Rencontres « Maintenant l’Afrique ! »

Entre amer réveil et lueurs d'espoir

Print Friendly, PDF & Email

Difficile de dresser un bilan des deux journées intenses des Rencontres « Maintenant l’Afrique ! » consacrées à l’économie de la culture sur le continent. Elles furent marquées par le foisonnement et l’intérêt des réflexions des nombreux participants. Un certain nombre de remarques et de thèmes se dégagent toutefois.

Si une tendance majeure peut être dégagée des foisonnantes Rencontres « Maintenant l’Afrique ! » (1), c’est sans doute celle d’un douloureux réveil. Prises dans l’étau de la mondialisation et confrontées à la nouvelle donne des technologies numériques, les productions culturelles contemporaines se voient aujourd’hui confrontées à des notions qu’elles n’avaient jusqu’ici pas su, pas voulu ou pas pensé prendre en compte. Posé comme une incontournable exigence, un vocabulaire purement économique vient s’insérer dans le discours sur l’art : on parle de marchés, d’exportation, de rentabilité.
De la solidarité à l’union d’intérêts
Les rencontres « Lille 2000 », précédent grand rendez-vous de la création africaine sous l’égide du programme Afrique en créations (cf. les comptes rendus publiés dans Africultures n°32 et sur le site web), constatant l’absence de politiques publiques en matière culturelle dans les pays africains, avaient tablé sur la vitalité du secteur privé et orienté les soutiens sur la professionnalisation de l’encadrement et la mise en réseaux.
On a bien parlé de mutualisation à « Maintenant l’Afrique ! », mais plus de réseaux : intéressante évolution du vocabulaire issue des relatives défaites de multiples tentatives. L’arrêt du réseau Ocre (Opérateurs culturels en réseau) initié par Afrique en créations fut regretté à plusieurs reprises. Si échec il y a, il tient dans la difficulté de lutter contre la perversité du rapport Nord-Sud : alors que certains opérateurs s’affirmaient magnifiquement vertueux, d’autres acceptaient des missions pour en recueillir les subsides en se contentant d’une gestion de façade ou bien, dans les meilleurs des cas, se heurtaient, malgré toute leur énergie, au manque d’appui de leur ministère de tutelle. Mais l’évolution du vocabulaire ne révèle-t-elle pas aussi l’évolution du monde ? La solidarité du réseau fait place à l’union d’intérêts de la mutualisation.
De la subvention au marché
De la même façon que la soumission au libéralisme économique du Nepad (Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique) – qui n’a pas de volet culture – remplace les envolées lyriques du panafricanisme, le secteur culturel doit passer de la subvention au marché. En l’absence chez soi d’un cadre réglementaire et fiscal favorable et dans un monde paupérisé qui se presse dramatiquement à la porte des quelques pays riches, cela ne revient-il pas à demander à un unijambiste de courir ? Comment limiter la fuite des cerveaux artistiques vers les pays où ils trouvent les conditions de leur création ? La vieille sagesse continuera de s’appliquer : « Celui qui a de la viande à faire cuire va là où il y a du feu ».
En 2000, on attendait encore beaucoup du Nord pour suppléer aux carences des États africains. Fin 2006, on ne se fait plus d’illusions : le Nord en crise se replie et réduit ses aides. Tandis qu’un politicien suisse, le conseiller fédéral Christoph Blocher, ose affirmer haut et fort qu’elles ne servent à rien (voir rubrique « murmures » sur le site d’Africultures), beaucoup le pensent tout bas et agissent en fonction. Le bon vieux reproche de formatage de la création, fait au Nord à travers son subventionnement, laisse la place à une réflexion sur le formatage opéré par le marché, c’est-à-dire sur la recherche du succès public pour subsister. Et face à la dureté des logiques économiques, les bons vieux procès teintés de radicalité identitaire se transforment en un constat chargé d’amertume : mais bon sang, les années passent et que font les États africains pour soutenir les opérateurs culturels dans cette nouvelle jungle ? Quid de l’encadrement juridique, fiscal et financier, des infrastructures, des formations ?
Les États africains comme ultime espoir
Des lueurs d’espoir pointent pourtant : certains États se bougent, au moins dans certains secteurs. Des législations protectrices et des réglementations sont adoptées. En mettant en place des fonds d’aide à la création, des pays investissent même financièrement dans des filières culturelles y affirmant ainsi leur potentiel en matière de développement durable.
