« Regard de femme »

Entretien de Laure Tarot avec Fatou Kandé Senghor

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Photographe, réalisatrice et cinéaste sénégalaise, fondatrice du Waru Studio à Dakar, Fatou Kandé Senghor revient sur son parcours et s’exprime sur le statut de l’artiste femme en Afrique.

Que signifie être artiste pour vous ?
Être artiste, c’est être choisie par des pulsions, par des muses, par une capacité à la réflexion, à sentir, à comprendre, à regarder et à voir, parce qu’on ne voit pas toujours. C’est une humilité qui approche les gens et qui permet l’accès aux choses. En ce qui me concerne, la problématique géographique ne me définit pas. Je viens avec mes traces, mes signes et mes symboles. C’est ce qui m’habite et qui fait que je peux entrer en conversation avec quelqu’un. Donc l’Africaine est là, la Sénégalaise est là, la Musulmane, la fille du Sud est là. De ce fait, toutes les choses qui m’appartiennent sont obligées de venir avec moi. Les gens portent ce qu’ils sont. L’artiste est un personnage intelligent. C’est un sociologue, un psychologue, c’est un personnage attachant et vaillant.
Pourriez-vous nous parler de votre parcours artistique ?
Mon parcours a débuté de manière assez innocente. Ayant beaucoup voyagé avec mes parents, j’ai toujours eu accès aux technologies nouvelles : appareils photos, caméras. L’apprentissage a commencé très jeune, c’était une première initiation. Puis, je suis allée à l’Université de Lille en Langue et Civilisation Anglophones ; car chez moi, il était impensable de choisir Histoire de l’Art ou une école d’art. J’ai tout de suite intégré les ateliers de cinéma et photo. Au final, j’ai passé autant de temps dans mon parcours littéraire que dans mon expérimentation de tous ces médias. À un moment donné, j’ai compris que ma passion pour la littérature et les civilisations pouvait y trouver refuge. À travers eux, mon expression devenait différente, moins figée. Je me suis rendu compte que, toutes ces images qui défilaient devant nous, avaient besoin d’un propos, d’un sens. Qu’il fallait les mouler de telle manière qu’elles traduisent le discours qu’on essaye de partager. Une boulimie s’est emparée de moi, je me suis mise à dévorer tout ce qui existait en livres d’art et littérature sur l’Afrique : ce qui avait été fait, qui était qui, et qui avait produit quoi dans les différentes écoles et régions d’Afrique. Après cette étude, j’ai réalisé qu’il n’y avait que peu d’éléments nous concernant ; que l’histoire avait surtout été écrite afin de retracer les grands mouvements.
J’ai longtemps réfléchi avant de retourner en Afrique. Paris a un côté enivrant. Sa profusion culturelle m’a longtemps retenue. Mais lorsque je suis allée au Fespaco à Ouagadougou, porte d’entrée passionnante en Afrique avec ses mille motos, ses 49 °C à l’ombre, son bon poisson… la passion de mon art, de la liberté, du voyage, de la découverte, tout s’est entremêlé et la porte du retour s’est ouverte. Je me suis dit que j’allais revenir et voir comment trouver ma place. Je n’ai pas eu le choix de ma destination, Dakar était nécessaire, c’était le pays : « c’est là où tu dois venir reconstruire des choses ». De plus, à cette époque, Dakar était déjà une plateforme bouillonnante. J’ai vu ce qui s’y faisait, ce qui existait et j’ai continué dans ma boulimie, à lire, à regarder, à voir, à écouter. Tout ce qui existait déjà en moi et qui avait besoin de s’exprimer est remonté du fond de mon être. Lorsque j’ai commencé à créer, mon art a tout de suite été remarqué car j’étais une artiste sénégalaise avec un regard différent : continental et panafricain. J’ai compris que la valeur de mon discours devait être la racine de ma production et que je ne devais pas faire du suivisme ou du networking… J’avais parcouru le monde et je voulais retourner à moi. Je fais de l’art pour faire du vrai, pour partager une certaine responsabilité de ce qui se passe dans le monde et qui m’atteint profondément. Donc, je communique dans des médias, à travers des espaces que je tente de populariser comme, par exemple, faire des installations dans les marchés…
Comment voyez-vous la place de l’artiste femme en Afrique aujourd’hui ?
Notre représentation n’est pas encore très importante, bien que je ne pense pas que nous soyons en mesure de connaître véritablement le quota d’artistes femmes en Afrique.
En Afrique, le système social est fondé sur l’agrandissement de la communauté, de la famille. Se pose alors la question de savoir qui la femme va-t-elle épouser, dans quel contexte va-t-elle faire ses enfants… Toutes ces inquiétudes se projettent sur la condition de l’artiste femme.
Aujourd’hui, on s’aperçoit que de plus en plus de jeunes femmes artistes voyagent, qu’elles ont un certain pouvoir d’achat. L’artiste est intégrée dans la société parce que les gens respectent sa capacité à être indépendante financièrement. Les mentalités évoluent peu à peu, mais les parents préfèrent tout de même que leur fille s’oriente vers des métiers plus stables.
Quelle approche avez-vous de l’acte de création ?
L’acte de création est un tout. Au départ, je pense qu’on ne choisit pas d’être ainsi : obnubilé. Pour moi, il s’agit de préoccupations, de conversations intimes et personnelles sur certains sujets qui me touchent. Créer est un moyen de m’en distancier, tout en les gardant à proximité, de manière à les transmettre sous forme esthétique, même si celle-ci peut parfois s’avérer violente. Parce que le Beau est relatif.
