Retour sur les débuts de L’Artchipel : un défi à relever pour Claire-Nita Lafleur

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En 1996, Claire-Nita Lafleur, ancienne conseillère culturelle de la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), est nommée directrice de la scène nationale guadeloupéenne L’Artchipel qui vient d’ouvrir ses portes. Cinq ans plus tard, en 2001, forte de son expérience, elle entame un deuxième mandat avec un projet artistique et culturel original. Il s’intitule « Territoire et Identité » est rédigé conjointement en français et en créole, paraît dans Déclaration L’Artchipel, et s’organise autour de six pôles principaux : Caraïbe, Territoires, Monde, Répertoire, Formation et Politique. Ces repères définissent une politique visant à promouvoir la langue et la culture créoles et à aider la création artistique à trouver sa place et son public en Guadeloupe. Un projet radical par lequel il était sans doute nécessaire de passer pour ancrer L’Artchipel dans son territoire. Nous revenons ici sur ce début des années 2000 et l’engagement militant d’une programmation pionnière, parfois expérimentale, mais toujours audacieuse.

Un répertoire théâtral créole
La constitution d’un répertoire théâtral antillais, et qui plus est créole, représentait l’une des ambitions de Claire-Nita Lafleur qui favorisait en priorité dans sa programmation les créations théâtrales guadeloupéennes pour faire émerger de jeunes talents et promouvoir une langue et une culture souvent méconnues, parfois dénigrées : « La reconnaissance des langues créoles nous ouvrira plus encore aux langues du monde. L’Artchipel a pour mission prioritaire de faire passer dans le créole un répertoire dramaturgique. », peut-on lire dans Déclaration L’Artchipel (p. 5). Le projet « Téyat bo Kaz » allait ainsi permettre en novembre 2001 à deux créations de voir le jour, l’une de Guadeloupe, An siyaj a lavi de Gilbert Laumord et l’autre de Martinique, Wopso de Marius Gottin, mise en scène par José Exélis. Ces deux pièces entremêlent français et créole tout comme le récital poétique présenté en octobre 2001 par Joby Bernabé, célèbre poète, conteur et « diseur » martiniquais. Le répertoire de L’Artchipel s’orientait de plus en plus vers des textes en créole œuvrant ainsi à la reconnaissance de cette langue : le projet de traduire en créole des œuvres du répertoire français se concrétisera en 2002 quand Tabataba de Koltès et Pawana de Le Clézio seront joués en créole dans les traductions respectives d’Hector Poullet et Raphaël Confiant non seulement à L’Artchipel mais aussi dans toutes les communes de Guadeloupe et en France, à Paris au théâtre de l’Odéon (avec surtitrages). L’enjeu de la traduction était essentiel et participait directement de cette politique de faire connaître et reconnaître le patrimoine linguistique antillais.
Cette politique de promotion du théâtre en créole n’excluait aucunement les auteurs venant de l’extérieur de la Caraïbe et nombreuses étaient les pièces d’auteurs français mises en scène et jouées par des artistes antillais : Eden Cinéma de Marguerite Duras est mise en scène en janvier 2001 par Ruddy Sylaire tandis que Moïse Touré, l’artiste associé de L’Artchipel, monte Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès en mars 2001. Nègrerrances du dramaturge franco-béninois José Pliya sera mise en scène par Ruddy Sylaire en mai 2001. A côté de ce répertoire moderne et contemporain, on trouve aussi des œuvres plus classiques comme La Tartuffe de Molière mis en scène par le Théâtre national de Toulouse en février 2001 ou L’illusion comique de Corneille représentée en février 2002.
La promotion des arts musicaux, chorégraphiques et visuels
L’Artchipel, en tant que scène nationale, a pour vocation de promouvoir la culture, non seulement théâtrale mais aussi musicale, chorégraphique et visuelle. La musique et la danse étaient alors au rendez-vous avec la compagnie de danse Laura Alonso qui présente son programme de gala de danse classique à L’Artchipel en janvier 2001 tandis que le pianiste Michel Camilo, originaire de Saint-Domingue, fait découvrir sa musique jazz caribéenne sur la scène nationale de Guadeloupe en octobre 2001.
Le cinéma représentait quant à lui le tout nouvel arrivant : en partenariat avec les associations guadeloupéennes Ciné Woulé et Contre-Champ, L’Artchipel proposa des projections sur le cinéma noir américain. Au programme, on trouvait des cycles sur l’engagement et l’émancipation des Noirs américains avec deux films de Mario Van Peebles, Black Panthers et La revanche de Jessie Lee (novembre 2001) ainsi que sur l’émancipation de la femme noire (février 2002) et l’image du Noir dans la société américaine (avril 2002). Cette démarche visait à introduire en Guadeloupe un cinéma différent de celui proposé dans les salles grand public. Elle participait aussi pour Claire-Nita Lafleur d’une volonté d’élargir le public et de donner l’occasion à une certaine population (plus jeune, moins intellectuelle) de découvrir L’Artchipel et d’y revenir éventuellement par la suite pour d’autres spectacles.
L’accès à la culture partout et pour tous