Orden Alladatin, directeur du Fitheb (Festival international de théâtre du Bénin) a rappelé que sur un budget de 188 millions de Fcfa, 150 provenaient du gouvernement béninois. Avec 5 millions d’euros d’aide à la production, le Maroc fait autant de films en 35 mm que le reste de l’Afrique, hors Afrique du Sud. Un tiers du fonds d’appui est alimenté par la taxation des chaînes de télévision tandis que l’État finance le reste. Simon Njami, commissaire d’expositions indépendant, a rappelé que le Mali a créé un espace d’art contemporain dans son musée national et une école où les nouvelles technologies sont premières, « alors que ce n’est pas le pays le plus riche du monde ! »,.
« Il faut éduquer nos dirigeants à la culture » a renchéri Ibrahim Loutou, membre du conseil d’administration d’Afrique en Créations, en signalant qu’Alphadi est encore perçu parfois comme un tailleur et non un créateur de mode. Alphadi profite cependant au Niger pour l’organisation du Fima (Festival international de la mode africaine) d’un soutien efficace de l’État, lequel a soutenu à hauteur de 400 millions de Fcfa une manifestation artistique à Zinder, suite aux Jeux de la Francophonie qui se déroulèrent à Niamey en novembre 2005.
Le producteur mozambicain de cinéma Pedro Pimenta a résumé la situation : « On veut plus d’État mais qu’il ne s’occupe pas de nos affaires : on sait qu’avec l’État ce n’est pas possible. Il faut donc transformer un problème en opportunité ! » Le Mozambique ayant fait le choix de développer fortement son système de télécommunication, Pedro Pimenta propose au gouvernement d’organiser la diffusion des films en s’appuyant sur la multitude de petites structures informelles qui pourraient ainsi créer des emplois.
En Côte-d’Ivoire, a rappelé le directeur de Cultures et Développement, Francisco d’Almeida, un protocole national garantit aux éditeurs locaux la production de livres pour le primaire, ce qui leur assure un marché porteur et ainsi une survie financière.
L’encadrement juridique se révèle incontournable mais il ne suffit pas. Ce leitmotiv est revenu comme un refrain durant toutes les Rencontres. Jean Lambert-Wild, directeur du Centre dramatique national de Caen, en a parfaitement précisé les raisons : « Un État qui n’investit pas dans la culture se dédouane de la question de l’éducation des citoyens et se protège d’une opposition, c’est-à-dire qu’il prépare des forces tyranniques ».
« Le budget de mon centre est de 400 000 euros alors que celui du ministère de la Culture du Mali est de 5 millions d’euros », a noté Jean-Michel Champault, directeur du Centre culturel franco-mozambicain à Maputo, insistant sur la concurrence que les CCF bien équipés exercent avec les structures locales : « Nos budgets étant en diminution, on doit aussi avoir des recettes et donc encore entrer en compétition avec des opérateurs locaux ».
Cela pose la question d’une stratégie globale des puissances du Nord. « L’accord de Cotonou, entre les pays ACP et l’Union européenne, a un chapitre culture qui n’a jamais été utilisé selon une véritable stratégie », a ainsi souligné la nouvelle présidente d’Afrique en créations, Gabrielle von Brochowski.
Pas de diabolisation généralisée des États africains donc, mais une exigence d’autant plus affirmée que l’on sent par exemple un frémissement au sein de l’UEMOA pour progresser sur ce plan (voir entretien avec Komlan Agbo, p. 231). Le témoignage de Rémi Sagna, ancien directeur des arts et de la culture au Sénégal et aujourd’hui responsable de la division « diversité culturelle » à l’Organisation intergouvernementale de la Francophonie (OIF), est ainsi venu rappeler combien certains fonctionnaires se donnent à leur tâche. « Les États sont aussi dans leurs propres contraintes qui seraient mieux comprises si elles étaient mieux expliquées », a-t-il ajouté. Mais dans bien des cas, « des ministres considèrent que la Culture est une voie de garage » et « elle ne pèse pas lourd dans un pays qui fait face aux urgences prioritaires en tous sens ».
