« Sans rien à défendre, pas besoin d’être un artiste-peintre de plus »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Papa Kouyaté 

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Profession : décorateur de théâtre et de cinéma, directeur de centre culturel, plasticien engagé. Papa Kouyaté, installé à Bobo Dioulasso au Burkina Faso, épouse tous ces métiers avec la même passion tranquille. Fils du comédien Sotigui Kouyaté – il sera décorateur sur la création théâtrale que son père montera à Paris en janvier prochain – frère du cinéaste Dani pour lequel il a réalisé les décors du film « Sia, le rêve du Python » (cf Africultures n°49), il reconnaît être influencé par les cheminements de son père et de son frère qui, « à travers leur travail, arrivent à garder la mémoire de l’histoire de l’Afrique et à promouvoir les valeurs des sociétés africaines« .
A la faveur d’un projet d’échange artistique (appelé « root’arts ») avec les artistes de la région bordelaise en France, Papa a exposé pour la première fois en tant que plasticien en mai dernier à Bordeaux. L’exposition partiellement présentée à Paris en juillet dernier chez Aude Minart (qui expose régulièrement des artistes contemporains originaires du continent africain) et au café « La Folie en Tête », a révélé un artiste singulier, dont la démarche artistique au prime abord déroutante convainc par la force de son engagement.
Rencontre avec un plasticien polyvalent et engagé qui fait part à Africultures de ses combats et de ses projets.

