Il n’est pas simple de faire de la bande dessinée dans les Dom Tom. Eloignés des centres de production parisiens et du marché métropolitain, la situation des bédéistes locaux ne diffère guère de leurs homologues des pays francophones et leur travail se heurte à la plus totale indifférence de la part des éditeurs du Nord. Les dessinateurs d’Outre Mer ont progressivement réduit leurs ambitions au marché local qui, à la différence de l’Afrique, existe bel et bien malgré les limites de l’insularité.
Face à cette situation, identique d’un territoire à l’autre, certains points communs peuvent être dégagés dans les différentes séries à succès qui font la joie des lecteurs des Dom Tom, en particulier une tendance à la satire locale et à l’autodérision politique et sociologique. Les auteurs de Bd se sont emparés de leur société et en dressent un portrait introspectif, souvent au vitriol, qui en fait une marque de fabrique très particulière.
Dans l’Outre-Mer, la bande dessinée s’est invitée dans la vie quotidienne où elle prend une tournure politique et sociologique fortement marquée.
Etat des lieux, série par série, territoire par territoire de ce remarquable phénomène.
Petit « créole blanc » attachant, Tiburce est un gentil garnement réunionnais des hauts de l’île, âgé d’une dizaine d’années, qui fait les 400 coups avec ses copains et se joue des adultes avec spontanéité. Le village où il vit regroupe de nombreux stéréotypes savoureux de la Réunion : Gratapoulé, le maire malbar (indien) corrompu, Patelia, marchand de textile indo-musulman, Law-law, épicier chinois sans scrupule, Mémé Florida, la vieille dame confite en dévotion, Saint-Expédit, le saint local, etc. Le jeu préféré de Tiburce consiste à « jouer la roue » c’est-à-dire à faire une moto avec un vieux pneu et deux bâtons. Les dialogues en créole évoquent les démêlés politiques et économiques d’une communauté saisie dans son intimité la plus humoristique. Dessinée par Thierry Maunier, qui prendra le pseudonyme de Tehem par la suite, la série sous forme de strips-gag en une bande en noir et blanc a été entièrement publiée dans la revue satirique « Le cri du margouillat », reprise dans le journal Le quotidien avant d’être édité en album à partir de 1996 par les Editions du Centre du monde (créée par l’équipe du Cri du margouillat), en format à l’italienne. Les quatre albums, qui ont été réédités plusieurs fois jusqu’en 2004, ont connu un succès important, les chiffes de vente dépassant les 80 000 exemplaires pour l’ensemble de la série, exclusivement sur La Réunion et la région. Très populaire, Tiburce a été décliné sous plusieurs formes : en visuel sur des tee-shirts de la marque pardon, le personnage de Tiburce pour une publicité Renault, celui de law-law pour une affiche du théâtre Vollard, quelques illustrations apparaissent également dans un manuel de littérature réunionnaise chez hachette… Téhem continue une brillante carrière et publie actuellement chez Glénat, Malika secouss (8 volumes à ce jour), peinture satirique du monde de la banlieue avec comme personnage principal, Malika la beurette, et Zap Collège (4 tomes) qui se déroule dans un collège de banlieue.
Au milieu de ce désert de bande dessinée qu’est Mayotte, Vincent Lietar publie, depuis 1986, une planche hebdomadaire dans différents journaux (1) avec comme personnage central un petit garçon nommé Bao, sorte de Tiburce à la sauce mahoraise devenu depuis très populaire sur l’Île. Ce jeune garçon malicieux se fait le témoin de scènes pittoresques de la vie locale. Popularité oblige, son image se décline, sous différentes formes : Tee-shirt, couverture de guide, agenda, calendrier, carte de vux, méthodes d’alphabétisation et de lecture chez Hatier (2), qui en font une figure emblématique de l’île. Lietar n’hésite pas à croquer les défauts caractéristiques de cette société en pleine mutation, en particulier les difficultés quotidiennes d’une population en souffrance.