Commencer par son jardin
Il n’empêche : l’amertume est bien là quand on mesure le temps perdu et l’énergie nécessaire pour la survie, tandis que les perspectives de changement restent encore bien lointaines. Car ce n’est pas seulement au Nord ou pour le Nord que les artistes contemporains veulent travailler : il est vital de commencer chez soi. C’est de toute façon nécessaire pour se former. Mamadou Konté insistait durant l’atelier musique sur la nécessité de faire tourner les artistes dans la sous-région avant de prétendre à des tournées mondiales. « Rien ne dit qu’il faut aller à l’étranger pour développer son art », indiquait la danseuse et chorégraphe haïtienne Kettly Noël, directrice au Mali du festival Dense Bamako Danse : « C’est le travail sur place qui permet ensuite d’avoir la possibilité et la légitimité de circuler ». Ce que confirmait Rui Assubuji, représentant de l’association des photographes mozambicains : « La reconnaissance dans le pays est essentielle pour se projeter ensuite à l’étranger. »
Cela n’empêche pas le déséquilibre Nord-Sud de marquer toute création : c’est bien là que s’inscrit le marché, l’argent étant surtout au Nord. « Le théâtre d’intervention sociale (souvent financé par des ONG, NDLR) est le bailleur de fonds du théâtre dans toute l’Afrique », a rappelé Étienne Minoungou, fondateur de la compagnie Falinga et des Récréatrales (résidences d’écriture et de création théâtrales panafricaines) au Burkina Faso. « Il est le garant de la pérennité de nombreuses troupes, et permet à certaines d’avoir un théâtre privé. En matière de capacité de production, c’est un des socles du foisonnement du théâtre en Afrique et de l’émergence des acteurs. »
Résistance au formatage
Il serait cependant bien méprisant de croire que les artistes ne savent pas préserver leur liberté en détournant les attentes formatées du Nord. « L’important, c’est ce que l’on met dedans », répétait avec une belle pertinence le documentariste sénégalais Samba Felix Ndiaye. Certes, ajoutait-il, pour être financé par une télévision, « il faut que ça aille dans le sens de la vague ». Et c’est là que la vision occidentale de l’Afrique pose problème. « On exclut les grands enfants de certains jeux : on préfère acheter ou conserver des masques, remarquait Simon Njami. Le contemporain demande du respect ».
Le mot est important : c’est la condition d’une relation possible. Et cela suppose de déconstruire un bon paquet de clichés avant de formuler des attentes. Mais aussi d’être conscient, de part et d’autre, que le lieu de la création n’est pas neutre, notamment en fonction des moyens à disposition. « Souleymane Koly n’a pas créé son spectacle en France comme il l’aurait créé à Abidjan mais une fois recréé en Afrique, ce n’était pas non plus le même qu’en France », a noté la nouvelle directrice du festival des Francophonies en Limousin, Marie-Agnès Sevestre.
Les influences sont inévitables, également révélatrices de rapports de force qui peuvent être aussi interafricains : « L’Afrique du Sud, c’est the american way of life, with an african touch, ironisait Pedro Pimenta. Il nous faut réagir ». Des rapports de force qui se traduisent bien sûr en termes économiques et dont le plasticien congolais Chéri Samba résumait avec humour la contradiction : « Le galeriste voulait que je travaille comme un cheval et le collectionneur ne voulait pas me voir envahir le marché. J’ai donc fait un tableau intitulé « Pourquoi ai-je signé un contrat ? »
Le temps de la création
Sans être nommé, le combat des intermittents français du spectacle avait envahi la scène des Rencontres «  Maintenant l’Afrique ! » L’une de leurs revendications ne tient-elle pas dans la reconnaissance du temps nécessaire à la création, celui de la maturation qui s’oppose à la notion de la rentabilité ?
Étienne Minoungou soulignait l’importance de « ménager l’espace et le temps nécessaires ». Il n’y a pas de création sans « la liberté d’être lent », mais aussi sans « un espace de prise de risque ». Cela fait dix ans que le groupe de Camel Zekri travaille sans sortir un album : compositeur et musicien algérien, directeur artistique de l’association Les arts improvisés, il a découvert au Niger « une musique cousine » de la sienne en Algérie. Cela fut une révélation qui l’a entraîné, avec son ensemble du Diwan-Bel Air-Gnawa, dans les pays alentours pour approfondir ses racines.