Comment faites-vous pour concilier vos diverses activités, dont chacune demande une forte implication ?
Avant tout, jusqu’à l’exposition de Bordeaux, je ne m’étais jamais revendiqué comme artiste plasticien, bien que je forme des plasticiens dans mon atelier de Bobo. Mais toutes ces activités se font écho et certaines se rejoignent, notamment dans le cadre de mon travail au Centre Culturel et Social de Bobo qui, à chaque fin d’année, organise un festival de musique et de conte traditionnel clôturé par un carnaval pour enfants. Depuis nos débuts il y a trois ans, nous avons une centaine de festivaliers en provenance entre autre d’Europe, dont les cotisations aident le festival à vivre et permettent d’assurer la gratuité des manifestations pour la population. L’animation du centre ne m’a jusqu’à présent pas empêché de travailler sur d’autres projets dont un personnel qui me tient particulièrement à cœur.
En quoi consiste-il ?
Créer un village artistique à 50 km de Bobo, le but étant de monter une résidence d’artistes plasticiens qui doit déboucher sur un musée d’art contemporain. C’est un lieu qui doit être dans un premier temps celui de rencontres humaines et artistiques qui permettraient des échanges techniques entre artistes d’origines diverses.
Dans un deuxième temps, il pourrait devenir un lieu de formation ouvert aux artisans, quel que soit leur matériau de travail, poterie, vannerie, bronze etc., afin de développer leur potentiel de création, en les sensibilisant au design pour les amener à dépasser la dimension traditionnelle.
Comment compter-vous réunir le budget nécessaire à la réalisation d’un tel projet ?
Cela prendra le temps qu’il faudra. J’ai besoin de 5 hectares, il m’a fallu six ans pour en acquérir 1,5. J’ai bien sûr besoin de partenaires, mais je préfère rester prudent. J’ai reçu des propositions de gens qui veulent m’aider, mais il faut savoir qui sont ces gens et quelles sont leurs motivations. Ce n’est pas évident de trouver des partenaires sincères qui croient réellement au projet et qui sont prêts à faire du chemin malgré la difficulté à trouver des financements.
D’où viennent ces propositions ?
Elles sont surtout occidentales. On a eu des propositions de l’association française Léo Lagrange qui proposait de monter le centre rapidement à condition que sa direction soit assurée par une personne de chez eux. Nous savions où nous allions, nous n’avions pas besoin de quelqu’un de l’extérieur pour gérer le centre.
Jusqu’à présent, nous n’avons pas eu de proposition du Burkina. J’ai tendance à me méfier des propositions institutionnelles qui, une fois le projet monté, au Burkina comme ailleurs, veulent le récupérer. La Direction de la Culture s’est d’abord montrée intéressée, mais s’est finalement retirée parce qu’elle considérait que nous ne l’impliquions pas assez. Que ce soit avec ce projet de village artistique ou dans le cadre des activités de notre Centre à Bobo, nous galérons pour faire des choses en direction de la population. Nous nous sommes vus refuser une subvention d’appui aux initiatives privées culturelles, parce que nos activités ne sont pas lucratives, ce qui est aberrant !
Ne craignez-vous pas d’être dans le même créneau que celui de la Fondation Olorun à Ouagadougou (cf Africultures n°38) ?
Olorun a surtout permis de donner l’impulsion à de nouveaux artistes « contemporains », ce qui n’est pas négligeable. Cependant, la tendance d’Olorun est de répondre à une demande immédiate par une production séduisante donc rentable qui ne favorise pas le développement de la formation artistique personnelle.
C’est d’ailleurs un des phénomènes qui m’a amené à développer mon projet de village artistique. Les artistes vendent leurs œuvres aux touristes de passage, aux ambassades, aux coopérants qui sont les seuls acheteurs. Le pouvoir d’achat du Burkinabè moyen ne lui permettant pas d’acquérir une de ces œuvres, elles s’en vont et nous n’en gardons aucune trace. Cela me fait penser à notre art traditionnel dispersé en Occident. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose à mon niveau, pour garder les œuvres, et mieux, amener aussi les arts d’ailleurs à laisser des traces chez nous. D’où le projet de doter le village artistique d’une salle d’exposition permanente.
Mon projet viendrait plutôt en complément de celui d’Olorun. Je connais tous les artistes de la première génération qui ont presque tous quitté la fondation. Ils se sont dispersés et ne se retrouvent pas pour travailler. Je trouve cela dommage, au sens où nous avons besoin de rassembler nos énergies créatrices pour nous faire entendre. D’autant plus dans ce monde où l’artiste est aussi celui qui mène des combats dans la société. Il nous faut être solidaires pour gagner ces combats.
Les artistes burkinabè ont tendance à rester dans leur coin, chacun restant dans ce qu’il sait faire sans trop évoluer. Quelque part, ils manquent un peu d’engagement.
Pensez-vous que l’engagement de l’artiste soit le moteur fondamental de son travail?
En ce qui me concerne, s’il n’y a pas d’engagement, si je n’ai pas quelque chose à soutenir ou à défendre dans mes toiles, je ne vois pas de raison d’être un artiste peintre supplémentaire.
On dira que la première chose à défendre, c’est son bifteck, mais j’ai la chance de pouvoir vivre d’autres choses, des décors pour le cinéma et le théâtre ainsi que de mon travail au centre culturel.
A travers vos tableaux, vous faites un travail de mémoire sur l’histoire du continent africain, mais vous interrogez également les sociétés d’aujourd’hui et les conséquences de l’Histoire du continent sur le devenir de ces sociétés. Est-ce autour de ces deux pôles que s’articule votre engagement ?
En abordant les thèmes de la colonisation et de l’esclavage dans mes tableaux, je fais également un travail sur l’Histoire qui s’oublie – volontairement ou involontairement – facilement en Occident. C’est une démarche d’information pour ceux de ma génération qui ignorent leur passé.
Ces sujets ne sont quasiment pas enseignés par l’Education Nationale, notamment en France.
De même, je reviens sur l’héritage laissé par Thomas Sankara, assassiné en 1987 après 4 ans de pouvoir intense, pour qu’il ne sombre pas dans l’oubli. Certaines personnes le qualifient de tyran, de dictateur. Au delà de tout ça, c’est la personne qui a réveillé une force dans la jeunesse burkinabè et africaine. Il nous a montré que la misère n’est pas une normalité africaine et que l’on peut réussir en comptant sur ses propres forces. C’est cet héritage qu’il faut partager, faire exister partout.
Votre travail sur Sankara ne vous a jamais posé de problème au Burkina ?