Natif du Loir et Cher, Bruno Vilain débarque en Martinique par hasard en 1980. Recruté par le groupe Hersant, il commence une carrière de dessinateur de presse par une chronique dessinée dans le Télé 7 jours local puis par un billet dans France Antilles où les lecteurs peuvent découvrir en créole ses dessins quotidiens tantôt tendres, tantôt grinçants de la société antillaise, n’épargnant rien ni personne, en particulier ses côtés cancanier, dragueur, vantard, moqueur
Son travail a été regroupé en plusieurs albums, devenus des références : Pa ni pwoblem (3 tomes aux éditions SADIP) et La tribu caraïbes (Ed. Desormeaux) en 1984, Les deux tomes de Chronique (Laisse moi te dire et Fais ça pour moi chez Exbrayat) en 1990 et Poil à gratter (Quadra éditions) en 1997 (3). Mais cette vision décapante et acide de la Martinique contient des limites comme le fait remarquer Jacques Tramson : « [
] son succès est évident mais se limite son aire de production. [
] L’essentiel de sa satire vise des questions propres à l’île
(4)« . Pancho ne sera pas le seul à exercer ses talents dans ce domaine puisque le dessinateur Tijo se spécialisera également dans le mêm (5)e genre sur un mode cependant moins politique et plus sexuel avec plusieurs albums très populaires : Les makrels en folie (1984), De drôles de Makrèl (2001), Ti chal mako (2002). De nos jours, Pancho continue à illustrer des revues éditées aux Antilles : France Guyane, France Antilles et la revue de l’INSEE, Antiane.
C’est en 1983 que Bernard Berger (6) publie les premières pages de la série La brousse en folie dans l’édition locale de Télé 7 jours. Puis, en 1984, il publie à compte d’auteur le premier album : La brousse en folie. Depuis 1986, le rythme des publications est devenu annuel et, signe de l’immense succès de la série, une société d’édition s’est créée : La brousse en folie SARL. 21 albums suivront (7), dont le dernier est paru en octobre 2007 : Panier de crabes. Le personnage central est Tonton Marcel, stéréotype du caldoche, 100% broussard à la tête dure et aux histoires légendaires, entouré de Dédé, le kanak aux pieds nus, bonhomme et fainéant, de Tathan, commerçant asiatique qui vend tout ce qui bouge dans son épicerie et Joinville le « métro », fonctionnaire moralisateur qui donne son point de vue sur tout. A travers cette galerie de portraits, Bernard Berger dépeint avec humour la vie quotidienne des diverses communautés de l’île et montrent habilement les liens qui les unissent malgré leurs différences. Tout ce petit monde cohabite à Oukentieban, commune imaginaire de la brousse néo-calédonienne dans une atmosphère débonnaire. Il n’y a pas réellement d’histoire ni de vrais héros, mais plutôt une succession de gags en une planche ou deux où l’auteur se moque de sa propre communauté (« Donc j’allais créer un personnage caldoche qui allait, à son tour, être victime de toutes les dérisions » (8)) tout en dépeignant les travers supposés des autres populations calédoniennes.
La recette sera imitée, sans jamais être égalée, par d’autres séries : Frimeurs des îles (9) (5 tomes de Niko et Solo), Aglaé et Sidonie (6 tomes de Gielbe).
Pito ma (Pito et compagnie), bande dessinée humoristique tahitienne est l’uvre de Gotz (10), artiste peintre métropolitain arrivé en Polynésie en 1990. Le premier tome a été lancé en 2005, suite à une parution hebdomadaire de planches dans les Nouvelles de Tahiti, chaque vendredi, suivi du second tome en 2006, Haere maru, puis du troisième en 2007, Haaviti ! La série raconte les aventures de Pito, jeune Tahitien, son gros copain Pua, Bob le « rastalynésien », Lee Fou, chinois de Tahiti, Georges – dit Rimap- métropolitain resté à Tahiti après son service militaire, et leurs aventures quotidiennes dans l’île. Les trois tomes sont des clins d’il humoristiques sur la vie polynésienne avec une acuité non dénuée de tendresse (11). Les personnages de Pito ma sont déjà déclinés sous forme de figurines par un artiste local (12).