« La valeur théâtrale exclut la notion de marché. Il n’y a pas de droits d’auteur pour un comédien ou un metteur en scène », précisait Jean Lambert-Wild. Voilà l’économie de la culture ramenée à sa spécificité, qui ne peut être comparée à la commercialisation des chaussettes. Pire, c’est « en utilisant les armes de nos ennemis qu’on devient comme eux », entendait-on par-ci, par-là. « Parler compétitivité n’est pas dans ma culture politique », affirmait la metteur en scène Eva Doumbia, fondatrice des compagnies la Part du pauvre et Nana Triban (France/Côte-d’Ivoire).
De l’art pour plaire ?
Mais face à ce vent antilibéral, la question du public ne cessait d’être posée. « On a fait trop d’auteurs et pas assez de marché », insistait Pedro Pimenta, tout en relativisant son propos : « Nollywood (le phénomène de la vidéo domestique au Nigeria, NDLR) c’est trop de marché et pas assez d’auteurs ! »
Comment faire la part des choses ? Olivier Barlet, président d’Africultures, revenait à un vieux texte du plasticien Antonio Tapiès dans La Pratique de l’art (Folio Gallimard) qui suggère qu’un art qui ne dérange pas n’est pas de l’art : « Quand les formes ne sont pas capables d’agresser la société qui les reçoit, de la déranger, de l’inciter à la réflexion, de lui dévoiler son propre retard, quand elles ne sont pas en rupture, il n’y a pas d’art authentique. »
Il a également cité le bélier qui bouscule l’avocat de la Banque mondiale dans le film Bamako d’Abderrahmane Sissako : l’utopie du bélier africain qui affirme comme dans son autre film Rostov-Luanda « l’espoir coûte que coûte ». Entre cette définition de l’art de Tapiès et sa fonction selon Sissako, c’est une autre conception du rapport au public qui se dessine : plutôt que de chercher à plaire pour vendre, ne vaut-il pas mieux se demander ce qu’est une « bonne » œuvre d’art ? Qu’est-ce qu’un bon film, un bon livre, un bon spectacle, etc. ?
Le discernement critique
La réponse n’est pas aisée. Une distinction se profile dans ce que l’œuvre mobilise chez le public : le prend-elle comme sujet ou comme objet ? Lui donne-t-elle du grain à penser ou bien l’avilit-elle en mâchant ce qu’il doit penser ou en lui servant sa dose de pulsions ? Le laisse-t-elle libre de sa parole ou bien l’asservit-elle ?
Discerner entre ce qui construit notre place dans le monde et ce qui nous prive de liberté est le propre du discours critique. La critique : presque oubliée aux Rencontres ! Seul Boniface Mongo-Mboussa, écrivain et critique littéraire à Africultures, a signalé que les revues critiques avaient disparu en Afrique.
Simon Njami insistait sur l’importance de défricher les choses « pour que l’Afrique soit capable de défendre ses créations en termes non seulement de production mais aussi intellectuels ». Ce n’est qu’ainsi que le public sera en mesure de recevoir les œuvres contemporaines. Cette formation du public est « essentielle à l’ancrage de la danse contemporaine », souligna Kettly Noël.
Car pour le public, il n’est pas spontané de se cultiver. Le metteur en scène Hassane Kouyaté notait combien il est difficile à déplacer : « On passait des films dans les foyers Sonacotra (foyers pour travailleurs immigrés en France, NDLR), mais les gens ne descendaient pas pour les voir ! On offrait des places gratuites pour des spectacles, les gens ne venaient pas ! »
Et pourtant, il peut se bouger, le public ! Il n’est pas fermé aux nouvelles technologies comme les gens du Nord semblent le croire, « qui n’associent pas la technologie aux Africains », soulignait la plasticienne nigériane Fatimah Tuggar qui vit et travaille à New York.
Didier Awadi, rappeur, producteur et directeur du Studio Sankara à Dakar, a réalisé un clip sur une chanson parlant d’immigration clandestine : douze Sénégalais qui partent sur une pirogue. « On savait que le clip ne passerait pas à la télé sénégalaise. On l’a donc mis sur Internet : nous avons eu un million de connexions ! »
Le marché local
Le marché est donc aussi virtuel, mais il est local avant tout, voire africain : « Dès que l’on parle d’exporter la musique africaine, on pense France et on oublie que l’Afrique est un marché », remarquait Aziz Dieng, entrepreneur culturel et président de l’association des métiers de la musique au Sénégal. « Au niveau de la production comme de la réception, on assiste à une littérature extravertie produite et consommée en Europe », notait Boniface Mongo-Mboussa.