Lorsque l’on a conscience de la violence qui affecte le monde, de la souffrance, on ne peut pas rester dans sa bulle. Ces images vous habitent, vous empêchent de dormir, vous aliènent. Alors, je me déchaîne dans mon travail afin que les gens ne passent pas devant mes œuvres sans comprendre que je les invite à discuter avec l’objet. S’il m’arrive d’être témoin de situations troublantes, j’aime que le public en prenne conscience.
L’acte de création n’est pas simplement plastique ou esthétique. C’est un moment de vérité, une arme, un moyen de m’exprimer.
Lorsqu’on regarde de plus près votre œuvre, on s’aperçoit que la condition de la femme y est un thème récurrent.
Je suis passionnée par l’expérience féminine. La femme revient toujours dans mon travail parce qu’elle est importante et ce, partout dans le monde. Quoi que l’on dise, elle est la même ; qu’elle soit de l’Himalaya, de Milan ou du Sénégal. Pour moi, c’est une fibre, une créature complexe. Elle est le noyau et n’échappe à rien : physiquement, intellectuellement, émotionnellement, « hormonalement », on lui rappelle toujours qui elle est.
Le thème de la femme m’est venu naturellement. Peut-être est-ce parce que je remarque plus facilement leur présence. Je trouve que le regard des femmes va à l’essentiel. J’ai l’impression qu’il trouve plus vite qu’un regard d’homme. Je ne les vois pas uniquement dans leurs souffrances mais dans leur capacité à les dominer : sur des terres arides en train de rire, dans des besognes difficiles à faire des blagues, enterrant leurs enfants et se disant qu’il faut être fortes pour ceux qui restent. Je les comprends et je puise dans leur force.
J’avais besoin de cet axe-là, de cette vie-là, de me demander ce que je voulais montrer à travers mon œuvre : qu’il s’agisse de parler de sexualité, de problématiques entre Noirs et Blancs, d’identités… ces thématiques reviennent fréquemment dans mon travail.
J’ai choisi d’aller chercher la femme là où la vie est vraie. Quand ces femmes se réveillent, ce qu’elles vont faire est clair. Elles ne baillent pas en se disant qu’elles vont rester à la maison se reposer. Prenons, par exemple, les vendeuses de perles. Elles les rassemblent toute la nuit pour en faire des colliers et des petites ceintures à vendre pour faire bouillir une marmite. Toute une vie dépend de ces perles. Je travaille pour qu’on les comprenne mieux et qu’on les juge moins. Il ne s’agit pas d’un choix, mais d’un constat : il existe sur cette terre une vie immuable qui est portée par les femmes. Quoi qu’il advienne, elles trouvent toujours la force d’assumer cette vie-là.
Comment se traduit cette vision de la femme dans votre art ?
Je suis toujours un peu confuse parce que l’abstrait me parle beaucoup en rêve. Mais il ne communique pas assez avec les miens et ma préoccupation est d’abord locale, nationale, et continentale avant d’être globale. Je suis persuadée que si l’histoire est bonne ainsi que le visuel, elle devient transversale. Je repousse mes élans abstraits ou, s’ils sont présents, ils entourent une réalité qui est toujours identifiable. J’invite les personnes dont je parle à s’intéresser à ce qui est montré et à se dire qu’il n’y a pas, dans les galeries, que de jolies filles peintes par de grands portraitistes. Il y a aussi ces femmes de la vraie vie, de la réalité, avec leur vécu et leur labeur. Je souhaite que mon travail soit pour elles un miroir, qu’elles soient fières, qu’elles sortent de l’ombre et qu’elles se disent que ce qu’elles font va porter le monde.
En ce qui concerne mes deux médiums de prédilection, ceux-ci sont liés. Ma photographie est toujours prolongée par une vidéo car j’ai besoin d’entendre des voix. La photographie me donne, ainsi qu’à mes interlocuteurs, des sensations différentes. Quand je vois quelqu’un s’arrêter devant une image puis y retourner, je me dis que j’ai réussi. Le dialogue est noué. D’un autre côté la vidéo permet la documentation. On n’est pas limité à une image figée. Avec la vidéo, on profite du petit plus qui change tout. Pour la championne de 800 mètres handicapée qui est tailleuse la journée, la photographie ne peut tout dire. Elle peut nous montrer sa force, mais dans un film, c’est autre chose. On peut la voir sous tous ses angles.
Selon vous, quelle est la reconnaissance des femmes artistes sur le plan local et international ?
La reconnaissance internationale dépend de plusieurs facteurs. Aujourd’hui, les artistes ont compris l’importance du commissariat. En Afrique, on a tardé à le comprendre parce qu’il nous manquait ces armes : les orientations, les informations, les bons et mauvais créneaux… C’est un travail qui aurait dû être fait au préalable. Malheureusement la connaissance n’est pas accessible à tous. Au Sénégal, par exemple, le statut de l’artiste n’est pas régularisé. Ainsi la reconnaissance locale est liée, à votre verbe, à votre capacité à intervenir dans les lieux où vous êtes invitée en tant que femme artiste, pour défendre ce que vous faites, pour dire qui vous êtes. Les gens vous écoutent, vous comprennent et sont ainsi amenés à voir ce que vous faites. Votre travail doit arriver à eux. Là est mon pari.
Les artistes doivent s’impliquer dans leur environnement proche. Quand je fais un film à Popenguine, le premier public qui le voit est local. Les premières projections sont là-bas, entre le mur de la Mosquée, l’école, le marché. Mon travail prend alors tout son sens. C’est là la réussite : la capacité de s’adresser à un public local, d’être à ses côtés, de comprendre ses préoccupations.
Un artiste se doit de connaître son environnement et de s’impliquer dans sa communauté pour exister. Ensuite, il peut effectivement se soucier de produire pour d’autres plateformes.

Propos recueillis par Laure Tarot à Dakar, Sénégal, en mars 2011.
Entretien édité par Christine Eyene.///Article N° : 10388

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