fais partie de ceux qui ne sont pas montés sur le kwasa, qui ne sont donc pas morts en mer, mais qui continuent de voir le pays s’effondrer à cause d’une relation de dupes, entamée depuis près de deux cents. Une relation qui se fonde sur la dépossession et le déni. Goliath est un géant armé d’une force terrible, le mensonge en fait partie.
En quoi la version française du spectacle diffère de celle jouée aux Comores ?
La version comorienne se joue à huit, sans les moyens technologiques dont nous disposons sur un plateau, ici en Europe. En France et à la Réunion, les gens n’ont vu qu’un solo. Faire venir huit interprètes des Comores coûte cher et nécessite des visas pour venir en France, afin d’y parler de la manière dont le gouvernement français empêche les gens de circuler librement dans leur propre pays, de l’autre côté de l’océan. C’est une équation difficile qui fragilise le projet auprès des programmateurs français. C’est pour cette raison que la version solo existe. Pour permettre à cette parole d’être quand même entendue, malgré la politique des visas et le manque d’argent pour des projets de ce genre. Ceci dit, nous étudions toujours la possibilité d’une troisième version, rassemblant tout le monde. Le solo ayant rencontré un bon écho auprès du public, y compris auprès de certains professionnels du théâtre, il n’est pas interdit de penser que le projet puisse voir le jour sur une scène européenne.
Quelles ont été les réactions aux Comores ?
Ce projet est né d’une incapacité de dire. Il est né également d’une volonté de retrouver une faculté d’indignation perdue en nous, que ce soit aux Comores ou ailleurs. Ce qui se vit dans notre pays sur le plan de la relation avec la tutelle française n’est pas une chose normale. Les Comoriens le savent depuis longtemps. Je n’ai rien à leur apprendre à ce sujet. Mais de voir ce spectacle leur a peut-être permis de penser qu’il est encore possible de dire ce qui nous arrive au monde. Il est vrai que souvent nous avons cette impression d’être défait et de se satisfaire du silence, comme si l’on atteignait le stade ultime de la résignation collective. Ce spectacle a pu donner l’impression là-bas que la bête n’est pas morte. Nous avions un président, Ahmed Abdallah, qui disait que les Comores sont la viande et la France le couteau. C’est ce même président qui, dans le spectacle, parle de donner le droit à la France de surveiller l’archipel, juste après que Giscard d’Estaing ait parlé de la nécessité de ne pas réécrire l’histoire des Comores avec un drapeau français. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce même Giscard s’est ensuite dédit, au nom des intérêts en jeu. Mais c’est important d’imaginer comment un spectacle, en restituant des fragments d’une mémoire encerclée et endeuillée, peut redonner vie aux « cadavres-debouts » que nous sommes, en cet archipel.
Pourquoi avoir choisi de recourir au dhikri qui est une invocation du divin ?
Le divin est la première chose à laquelle on se rappelle quand on perd un être cher et qu’on doit l’enterrer aux Comores. Je parle justement de gens qui ne sont pas enterrés par les leurs. Qui enterre, se pose la question du vivant. Enterrer, c’est aussi se poser la question de la mémoire, de l’histoire et du rapport de force qui conduit à la mort de ces gens en mer.
Un large sentiment de fatalisme suinte de la pièce. Pourquoi ?
Je ne pense pas qu’il y ait du fatalisme dans ce texte. Il est un temps pour le deuil. Il est surtout un temps pour la lucidité. Les fragments mis en scène font partie d’un texte plus long, où le personnage se refuse au défaitisme et à l’anéantissement. Dans le spectacle, il vient exiger le temps du deuil, d’où l’idée du dhikri, qui sonne comme un rappel à la mémoire de nos disparus. Comment répondre à l’adversité avant d’avoir enterré ses morts ? Je vous rappelle que le spectacle se termine sur un début de procès contre celui qui écrase l’homme, impunément, sous nos tropiques, tout en continuant de le célébrer ailleurs, dans le monde. Donc je ne parlerais pas de fatalisme, en ce qui me concerne.
Par ailleurs, c’est aussi l’histoire d’un homme au récit défait à la base, qui se reconstruit au fur et à mesure que sa parole se délie dans le temps, et qui finit par se remettre debout, non plus comme un cadavre ambulant complètement dérouté, mais plutôt comme un corps qui a encore besoin de se réconcilier avec ce monde. Lisez les 11 volets du texte originel et vous verrez que cet homme fracassé au départ, se remet debout sur ses deux jambes à la fin du texte, avec l’espérance au bout, prêt à se battre comme jamais contre l’innéfable.
