Certains individus semblent avoir établi un monopole de la représentation du continent africain sur la scène internationale. Comment nous positionner dans cet espace mondial, liminal, désarticulé mais potentiellement productif ? Le problème de l’inégalité de l’accès aux ressources en Afrique, et notamment en Afrique du Sud, requiert une attention urgente, car si nous ne nous en préoccupons pas, ceux qui sont en position de force en occident – Noirs ou Blancs – continueront à nous indiquer, voire à nous dicter, comment représenter nos arts et nos vies. Le point de vue de la Directrice des collections d’art des musées Iziko du Cap, en Afrique du Sud.
La base d’un musée, sa raison d’être, c’est sa collection permanente. À cet égard, l’histoire des initiateurs et principaux bienfaiteurs de la Galerie nationale sud-africaine (Sang) est significative. On ne peut pas la relater ici mais il faut quand même en dire deux mots. L’Association des Beaux-arts sud-africains (Safaa) a lancé sa collection permanente en 1871 et cette initiative a déclenché toute une série de legs et de dons de « nouveaux riches » sud-africains. Leurs collections et les uvres offertes reflétaient leurs goûts, leurs désirs et aussi l’histoire coloniale du pays. En 1895, quand la South African Art Gallery Act fut promulguée, la collection comportait plus de cent uvres. La loi entra en vigueur l’année suivante, l’établissement fut nationalisé et sa collection déclarée propriété du gouvernement colonial du Cap. Un conseil d’administration fut mis en place. Le bâtiment qu’avait acquis la Safaa fut récupéré à des fins pédagogiques. Des années d’indécision s’ensuivirent. Cela a créé un précédent en ce qui concerne l’attitude de l’État par rapport au Musée national d’art, prémice d’une histoire marquée par la négligence et le manque d’intérêt, et rien n’a changé depuis. L’établissement sous sa forme actuelle n’a ouvert qu’en 1930, avec une extension des salles en 1937. En 1969, le conseil d’administration a validé l’annexion des propriétés attenantes des frères maristes. Entre 1989 et 1991, on a fermé la Galerie pour des rénovations : l’installation d’un système à air conditionné et de nouveaux éclairages. Le manque d’espace et de confort posait problème depuis des années mais les demandes d’action n’avaient rencontré jusqu’alors aucun écho.
Un directeur des collections noires
Notre vision de la culture sud-africaine est constamment minée par une sorte d’asphyxie interne et d’anémie financière et si nous avançons, c’est malgré et non pas grâce à l’appui du gouvernement. Depuis 1990, toutes les fonctions du Musée national ont été réexaminées et testées en fonction des besoins d’une Afrique du Sud en pleine mutation. Notre travail était sous-tendu par un désir de questionnement et de relecture du passé et de son héritage. Une production culturelle de plus en plus diversifiée incitait à davantage d’ouverture. On a toujours découragé l’implication des équipes dans une démarche et une ligne d’action. C’est encore le cas aujourd’hui. Les professionnels des musées attachés aux institutions ont les outils pour étudier et réécrire l’histoire, mais ils peuvent aussi être mis sur la sellette et déclarés coupables de s’approprier l’art et la culture d’autrui, en vue de maintenir un statu quo ou d’étendre leur pouvoir. Le régime de l’apartheid a si bien verrouillé le contrôle des ressources et de l’éducation par les Blancs que, treize ans après les premières élections démocratiques, on manque toujours de chercheurs, d’historiens de l’art et de conservateurs noirs qui puissent assumer la tâche de réformateurs et représentants de l’histoire et de l’histoire de l’art. Conscients de cette situation, nous avons embauché des conservateurs stagiaires, financés par des fonds extérieurs à la Galerie. L’équipe changeant, nous avons embauché un directeur des collections noires et nous recrutons actuellement deux conservateurs.
Les efforts pour changer ont toujours échoué
Dans la lignée des transformations amenées aux institutions du patrimoine par la période postapartheid, les musées fondés par le gouvernement central du Cap ont été intégrés. La galerie nationale fait maintenant partie des musées Iziko du Cap, qui comprennent quinze sites et trois disciplines principales : histoire naturelle, histoire de l’art et histoire sociale. Elle est dirigée par le Département des collections d’art (ACD) d’Iziko, qui intègre la collection Michaelis − collection de peintures et d’uvres sur papier de l’École néerlandaise du XIIe siècle. Le concept d’amalgamation a créé un contexte propre à des pratiques plus efficaces, avec des disciplines transversales et la création d’un service du Musée national. Mais dès le départ, le manque de moyens a mis cela en péril : la subvention principale n’a pas augmenté depuis 1994. Notre travail à la Galerie nationale Iziko est entravé par une bureaucratie étouffante, une absence de projets pour et à l’intérieur des musées et la centralisation de fonctions essentielles telles que la gestion des expositions et l’éducation.