Le personnage de Super Touloulou est apparu dans la bande dessinée locale, peu fournie au demeurant, entre septembre 1996 et avril 2001, comme le précise Stéphane Granger dans une conférence locale : « Ces petits strips firent les beaux jours du 97.3 dans les années 90. L’auteur, Jean-Pierre Penez, installé en Guyane depuis le début des années 90, profitait d’une super-héroïne inspirée du carnaval guyanais pour tracer de petites satires ayant pour cadre la société guyanaise. Il dut y mettre fin car le 97.3 ne le rétribuait plus, mais il continue de vivre de son crayon à Cayenne, illustrant notamment des documents pour l’ONF ou ici l’ADEME, en sranan-tongo à destination des habitants du Fleuve. (13) ». Satire d’une société guyanaise très machiste (14), mais également des super héros à l’américaine, la série Super Touloulou est l’occasion pour l’auteur de se pencher sur les différents travers de la Guyane : alcoolisme des jeunes, pollution, sécurité routière, harcèlement sexuel
Comme le raconte son auteur, avec ironie : « Mon héroïne est SuperTouloulou, elle a donc des supers pouvoirs. Les méchants, les ennemis de SuperTouloulou, personnifient les travers de la Guyane. Paludo, le roi des moustiques, piqué quand il était petit par un insecte contaminé au mercure qu’emploient les orpailleurs, il a muté et veut répandre le paludisme et la dengue par pure méchanceté. El Sabotor, avec son nom à consonance étrangère voire brésilienne, qui n’a pour but que de freiner le développement de la Guyane. Bien sûr cet individu est responsable de tout ce qui ne tourne pas rond dans notre département ! (15)« . Tout y passe dans un total de 140 strips de quatre cases en noir et blanc. Aujourd’hui, l’auteur participe avec l’ONF à la création de bouquin de vulgarisation sous forme d’un conte en dix planches et de dix fiches techniques donnant des informations, botaniques principalement. Un de ces livres « Dodomissinga ou la vie d’un arbre en Guyane » est maintenant au programme de beaucoup d’écoles primaires.
Les séries populaires auto satiriques sont donc une tradition dans l’Outre – Mer français ; elles ont, bien sur, des traits de caractères différents : certaines touchent en partie à la politique (Pancho en Martinique), d’autres sont purement sociales (Super Touloulou en Guyane), pour certaines, le héros est un enfant ou un jeune (Bao, Tiburce), pour d’autres, il n’y a pas de héros mais un groupe assez compact (Pa ni pwoblem, Pito ou La brousse en folie). Mais ces quelques différences ne peuvent masquer cette étonnante similarité entre ces différentes récits, dont les plus populaires sont nées à la même époque, soit au milieu des années 80 : La brousse en folie, Tiburce, Pa ni pwoblem, Bao
Plusieurs causes peuvent expliquer cet état de fait :
En premier lieu, la structure de la bande dessinée dans les Dom Tom ressemble à celle des années 70 en métropole : la publication en album suit quasiment à chaque fois une pré-édition dans les journaux. C’est d’ailleurs assez souvent la maison d’édition du journal qui édite l’album. Seul le succès de La brousse en folie lui a finalement permis de prendre une certaine indépendance. Face à l’absence de presse spécialisée en BD (à la demi-exception du Cri du margouillat), ces séries sortent dans les grands quotidiens ou hebdomadaires locaux d’information générale. Le besoin et la nécessité d’éditer de la bande dessinée qui se situe dans un contexte local est évidemment très fort du fait de l’intérêt supposé du public cible. Ceci se révèle d’autant plus vrai que le dessin de presse des Dom Tom ne démontre pas une grande tradition de caricatures politiques et sociales (16). La BD populaire locale se substitue en partie à cette tradition
.