Pour Claire-Nita Lafleur, la culture ne doit pas être réservée à une élite et le rôle d’une scène nationale est de promouvoir la culture en permettant à tout un chacun de venir voir les spectacles. « Tout le monde a droit à la culture, mais tout le monde n’y a pas accès » déclarait la directrice qui déplorait que le public soit en grande partie constitué de fonctionnaires métropolitains ainsi que de notables de la ville de Basse-Terre (médecins, avocats). Claire-Nita Lafleur avait pour volonté de faire venir « des publics pluriels, abolissant les frontières que les classes sociales, les états culturels entretiennent par élitisme ou par conformisme » (Déclaration, p. 9). Le problème d’une culture supposément réservée à une élite n’est pas le seul obstacle à l’accès de la culture à tous. Claire-Nita Lafleur soulignait notamment les problèmes de déplacements : L’Artchipel est située à Basse-Terre dans la partie sud de l’île et les transports en commun ne sont pas suffisamment organisés pour permettre aux gens de la Grande Terre de venir assister aux spectacles dans la soirée. Si les spectateurs ne viennent pas à L’Artchipel, L’Artchipel viendra à eux, tel fut alors le credo de la scène nationale et de Claire-Nita Lafleur qui déclarait : « L’objectif que nous partageons est de contribuer à ce que chacun, sur son lieu de vie ou à L’Artchipel, assiste à une de nos manifestations culturelles » (Discours prononcé en ouverture du Programme de la Saison 2001-2002). L’Artchipel favorisa ainsi la venue d’un public scolaire avec un travail préliminaire en collaboration avec les enseignants car la directrice rappelait que les enfants représentent l’avenir de la culture caribéenne et que le théâtre peut être un lieu de formation du futur citoyen guadeloupéen. L’Artchipel développa ainsi des « actions en décentralisation » c’est-à-dire des spectacles itinérants, des représentations hors les murs, dans les communes et les dépendances de la Guadeloupe. La scène nationale voulait être présente sur tout le territoire. « Notre géographie archipélagique et fortement rurale nous commande d’aller sur le territoire, au plus près des gens », insistait Claire-Nita Lafleur dans l’Editorial du Programme de la saison 2000-2001. Cette année-là, L’Artchipel se déplaça dans vingt-cinq communes de l’île. On peut citer les deux pièces traduites du français en créole, Pawana et Tabataba qui ont fait le tour de la Guadeloupe. Cette politique de proximité était expliquée très précisément dans Déclaration L’Artchipel : « Nous voulons nous rendre dans tous les lieux possibles. Nous irons à la rencontre des terres de l’ensemble des îles. La proximité sera l’une de nos priorités. Il nous faut arpenter le territoire le plus proche, le maillage le plus local, approcher ceux qui vivent près de nous, au prix de l’étrangeté, au risque de la confrontation. (…) L’Artchipel se déplace aux Saintes, à Marie-Galante, à la Désirade, à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy, à Grande-Terre, dans les cours d’école et d’exploitation agricole, les bibliothèques, les centres pénitentiaires, les places de communes, les ports maritimes. » (p. 4).
Pour ouvrir à un public plus large, la scène nationale avait également pris l’habitude de favoriser les échanges entre les artistes et le public : après chaque représentation avait lieu une discussion autour du spectacle ; chacun était libre de poser les questions qu’il souhaitait. Ces échanges improvisés permettaient de briser les frontières entre la scène et la salle, de réduire la distance et d’établir une relation plus directe, plus humaine entre les deux interfaces pour mieux se comprendre, expliquait Claire-Nita Lafleur qui regrettait l’absence d’espace réservé à l’échange dans la société guadeloupéenne qu’elle disait sujette au non-dit, au malentendu et peu encline au dialogue. Sa visée s’orientait donc vers la communication et le changement des habitudes en comblant ce vide discursif et relationnel. Les « Gran Kozé » organisés autour d’un thème littéraire, philosophique, historique, sociologique ou linguistique participaient aussi de cette volonté d’instaurer le dialogue entre les spécialistes d’un domaine et le public. Parmi les sujets proposés, on peut citer « Langues et cultures créoles » (octobre 2000), « Les fondements de la culture guadeloupéenne » (novembre 2000), « Récits d’esclaves » (décembre 2000), « Delgrès, la figure du tragique » (février 2001), « Identité culturelle et identité politique » (mars 2001), « Culture et sens du pays » (mai 2001), « Frantz Fanon, l’engagement d’un intellectuel » (décembre 2001).
L’ouverture à la Caraïbe et au monde
« L’Artchipel entend œuvrer à l’émergence d’un théâtre en archipel, nationalement international : nous sommes guadeloupéens d’origine caraïbéenne et nous sommes caraïbéens d’origine de la Guadeloupe, notre territoire est le monde, le brassage, la mêlée planétaire. » (Déclaration, p. 11). Claire-Nita Lafleur n’hésite pas à faire venir en Guadeloupe des artistes de la Caraïbe mais aussi de l’extérieur de l’arc antillais. La programmation de L’Artchipel reflète cette diversité, ce cosmopolitisme culturel : sont présentés non seulement des spectacles de la Guadeloupe, de la Caraïbe et de France, mais aussi des spectacles africains : en janvier 2000 est jouée la pièce du jeune dramaturge haïtien Jean-René Lemoine, Ecchymoses ; en février 2001, la scène nationale accueille Rokia Traoré, voix mandingue du Mali ; en octobre 2001 l’acteur Bakary Sangaré adapte et met en scène le roman de James Baldwin La prochaine fois, le feu. Des partenariats s’initient avec des théâtres de métropole, comme la Rampe d’Echirolles à Grenoble, la Scène Nationale du Merlan à Marseille, la Comédie de Valence et même le Théâtre National de l’Odéon à Paris. Ces échanges permirent aux artistes guadeloupéens de jouer sur une scène autre, tout comme aux artistes métropolitains de se produire sur la scène nationale guadeloupéenne. Certes ils restèrent modestes et parfois difficiles à mettre en place. Mais de toute évidence, ils donnèrent le goût d’une ouverture vers le monde sans rien renier de son identité, à une création guadeloupéenne qui avait d’abord besoin de prendre confiance en elle.

///Article N° : 9334

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