Le travail que j’ai fait sur Sankara, à partir de ses discours reste un travail de mémoire. Beaucoup se battent encore pour la mémoire de cet homme dont on ne doit pas oublier ce qu’il nous a dit de nous-mêmes. Il nous a amenés à nous réaliser et à prendre conscience de notre propre bonheur que l’on peut connaître à partir de rien du tout. Il suffit de le définir, d’accepter d’être soit-même et de vivre selon ses moyens. Je suis dans la vérité de la mémoire de mon pays. Je parle de moi quand je parle de Sankara, je ne parle pas de politique. Cela dit, ce travail sert aussi à faire connaître Sankara à ceux qui ne le connaissent pas, surtout en Occident. Ça n’a pas d’autre prétention que ça.
Cela voudrait dire que certaines toiles sont plus destinées à un public qu’à un autre ?
C’est un travail d’historien qui invite les gens à repenser leur Histoire. Comme ce tableau sur lequel est inscrit le nombre d’esclaves exportés en une année par les différentes colonies. Il y a quelque chose de palpable, même si ces chiffres ne tiennent compte que des esclaves déclarés, oubliant ceux qui sont morts en route.
Mettre des chiffres sous les yeux des gens peut amener à une prise de conscience en leur donnant une certaine réalité de ce qui a pu se passer.
L’exposition était destinée à l’Europe et je ne compte pas l’amener au Burkina Faso où il faudrait faire d’autres discours et prendre d’autres positions à partir de certains thèmes de mon exposition, tels que l’esclavage, la colonisation, Sankara, le développement.
Considérez-vous que votre démarche est purement artistique ?
Le tableau n’est au fond que le prétexte pour introduire le texte. J’ai fait ce travail de peinture sans trop me canaliser sur l’esthétique du tableau. Ce qui m’importait c’était le texte et le discours. Quand je travaillais sur ces tableaux, j’avais une certitude : à peine 2% des gens liraient les textes qui y figurent. Il fallait un minimum de couleurs pour amener un regard à stationner sur la toile et à être interpellé par un texte qui ne devait pas être complètement inesthétique. Je n’ai signé aucun tableau. Pour moi, c’est l’exposition elle-même qui est l’œuvre. J’ai travaillé avec l’idée de ne pas concevoir mes toiles d’une manière esthétique dans le but de les vendre. J’avais plutôt le désir de faire un livre à partir de l’exposition pour mieux faire ressortir les textes parce qu’un tableau ce n’est pas évident à lire.
Chaque toile semble constituer une pièce d’un même puzzle. Comment s’est construit ce travail ?
J’avais déjà les documents. Je n’ai pas eu à me poser la question de ce qui me rongeait. Lorsque j’entends en Occident des gens de ma génération parler de l’Afrique, je suis surpris par leur manque de connaissance. C’est aussi cela qui me pousse à présenter certains textes dans mes tableaux. C’est finalement le sens même de ma démarche.
« Root’arts » m’avait imposé le thème du Masque et de l’Ecriture. Je suis donc parti de ce thème en interrogeant l’idée du masque qui est considéré différemment selon les cultures. Pour l’Occidental, c’est un objet esthétique, mort. Pour l’Africain, il est la vie, le mouvement, la danse, la musique, le chant.
En Occident le masque est un élément culturel qui a une valeur marchande. En Afrique, c’est un élément culturel mais qui n’a pas de valeur marchande. Il n’est d’ailleurs pas, à l’origine, sculpté par des artistes mais par des forgerons et quand le danseur dépose son masque après la cérémonie, personne n’y prête attention.
Une fois ces deux paramètres de la culture du masque posés, je me suis interrogé sur le type de masque que peut faire l’artiste, que veut dire et à quoi sert son masque ? Nous sommes tous faits de plusieurs masques. C’est pourquoi, chaque tableau représente un visage et ma démarche était de dévoiler ce qui se cache derrière chacun de ces masques. Les textes collés sur les toiles servent aussi à les décrypter.
Certains mots comme « Elf » ou « Sida », apparaissent en gras sur les tableaux. Est-ce dans le but de provoquer les gens, de les tirer par le collet pour les attirer vers la toile?
Une accroche comme « Elf » est avant tout une manière d’inviter le public à aller au-delà de l’esthétique du tableau en lisant le texte qui est collé et pour certains, à aller plus en profondeur en parcourant les différents livres présentés parallèlement à l’exposition. On peut aider les gens à voir un peu plus clair, il suffit de leur montrer le chemin.
De même, le tableau avec le sexe qui représente un rapport sexuel et les testicules qui représentent le virus du Sida, témoigne des femmes oubliées, conscientes de l’infidélité de leur mari mais qui ne peuvent pas leur imposer le port du préservatif sous peine de divorce. Elles subissent ce que j’appelle un assassinat.
Je suis issu d’une grande famille de griots et cette façon d’appréhender les gens provient aussi de la culture du griot. Le conte est à la fois futile, utile et révélateur. Il est un passe-temps délectable pour les femmes fileuses de coton, fantastique pour les enfants et pour les adultes – que le griot appelle les « mentons velus » – il est aussi une véritable révélation qui contient plusieurs niveaux de lecture.
Allez-vous poursuivre dans cette voie ?
Lorsque je travaillais sur ces toiles, je n’en avais pas l’intention. Les retombées de l’exposition bordelaise m’ont obligé à me poser la question de continuer ou non. Ça compromet plein de choses par rapport à mon travail au Centre Social et Culturel qui demande une grande disponibilité. J’ai, entre autres, un contact avec deux artistes parisiennes qui veulent que j’expose avec elles au Musée de l’érotisme en avril 2003. J’ai des contacts pour des expositions en France, j’ai également rencontré des artistes prêts à venir en résidence dans le cadre de mon projet. La machine est en route et je me demande si je l’accélère ou si je la ralentis.
Si avec mes tableaux, j’arrive à semer des graines et à sensibiliser ne serait-ce qu’une ou deux personnes sur une année, ce sera déjà ça de gagné.
C’est le moteur de mon exposition : « Voilà ce que je fais, ce que j’ai pu savoir et je le partage avec vous. Si vous voulez en savoir plus, allez le voir par vous-même ». C’est au fond une invitation à aller à la découverte de soi-même. Parce que la découverte du sens profond des choses ne peut que faire écho en soi et que l’on soit d’accord ou pas, on prend forcément parti.

Une exposition de Papa Kouyaté est prévue en France au mois de décembre. Consultez l’agenda de africultures.com. ///Article N° : 2548

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Les images de l'article
Papa Kouyaté, Sankara parle, 2002 © Lionel Antoni
Papa Kouyaté, Femmes, 2002 © Lionel Antoni.





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