En second lieu, chaque territoire d’Outre Mer concerné constitue un cas à part, une société distincte de la métropole sans lui être totalement étrangère. Le besoin de caractériser chacun de ses territoires, de s’en faire le héraut, existe sans doute plus qu’ailleurs chez les créateurs et les lecteurs qui se reconnaissent plus volontiers dans les différents personnages stéréotypés qui leur sont proposés. Cela n’empêche pas cependant certaines séries d’avoir du succès en métropole auprès d’un public plus large.
Enfin, la difficulté pour un auteur de se faire éditer en métropole a sans doute eu pour conséquence un certain repli identitaire de la part des artistes locaux préférant conquérir d’abord l’audience et la reconnaissance de leurs lecteurs les plus proches. Le fait que la plupart de ces séries soient l’uvre de métropolitains souvent bien intégrés à leur environnement (Vincent Lietar, Pancho, Gotz, Penez
) ou de locaux ayant vécu en métropole (Berger, Tehem (17)) n’est sans doute pas un hasard et démontre un certain recul sur la société décrite. Au vu de la qualité du travail présenté, personne ne s’en plaindra
1. 1986-1994 : Le journal de Mayotte (300 planches hebdomadaires), 1997-2000 : Mayotte hebdo (une centaine de planches), Depuis 2002, toutes les semaines, une planche en couleurs dans Télé bangas (250 planches environ). Vincent LIETAR a publié en 1991 une partie de ses planches dans un ouvrage intitulée Bao, l’enfant heureux, aujourd’hui épuisé.
2. J’apprends à lire avec Bao (CP), Je lis avec Bao (CE1), Apprendre le français à Mayotte, etc.
3. Liste à laquelle on peut rajouter Les interdits de Pancho.
4. Jacques Tramson, Bande dessinée francophone : aux marges de la littérature et de la francophonie ?, Revue de la BNF, N°26, 2007, pp. 11-21.
5. Notons la tradition des revues satiriques en Martinique : M.G.G, Colick blag bo kaye, Kreyon noir qui relevaient en grande partie de la caricature mais aucune d’entre elles ne détenaient de séries ou de héros réellement emblématiques.
6. Voir sa fiche auteur sur wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/bernard_berger
7. La liste est disponible sur http://fr.wikipedia.org/wiki/La_brousse_en_folie
8. Cf. Interview de Bernard Berger sur le site officiel de La brousse en folie : http://www.brousse-en-folie.com/
9. Série hebdomadaire de TV magazine des Nouvelles Calédoniennes.
10. Son blog est sur http://gotz.blog4ever.com/blog/index-12630.html
11. L’idée avait déjà été exploitée dans les années 70 et 80 par Christian Godard (dessinateur par ailleurs de Martin Milan) dans les 9 albums de la série Norbert et Kari.
12. Cf. http://chez.mana.pf/~fouquet.loic/
13. Conférence donnée le mardi 11 décembre 2007 à l’auditorium du lycée Gaston Monnerville de Kourou (Guyane), dans le cadre des « Mardis de Gaston Monnerville ».
14. Touloulou, en guyane, désigne les femmes masquées du carnaval qui, le week-end, invitent les hommes à danser. Il est interdit de les démasquer et elles ont tous pouvoirs pendant la soirée.
15. Courriel à l’auteur, 30 décembre 2007.
16. C’est le cas par exemple à Mayotte et à La Réunion où les journaux ne comptent aucun caricaturiste.
17. Thierry Maunier a d’abord enseigné dans un collège de banlieue en métropole avant de revenir à La Réunion en 1995.Remerciement à Alain Brezault, Serge Huo-Chao-Si, Anne Lise Bué, Jean Pierre Penez et Frédéric Granger pour leurs conseils et informations.///Article N° : 7252