Mais comment faire autrement quand le pouvoir d’achat est insuffisant et qu’il est plus cher de produire un livre en Afrique qu’en France du fait des taxes sur les intrants pour l’imprimerie ? Comme le soulignait Luc Pinhas, universitaire et écrivain, auteur d’un rapport sur la diffusion du livre d’expression francophone.
Les efforts de mobilisation des potentialités locales dans le financement des événements culturels se multiplient cependant. Les sponsors sont plus aisés à solliciter dans les pays anglophones, mais, notait Manuel Bagorro, directeur artistique du Hifa (Harare International festival of the Arts) « les difficultés viennent des méfiances entre les artistes et les milieux d’affaires qui s’investissent pour des raisons de marketing et de publicité ».
Pourtant, durant ce festival, des partenariats invitant les employés des entreprises gonflent considérablement le nombre d’entrées. Le tourisme est également un bon moyen de financer un événement : Youssouf Mahmoud, directeur du festival « Les voies de la sagesse » de Zanzibar, indiquait que le public local paye 50 cents et les « touristes » 5 dollars pour un même concert. Hassane Kouyaté, quant à lui, affrète spécialement un avion pour le festival de contes de Bobo-Dioulasso qu’il dirige. Celui-ci est ainsi financé à 60 % par le tourisme.
Au-delà du piratage, les droits de diffusion
Le marché local, c’est-à-dire le public immédiat, est partout en avance et ne cesse d’étonner et de prendre de cours ceux qui cherchent à le capter. Il s’initie à grande vitesse aux nouvelles technologies et télécharge le clip d’Awadi mais aussi tout ce qu’il peut pirater…
Le discours évolue sur le piratage qui anéantit les revenus des artistes, remettant en cause la pérennité de leur création : là aussi, beaucoup d’amertume et de résignation !
On réalise que c’est perdre temps et argent que de vouloir aller contre le vent. Pourtant, de l’avis général, un encadrement est nécessaire. « Chez nous, il y a au même feu rouge un policier et un pirate ! », ironise Awadi. Un minimum de contrôle limiterait la casse. Mais aussi un minimum d’honnêteté de l’État. Car comme le souligne Aziz Dieng, « les bureaux de droit d’auteur dépendent de l’État et non de sociétés civiles », si bien que l’État s’arrange avec la loi. Il cite l’exemple sénégalais : « Tous les médias d’État profitent d’un forfait : 25 millions de Fcfa, soit 36 000 euros par an pour tous les droits internationaux. Mais l’État veut imposer au privé 4,5 % du budget en droits d’auteur. Il n’y a pas d’exemplarité. » Pourtant, si les médias reversaient les droits de diffusion et que ceux-ci étaient correctement redistribués, cela représenterait, pour les artistes, une véritable hausse de revenus échappant au piratage.
Les cultures africaines sont-elles à vendre ?
Comme le notait Ayoko Mensah, rédactrice en chef d’Africultures, dans son exposé sur l’état des cultures en Afrique, ce dossier d’Africultures aurait pu s’appeler : « Les cultures africaines sont-elles à vendre ? » Derrière la provocation, une lucidité : les produits culturels échappent aux pures logiques de marché. Un compromis est nécessaire entre la recherche de la satisfaction d’un public et cette façon de le déranger sans laquelle il n’y aurait pas d’art. Distraire en cultivant, telle est la gageure que réussissent pourtant nombre de musiciens, cinéastes, écrivains, créateurs des arts visuels ou des arts vivants. Et cultiver veut dire participer au développement et à la progression de la société.
L’artiste est au carrefour entre l’individu et le collectif, entre le local et l’international, et donc au cœur des tensions : incontournable et nécessaire pour qu’une communauté se définisse un avenir, il doit être protégé et encadré sans être brimé. De sa liberté dépend l’émancipation des individus et l’épanouissement de la collectivité. Syhem Belkhodja, directrice des Rencontres chorégraphiques de Carthage et de l’espace Ness El Fen à Tunis, à la fois école de danse et de cinéma, témoignait d’émouvante façon combien une résistance est nécessaire face à la montée de l’intolérance : « Le 11 septembre a fait basculer ma vie : les visas n’étaient plus accordés à mes danseurs qui pouvaient basculer dans l’intégrisme ».