Mais c’est la collection permanente qui a le plus souffert. De 1984 à 1997, le budget d’acquisition a plafonné à 20 000 par an. Entre 1997 et 2003, il n’y a rien eu. Et depuis, l’ACD perçoit 15 000 par an. Nous recevons des legs et des dons de la part du public, des Amis de la Galerie et des artistes qui soutiennent notre travail et croient en notre institution. La législation fiscale a toujours découragé les donations à la Galerie nationale et les efforts pour changer cela ont jusqu’à présent toujours échoué. Les donateurs sont doublement pénalisés puisqu’ils sont taxés par l’État pour ajout à la collection d’art nationale qui est propriété d’État. Nous avons perçu des fonds pour des projets spécifiques auprès du NLB ainsi que des subventions ad hoc du Département des arts et de la culture (DAC). Mais pour les projets d’acquisition spécifique, nous devons présenter un dossier et la réponse peut prendre plusieurs mois. Cela altère la capacité de la Galerie à être réactive dans un marché de l’art très compétitif et à avoir une stratégie stable de développement de la collection permanente. De ce fait, le Musée national d’art et l’Afrique du Sud elle-même, perdent des uvres historiques et contemporaines importantes et la plupart des brèches creusées par l’apartheid restent béantes.
Treize ans après les premières élections démocratiques, l’Afrique du Sud peut s’enorgueillir de bien des acquis et réussites, mais nous sommes aussi tout à fait conscients d’une crise générale qui affecte les arts, les secteurs du patrimoine et une société profondément déficiente. Comment en est-on arrivé là ? Le cadre institutionnel pour les arts, la culture et le patrimoine a changé de façon significative et positive depuis 1994, mais dès le départ le spectre de la gabegie a hanté le processus de transformation et cela n’est pas près de changer. Ce n’est pas tant parce que les coffres de l’État sont vides mais parce les initiatives comme le Freedom Park (un nouveau site du patrimoine en hommage au combat pour la démocratie) sont largement subventionnées et privilégiées aux dépens des institutions perçues comme élitistes, à domination blanche, ou traditionnelles. Cela contrecarre l’idéal d’une collection d’art national dynamique et représentative de l’Afrique du Sud. Cela a aussi un impact négatif sur la capacité du musée à remplir son rôle de lieu d’accueil d’un travail novateur ou expérimental et sa mission d’éducation aussi bien auprès des jeunes et des moins jeunes que de ceux qui ont des besoins spécifiques.
Un jargon commercial infiltre notre vocabulaire
La situation postapartheid doit être observée dans le contexte de la mondialisation et de la politique macro-économique du gouvernement sud-africain. La stratégie Croissance, emploi et redistribution (Growth, Employment and Redistribution), la GEAR, initiée en 1996, vise à rendre le capitalisme sud-africain compétitif dans l’arène internationale. Cette stratégie prévoit la privatisation des biens nationaux afin de réduire le coût de certains services et de trouver des fonds permettant de répondre à d’autres objectifs de l’État. Il s’agit aussi de libéraliser le commerce, le patrimoine et les flux financiers. Ce modèle néolibéral remplace le Programme de reconstruction et de développement (RDP). Aucun des buts visés n’a encore été atteint. Le GEAR affecte le secteur des musées dans la mesure où le gouvernement essaie constamment d’en déléguer la responsabilité à la société civile, par des partenariats avec le secteur privé, les gouvernements ou les organismes étrangers et la Loterie nationale. Nous sommes bridés dans nos activités par la nécessité de réduire les coûts pour l’État. Notre impact sur la société en termes d’éducation, de reconstruction et de développement en pâtit considérablement. La vente de pièces du patrimoine national est une conséquence logique de la GEAR et on entend venant d’un peu partout des appels à la privatisation des musées. Alors même qu’on théorise sur le rôle social des musées dans le processus de transformation, la réalité est tout autre : nous ne sommes plus perçus comme des entités sociales au service du peuple d’Afrique du Sud, mais comme des entreprises qui doivent s’autofinancer. Un jargon commercial, emprunté à des consultants qui n’ont aucune idée des musées, infiltre notre vocabulaire.
Le cercle branché de la diaspora dominante
Paradoxalement, cette situation, combinée à l’impression que les musées n’ont pas évolué, coïncide avec un intérêt sans précédent pour l’art sud-africain et les activités du Sang d’Iziko. Notre entrée dans la communauté internationale a suscité un large champ d’opportunités. La liste des expositions, prêts, échanges et participations à des conférences, séminaires et autres jurys est longue et excitante. Nous avons accueilli des expositions de pointe, qui nous ont permis de proposer aux Sud-Africains des uvres qu’ils n’auraient sans cela jamais vues et de faire la promotion de notre art au niveau national et international. Le rôle et l’influence de la Galerie nationale n’ont jamais été aussi importants et en même temps elle n’a jamais eu autant de difficultés à jouer son rôle. Depuis 1990 on se pose des questions sur la façon dont l’Afrique du Sud et ses musées sont perçus et dont ses artistes – noirs ou blancs – sont représentés. Cela s’explique en partie par le défilé d’académiciens, conservateurs, négociants d’art et galeristes en quête d’inspiration, d' »authenticité », de « pertinence », d’un art visiblement africain ou international ou conceptuel et d’un nouveau marché. Nous avons dû apprendre à résister au néocolonialisme et à l’eurocentrisme culturels, ce qui n’est pas facile si l’on considère la situation financière qui prévaut ici.
Avec la mondialisation, les choses ont beaucoup changé pour les artistes. Ceux qui se sont adaptés au « nouvel internationalisme » et au « langage international » des biennales et des expositions internationales ont rapidement bénéficié de réputations internationales – et ils l’ont bien mérité. Mais les artistes qui ne rentrent pas dans le moule ou qui n’ont aucune idée de ce que cela signifie et implique, sont cantonnés dans un ghetto, s’ils ne tombent pas totalement dans l’oubli. Beaucoup d’artistes, académiciens ou conservateurs ont rejoint le courant principal mais ils ne sont guère aidés par leur propre pays. Ce qui est nouveau et inconnu est si séduisant et le marché de l’art international si exigeant, que l’attention portée au débat sud-africain et à sa production esthétique s’est déplacée hors des frontières et beaucoup d’artistes se sont retrouvés hors-jeu. C’est en partie pour cela qu’un grand nombre d’artistes a quitté le pays, rejoignant ainsi le cercle branché de la diaspora dominante.
La créativité comme agent du changement social
Parmi ceux qui sont restés chez eux, certains ont été complètement intégrés dans le circuit international, d’autres jouent sur les deux tableaux ou travaillent uniquement localement. Beaucoup croient, comme au temps de l’apartheid, que les artistes peuvent développer des idées susceptibles d’influencer et de changer la société. Ainsi, une énorme masse de travail a débouché sur des auditions et conclusions de la Commission vérité et réconciliation (TRC). L’aggravation de la criminalité, le scandale des enfants sans foyer et du sida mettent au défi les artistes d’esthétiser de graves sujets collectifs. Certains sont restés des activistes, pas seulement au sens politique mais aussi dans leur manière de s’engager par rapport à la collectivité, avec l’idée de se servir de leur créativité comme agent du changement social. Ils font le lien entre le public et le privé. Ceci, comme la façon dont le Musée national met ces problèmes en exergue, fascine une communauté artistique internationale, fatiguée de toute l’énergie qu’elle dépense non par conviction mais pour répondre à des exigences de mode ou de marché.
Comment nous positionner dans cet espace mondial, liminal, désarticulé mais potentiellement productif ? Le problème de l’inégalité de l’accès aux ressources en Afrique et notamment en Afrique du Sud requiert une attention urgente, car si nous ne nous en préoccupons pas, ceux qui sont en position de force en Occident – Noirs ou Blancs – continueront à nous indiquer, voire à nous dicter, comment représenter nos arts et nos vies. Certains individus semblent avoir établi un monopole de la représentation du continent africain sur la scène internationale. L’absence d’une stratégie nationale qui assurerait la participation de l’Afrique du Sud aux biennales qui comptent et aux principales expositions, nous laisse à la merci de mécanismes sophistiqués propres à maintenir l’hégémonie occidentale. Nous devons chercher des partenariats en étant en position de force, comme des égaux et non des mendiants. Alors seulement les Sud-Africains impliqués dans les arts et la culture seront en mesure de s’engager totalement et d’avoir leur place au niveau international tout en faisant leur travail chez eux. Alors seulement serons-nous capables d’affronter et de questionner ce système global qui vise à dominer et à homogénéiser le monde.
Les musées sont avant tout des entités sociales
Quel est le rôle des musées dans cette Afrique du Sud postapartheid ? Nous devons exiger un soutien convenable du gouvernement en faveur des arts, de la culture et du patrimoine et ne pas laisser marginaliser notre travail de « muséologistes », ni brader le patrimoine national ou privatiser les musées. Nous devons défendre l’idée que les musées sont avant tout des entités sociales. Cette notion est souvent oubliée dans les débats sur les nouvelles théories et méthodologies. La « vieille » muséologie s’intéressait surtout aux objets et à leur conservation, la « nouvelle » parle plutôt de gens, de bénéfices sociaux, d’apport d’idées. Dans cette dichotomie, on oppose présence esthétique et projet social, objets et personnes, pouvoir du conservateur et communauté sans voix, et enfin tradition et modernité. Notre expérience a montré que de tels antagonismes n’étaient pas nécessaires. Nous sommes fiers de nos réalisations, mais il reste encore beaucoup à faire. Parfois on nous accuse de ne pas en faire assez pour transformer les musées ou de ne pas être assez rapides. Nous tenons compte de ces remarques et agissons en fonction, tout en respectant les priorités stratégiques des Musées Iziko. Nous accueillons et soutenons des initiatives inestimables d’artistes et acteurs culturels. Les transformations opérées ces dix-sept dernières années à la Galerie sont dues au mérite de chaque personne présente et sont pour nous, synonymes d’ouverture aussi bien au niveau des connaissances que des perspectives, avec la revitalisation du musée et l’enrichissement de notre travail et de nos vies.
Traduit de l’anglais par Marie-Emmanuelle Chassaing///Article N° : 6761