Au début de la pièce le personnage principal donne le sentiment d’en vouloir à Dieu, il l’attaque en quelque sorte.
Il ne l’attaque pas, il l’interroge. Le doute fonde en partie notre humanité. C’est quelque chose de fondamental dans notre rapport au divin. Le doute est même un principe constitutif de l’Être dans le soufisme dont je me suis quelque peu inspiré pour écrire ce texte. Ce personnage qui demande après Dieu, au moment où disparaît son cousin, retourne ensuite sur son tapis de prière. Nous parlons bien d’une personne qui vit pleinement sa foi. Plus tard, ce personnage met une barrière entre lui et d’autres croyants : « Est-il (Dieu) d’accord avec ceux-là qui parlent en son nom, lui dont on nous a rapporté ses saintes paroles ?« . Il poursuit sa glose avec des références au Coran, où il est écrit que deux mers ne peuvent se rencontrer parce que l’on a érigé une barrière entre elles. À l’image de Mayotte et d’Anjouan, deux fragments d’un même récit scindé en deux à cause d’une frontière instruite par la France.
Aux Comores, la religion occupe une place très importante, as-tu eu des retours de personnes que le spectacle a dérangées ?
Quelqu’un a mal lu mon livre et a parlé de blasphème dans le journal national. Ce journaliste s’est contenté des premières phrases du texte mais il n’y a eu aucun blasphème. Il faut lire le texte jusqu’au bout pour le comprendre. Le personnage use du doute pour mieux interroger le réel. Pour questionner la responsabilité des siens. Dans le texte original, le personnage dit ceci : « à force de tout faire porter à Dieu, vous allez le rendre bossu« . Il pose la question de la responsabilité de l’homme par rapport à ce qui advient.
À travers ce spectacle, tu t’engages dans une cause
(Il coupe) Je ne suis pas engagé. Dire le mal qui te ronge n’est pas un acte d’engagement en soi. Le personnage de ce texte et moi-même sommes juste en train de mettre des mots sur un gros foutoir qui nous salope la gueule.
Ce que j’aimerais savoir, c’est si la démarche artistique a précédé l’engagement.
Mais engagé à quoi ? Je suis peut-être engagé quand je défends la Palestine. Ce n’est pas le cas lorsque j’ai mal à ma chair et que je le crie. J’ai perdu des cousins dans cette relation coloniale. Le fait de dire que ça va mal aux Comores, dans mon propre pays, est-ce qu’on peut appeler ça de l’engagement ? Qui le fera à ma place, si je n’en cause pas ?
Tout le monde ne le fait pas pour autant.
Je fais ce que j’ai à faire avec ma conscience pour seul fondement.
D’où part alors l’idée de ce spectacle ?
Le propre d’une démocratie comme la France, c’est de remuer la merde qu’elle génère une fois qu’elle est dépassée, jamais quand elle se passe, au moment où elle se passe. Pour la guerre d’Algérie, on a attendu des années avant que 9a ne bouge. On parle de 16 000 morts aux Comores. Dans 50 ans, quelqu’un écrira un livre sur le « scandale de la République française » qui a laissé mourir des gens qu’elle aura traqués dans leur propre pays. On applaudira. Pendant ce temps-là, que faisons-nous ? Je parle de « nous », qui subissons la situation, aujourd’hui. Ce spectacle est une réponse possible à cette question.
Il répondait donc à une nécessité ?
À mon avis, la vraie nécessité est dans la mise à mort du visa Balladur. Mais ce spectacle est la seule arme dont je dispose. Nous sommes dans une guerre qui ne dit pas son nom ! J’utilise tout ce que j’ai à ma portée : le théâtre, la poésie, la photo, pour dire non à l’impensable : la disparition de mon peuple.
Pourquoi une scénographie avec de la terre ?
La question abordée est liée à la terre. Les Comoriens deviennent étrangers sur leur propre terre. Quant aux morts du visa Balladur, qui sont nos semblables, on ne les enterre pas. La scénographie répond au questionnement sur une terre qui se défile et qui finit par faire faux bond à ses propres habitants.
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