Les visas furent souvent évoqués, tant la circulation des artistes est primordiale pour qu’ils tournent et se forment. « La difficulté d’obtenir des visas freine l’émergence de grands talents », insista Eva Doumbia. Car la formation passe par la confrontation avec l’autre. Elle suppose une longue durée, souligna Kettly Noël, tout en ajoutant qu’elle doit aussi être assurée par des Africains : « Quand c’est un Africain qui forme, les participants se disent que c’est quelqu’un comme eux et pourquoi pas eux ».
Pour des engagements internationaux
Vendre la culture, d’accord, mais, seul, l’artiste n’y parvient pas. Le rôle essentiel des administrateurs professionnels a été souvent souligné. Tout en déplorant que ce poste soit encore trop souvent absent des budgets : « Il faut que la compagnie puisse vivre : les frais administratifs sont considérables », martelait Jean-Michel Champault.
Autre question cruciale en termes d’investissement : celle des fonds de garantie…. encore embryonnaires sur le continent africain. Rémi Sagna indiqua que celui de l’Organisation intergouvernementale de la Francophonie (OIF) « est encore dans une phase expérimentale puisqu’il ne concerne que l’Afrique de l’Ouest, le Maroc et la Tunisie ».
Car c’est au niveau international que les soutiens doivent s’organiser. Comme le soulignait Ousseynou Wade, secrétaire général de la Biennale d’art contemporain de Dakar, l’Union africaine (UA), en convoquant en novembre 2006 un congrès des artistes africains au Kenya, a tenu « l’occasion d’engager les États à faire de l’aide à la culture une réalité ».
C’est aussi au niveau international que doit être pensée l’information, vitale pour organiser la circulation des œuvres, pour l’émulation et la communication avec le marché. Virginie Andriamirado présenta aux Rencontres un diaporama sur Sudplanète. Ce nouveau portail de la diversité culturelle, dont elle est la coordinatrice, sera prochainement lancé par Africultures et Africinfo avec le soutien du ministère français des Affaires étrangères. Il informera sur le foisonnement de festivals qui se créent en Afrique et permettra à tous les créateurs et les opérateurs de gérer eux-mêmes leur information, jusqu’à l’articuler avec leurs propres sites web.
La conclusion appartenait au cinéaste membre du conseil d’administration d’Afrique en créations, Abderrahmane Sissako, qui après avoir écouté le résumé des journées dressé par Gabrielle von Brochowski, indiqua : « Je suis solidaire du travail effectué. Je ne peux qu’ajouter quelques mots en tant qu’artiste. Il a été dit que si l’eau irrigue la terre pour nourrir les hommes, la culture irrigue les âmes pour les réconcilier.
Je ne peux être que solidaire et actif face à toute démarche qui s’intéresse au destin d’un artiste africain. C’est un continent difficile avec une histoire difficile et des politiques très difficiles, dont beaucoup tournent le dos à leur peuple. La culture n’est pas déterminante dans la vision de ceux qui nous gouvernent. C’est le rôle d’un artiste de dénoncer et d’être révolté mais il ne détruit jamais. C’est pour construire qu’il se révolte. Bamako a été possible parce que des hommes et des femmes y ont cru en Afrique et en Europe. Je tiens à les remercier. Il est important que l’Europe soit consciente du rôle de l’Afrique pour la diversité culturelle et qu’elle s’engage encore davantage pour ce continent. »

1 Organisées par Culturesfrance, en partenariat avec Africultures, ces rencontres se sont déroulées les 24 et 25 octobre 2006 à Paris, dans le grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France. Culturesfrance désigne la nouvelle agence issue, en 2006, de la fusion de l’AFAA (Association française d’action artistique) et de l’ADPF (Association pour la diffusion de la pensée française).
Les deux journées de colloque volontairement transdisciplinaire suivaient une journée d’ateliers par disciplines dont les rapporteurs firent le compte rendu dès la première matinée des rencontres. Les rapports de ces ateliers ainsi que les synthèses des trois tables rondes des rencontres figurent dans ce dossier d’Africultures
///Article N° : 5794

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire