Richesse et variété de la BD africaine

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Deux nouveaux albums, « Tana Blues » et « Sommets d’Afrique » viennent enrichir la collection de bandes dessinées africaines à l’Harmattan BD, dirigée par Christophe Cassiau-Haurie.

Le 13ème titre de la collection, « Tana Blues », du dessinateur malgache au graphisme atypique, Ndrematoa, réunit deux histoires, Citron, déjà publié à Madagascar en 2005 par le Centre Culturel Albert Camus et Vendetta, album publié lui aussi localement en 2008 par les éditions Tsipika. Depuis cette date, aucune autre édition d’album de BD n’avait pu voir le jour dans la Grande île… Cette édition de « Tana Blues », qui sera diffusé à Madagascar, représente donc un événement important pour la Bd malgache, d’autant que Citron et Vendetta étaient devenus introuvables malgré le fait que Ndrematoa ait été primé à deux reprises lors du festival « Madabulles 2006 », sous les thèmes « BD Polar » et « Fait Divers » pour son album « Vendetta », réalisé en collaboration avec Didier Daeninckx et Mako.
Né en 1956, Ndrematoa se fit remarquer dès 1984, à la suite d’un Concours organisé par le CCAC de Tananarive où il remporta le Premier Prix du festival de la BD avec « Cap sur l’île Bourbon », une courte histoire découpée en 3 planches. Après avoir travaillé comme caricaturiste au quotidien Atrika et à l’hebdomadaire Vaovao, il fut invité au XIIIème Festival d’Angoulême avec son collègue Richard Rabesandratana, pour représenter les îles de l’Océan indien, ce qui était une première pour des dessinateurs africains.
Réélu Meilleur bédéiste malgache de l’année en 2008, Ndrematoa puise son inspiration dans le « comment survivre au quotidien », décrivant un environnement urbain peuplé d’antihéros, tel, dans Citron, son dérisoire personnage, « Le Sensé », toujours vautré dans son lit à cuver son rhum, entouré d’une marmaille maltraitée et de petits voleurs à la tire. Ndrematoa croque avec une justesse féroce, non dénuée d’humour cocasse, les situations sociales d’une population engluée dans la pauvreté endémique.
Vendetta, la seconde partie de l’album, traite sur 25 planches en noir et blanc, les conséquences désastreuses d’une absurde tentative d’escroquerie montée de façon dérisoire par des malfrats au petit pied, aussi bêtes que brutaux. Leurs malversations et leurs mensonges accumulés les mèneront finalement dans les geôles sordides d’une police toute aussi corrompue que ceux qu’elle traque à travers les taudis d’une jungle urbaine impitoyable où tentent de survivre, envers et contre tout, des êtres rongés par la misère absolue.
Les deux parties de l’album se complètent pour dresser un portrait grouillant de détails qui, au début du moins, agresseront certainement le lecteur à chaque page tournée, avant qu’il ne prenne conscience de la qualité sous-jacente du travail fourni par l’auteur. Car Ndrematoa nous rend compte de la lutte pour la survie dans un environnement où, curieusement, le désespoir n’est pas de mise, repoussé chaque fois par l’énergie dont doivent faire preuve chaque jour les habitants pour tenter de domestiquer l’absurdité d’une situation où ils n’ont plus rien à perdre…
A la façon d’un entomologiste examinant ses insectes préférés, mais avec un humour noir incomparable pour représenter graphiquement la gestuelle effrénée déployée par ses personnages, Ndrematoa, par le biais de cette réédition de l’Harmattan BD, nous offre un album très original… A se procurer d’urgence et à « consommer » sans modération !…

Quant à « Sommets d’Afrique », le 14ème titre de la collection de l’Harmattan BD, c’est un album collectif réunissant, à partir de six courtes histoires scénarisées par Christophe Cassiau-Haurie, six bédéistes du continent africain qui sont partis à la conquête de six sommets d’Afrique servant de prétexte à une mise en images de récits anecdotiques ou historiques.
Applaudissons la magnifique couverture réalisée par l’artiste camerounais Bibi Benzo. Il traite également, en 8 planches, la mise en images du sixième et dernier récit, abordé sous l’angle humoristique et consacré aux tergiversations de la reine Victoria d’Angleterre dans son palais de Buckingham, en 1889. Elle souhaite offrir un cadeau original à son petit-fils Wilhem, le futur Guillaume II, Empereur d’Allemagne, dont la mère était la fille de la reine Victoria. Finalement, elle « offrira » à son petit-fils le Kilimandjaro dont les Allemands étaient d’ailleurs déjà en train de s’emparer pour l’intégrer à leur colonie, le Tanganyika !… Pendant quelques années le sommet du Kilimandjaro, la plus haute montagne d’Afrique, prendra le nom de « Kaiser-Wilhem-Spitze »…
Jacques Biba, qui signe ses dessins Bibi Benzo, a étudié le droit à l’université de Douala où il a fondé à l’époque le journal satirique « Caricaturas » dont il fut le principal caricaturiste. Il publie en 2002 une première brochure intitulée « Non au SIDA » et devient membre actif à partir des années 2005, de la très dynamique association « Trait Noir » dont les planches et les dessins, après avoir fait l’objet d’une exposition au CCF de Douala, furent publiés dans un album collectif. Dessinateur très doué dont les dessins humoristiques et les planches furent régulièrement publiés dans « Zam Zam Hebdo », le magazine camerounais consacré à la BD. A participé à l’atelier BD organisé à Douala en 2006 par le CCF de Douala et « Trait Noir », sous la conduite du dessinateur belge Eric Warnauts. Il réalisa à cette occasion la couverture du magazine de 24 pages qui fut inséré dans le journal « Spirou Hebdo » du 9 août 2006. Il a participé à plusieurs FESCARHY, le festival de la Caricature et de l’Humour du Cameroun organisé à Yaoundé. Participation remarquée avec « La légende de Mami Wata » dans l’album collectif « La Bande Dessinée conte l’Afrique », réalisé à Alger sans le cadre du Panaf 2009, où il exécuta, entre autres, un superbe portrait de groupe des dessinateurs africains invités à l’occasion de cette grande manifestation culturelle. Très actif dans la BD de sensibilisation, il collabore à Impact, un mensuel satirique d’information. Il fait paraître en 2012 « De fil en aiguille » dans la revue Planète jeunes.

Le premier récit, mis en images par l’excellent dessinateur tchadien Adjim Danngar, est intitulé « Emi Koussi », en référence au point culminant du Tchad, situé dans le massif du Tibesti au centre du Sahara, dans l’extrême nord du Tchad.
L’histoire est traitée en 10 planches, sous la forme d’une violente charge satirique et caricaturale contre le président de la république tchadienne (dont le nom n’est d’ailleurs jamais cité) par Adjim Danngar, émigré à Paris depuis 2004. Le propos est de montrer par l’absurde, les obsessions d’un dictateur redouté par toute la population misérable de Ndjamena. Les rues délabrées de la capitale, après des années de guerre et de multiples tentatives de renversement du régime, sont sillonnées en permanence par des voitures blindées, des camions chargés de militaires en armes et des tanks afin de maintenir par la force le pouvoir ubuesque du chef de l’Etat. Celui-ci, depuis la chute de Kadhafi, ameute régulièrement ses sbires les plus fidèles pour le conduire sous haute protection à l’aéroport d’où il décolle dans son avion privé. Survol du désert encombré de carcasses de canons et de chars, témoignages des 10 ans de guerre fratricide, pour atterrir chaque fois sur une vieille piste où attend un hélicoptère qui finira par se poser au sommet du mont « Emi Koussi ». Là-haut, bien installé dans un fauteuil et entouré d’une profusion de bouteilles d’alcool (que deux de ses hommes ont péniblement transportées à pied depuis le bas de la montagne), il prend un vif plaisir à contempler, à l’aide d’une longue-vue, le territoire de la Lybie, tout aussi désertique que son propre pays, mais qui ne lui fait plus peur depuis la mort de son tyrannique confrère…
Formé à l’Atelier Bulles du Chari à Ndjamena à partir de 1999, Adjim Danngar a publié ses premiers dessins dans le mensuel pour la jeunesse Rafigui avant de rejoindre en 2003 le magazine satirique Le Miroir jusqu’à ce qu’il soit obligé de fuir son pays en 2004. Il obtient son statut de réfugié politique en 2006 et participe à l’exposition « Vues d’Afrique », présentée la même année au Festival d’Angoulême. Il commence alors à Paris une carrière de dessinateur de presse et de caricaturiste dans plusieurs journaux, revues et sites internet. Après avoir participé aux albums collectifs « Une journée dans la vie d’un Africain d’Afrique » (Ed. L’Afrique dessinée, 2007), « La bande dessinée conte l’Afrique » (Ed. Dalimen, 2009) et « Thembi et Jetje, tisseuses de l’arc-en-ciel » (L’Harmattan BD 2011), il publie également depuis 2012 dans la jeune revue camerounaise « Waka Waka ».

Résumons plus brièvement chacune des quatre autres histoires mises en images dans cet album collectif aux graphismes très différents selon les auteurs pressentis par Christophe Cassiau-Haurie.
Jean-François Chanson, pour le Maroc, traite, en sept planches, le second chapitre intitulé « La chaîne du Rif ». Son dessin fait référence à la fameuse « ligne claire » pour rendre compte des péripéties d’un publiciste et de son guide marocain chargés de trouver le lieu propice à la photo qui illustrera dans le métro parisien une campagne touristique sur la beauté tranquille et majestueuse du Rif.
Professeur au Maroc, Jean-François Chanson a publié en 2007 son premier album, « Maroc fatal » aux éditions Nouiga et en 2008 « Nouvelles Maures » chez ce même éditeur. Il rédige ensuite les textes de deux livres illustrés pour enfants, « Le poisson d’or du Chellah » et « Hisham et le djin du noyer », avant de coordonner et scénariser pour partie l’album collectif « La traversée. Dans l’enfer du h’rig » aux éditions Nouiga. Viendront ensuite en 2011 un album de BD jeunesse, « Tajine le lapin » et un livre destiné lui aussi aux jeunes, « Légendes de Casablanca ». En 2012 paraît aux éditions marocaines Alberti « Koukroun et les tortues de la Maâmora ». Il est aussi l’auteur du scénario « Un avant-poste du progrès », illustré par le dessinateur camerounais Yanick Deubou Sikoué, dans l’album collectif « Visions d’Afrique », à l’Harmattan BD.

La mise en images du troisième chapitre de l’album, « Mont Cameroun 1861 », est due au talent du dessinateur et infographiste camerounais Nouther qui illustre en 6 planches la première ascension du Mont Cameroun, effectuée en 1861 par le célèbre explorateur Richard Burton et le botaniste allemand Gustav Mann. Burton, venait d’être nommé consul d’Angleterre à Moko, en Guinée équatoriale, après sa fameuse polémique avec Speke qui affirmait, avec juste raison, avoir découvert les sources du Nil, alors que Burton, malade, ne l’avait pas accompagné jusqu’au bout de son exploration et prétendait le contraire à qui voulait l’entendre. Le récit de l’ascension est rythmé par les vantardises sexuelles que Burton inflige à son compagnon, ce qui donne finalement à leur exploit une touche humoristique, car les propos de Burton sont dérisoires par rapport à la majesté des paysages qu’ils traversent, suivis par des porteurs dont ils ignorent les efforts.
Nouther a participé à l’album collectif « Shégué » en 2003 et lancé la publication du magazine de BD Essingan dans lequel il présenta la série « La mygale ». Président de l’Association des dessinateurs de Yaoundé, il participe en 2007 à l’album collectif « Une journée dans la vie d’un Africain d’Afrique » puis en 2009 à celui de « La bande dessinée conte l’Afrique ». En 2010, il participe à la création du Collectif A3 qu’il dirige ensuite, tout en organisant le premier festival consacré à la BD au Cameroun, Mboa BD (alors que le Fescarhy, organisé depuis déjà 13 ans à Yaoundé est un Festival International consacré à la caricature et à l’humour). Nouther a aussi lancé la revue de BD Bitchakala avec les membres du Collectif A3.

Le quatrième volet de l’album, intitulé « Massif de l’Atakora » est dessiné par les deux frères togolais Anani et Mensah Accoh. Dans cette histoire traitée de façon très humoristique, le pic de l’Atakora devient l’objet d’une double revendication émise en même temps par le Togo et le Bénin dont les représentants des deux pays mandatés par leurs gouvernements respectifs se provoqueront mutuellement de façon dérisoire pour tenter de planter les premiers leur drapeau au sommet.
Je suis personnellement un peu déçu par le graphisme de ces deux dessinateurs, au talent par ailleurs certain, mais qui, dans ce cas précis, me semblent avoir un peu bâclé les sept planches dont ils avaient la charge, alors que dans d’autres circonstances ils ont su faire preuve d’une bien meilleure qualité de dessin et de mise en couleur… Lauréats, en 2006 du concours « Vues d’Afrique », avec une exposition à la clef au Festival d’Angoulême, ils remportèrent également le concours d’Africa e Mediterraneo dans la catégorie « album inédit » qui fut suivi par deux expositions à New-York et à Bruxelles. Ils publièrent ensuite « Africavi », un album en italien aux éditions Laï-Momo. Cet album sera réédité en français en 2010 à l’Harmattan BD sous le titre « Ils sont partis chercher de la glace ». Anani Accoh travaille actuellement au sein du groupe de dessinateurs togolais Ago-Média à l’élaboration d’un chapitre en 6 planches dans l’album collectif « Les chroniques de Lomé », initié par AfriBD… En bref, j’attends mieux de la part de ces deux artistes particulièrement doués qui, malgré l’éloignement (Anani vit toujours à Lomé, alors que son frère, Mensah, a émigré au Sénégal), mènent en tandem, parallèlement à la BD, une carrière d’illustrateurs, tout en offrant leurs services très créatifs à diverses ONG.
Nous en arrivons au chapitre cinq, « Monts Hombori », mis en images par le très dynamique dessinateur malien Massiré Tounkara qui traite, en dix planches, l’histoire d’une ascension très délicate et dangereuse : un escaladeur européen souhaite grimper à mains nues au sommet du Tondo, situé dans le prolongement de la falaise de Bandiagara, dans la région de Mopti. Il rêve d’effectuer cet exploit le long d’un à-pic qui fut, selon la tradition orale, déjà escaladé à une époque lointaine par des ancêtres. La légende dit qu’ils trouvèrent là-haut un arbre sacré portant toutes les feuilles des arbres de la terre. Malgré l’interdiction ordonnée par le chef du village le plus proche de ce massif rocheux, le Blanc refuse d’écouter ses sages conseils…
Le récit est bien traduit en images rigoureuses, dans le style graphique caractéristique dont Massiré Tounkara fait preuve depuis plusieurs années, avec son art accompli pour dessiner les paysages et l’architecture que les hommes ont su y intégrer pour mieux se fondre dans ce décor intemporel…
Massiré Tounkara est un des membres fondateurs de BDB, l’Atelier de Bandes Dessinées de Bamako très actif dans l’organisation d’expositions et de mini-ateliers d’initiation à la BD pour les jeunes. Ses premières publications furent des livres destinés à la jeunesse, tous publiés aux éditions Balani’s : « Les jumeaux à la recherche de leur mère », 2 albums illustrant des textes d’Ousmane Diarra, en 2003 et 2004, puis « La princesse capricieuse  » en 2006. Cette même année, il participe à l’album collectif «  L’illustration universelle des droits de l’homme », aux éditions Glénat. En 2008 paraissent les deux premiers tomes de Issa et Wassa, une série de BD écologique scénarisée par Mamadou Traoré pour les éditions Balani’s : « Woroni du Bafing » et « Le forestier du Baoulé ». Invité au Festival Panafricain d’Alger en 2009, il participe à l’album collectif « La bande dessinée conte l’Afrique » publié par les éditions Dalimen. En 2010, sur un scénario de Sébastien Lalande, il dessine un album racontant l’histoire du Mali à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance : « Le Mali de Madi », aux éditions Princes du Sahel. En 2011, il termine le troisième tome des aventures d’Issa et Wassa, intitulé « Sélingué », toujours pour les éditions Balani’s.

Tana Blues par Ndrematoa
62 pages – L’Harmattan BD, mars 2012 – Prix en France : 9,90 Euros

« Sommets d’Afrique »

Scénario : Christophe Cassiau-Haurie
Dessins : Anani et Mensah Accoh, Bibbi Benzo, Jean-François Chanson, Adjim Danngar, Nouther, Masssiré Tounkara
64 pages. Prix de vente en France : 9, 90 Euros
L’Harmattan BD, mars 2013///Article N° : 11468

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Les images de l'article
Mont Cameroun
Tana Blues, verso
Adjim Danngar, planche 4
Sommets d'Afrique, verso
Tana Blues
Sommets d'Afrique





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