« Se réconcilier avec le passé permettra de continuer. »

Entretien d'Olivier Barlet avec Leyla Bouzid à propos de A peine j'ouvre les yeux

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En sortie dans les salles françaises le 23 décembre 2015, A peine j’ouvre les yeux est un événement : la révélation d’une jeune cinéaste tunisienne et un film d’une grande pertinence (cf.
critique n°13359). Cet entretien qui porte notamment sur le geste de cinéma permet d’en mesurer la dimension.

Pourquoi ce titre « A peine j’ouvre les yeux » ?
Cela tient au personnage de Farah qui a 18 ans et ouvre les yeux sur la vie mais c’est aussi la prise de conscience qu’elle réalise durant le film. Cela tient aussi à la mère qui prend elle aussi conscience. Et cela tient au pays qui ouvre les yeux sur sa réalité. Et de manière plus terre à terre, c’est le titre d’une chanson qui revient à plusieurs reprises durant le film.
Avec Farah, n’est-ce pas pour toi l’occasion de témoigner sur ce que tu as vécu, ta jeunesse ?
On a souvent dit et pensé que la Tunisie sous Ben Ali était cool alors que j’ai grandi dans un environnement qui ne l’était pas. Dès qu’il y a eu la révolution, j’ai eu une forte envie de revenir sur cette période.
Le film est construit sur l’opposition entre la vitalité de Farah et son groupe de musique d’une part et les compromis des adultes d’autre part. Mais cette partie adulte ne prend-elle pas peu à peu le dessus en termes de nécessaire protection face à cette énergie vitale qui sera celle de la révolution ?
Cet élan d’énergie très fort est au cœur du film et a été à la base de tous les choix artistiques à tous les niveaux. Pour moi, cet élan d’énergie va peu à peu contaminer la génération des adultes, la ville, etc. mais va tout le temps subir des tentatives d’étouffement. Tout le monde va tenter de mater cette énergie. Cette énergie sera-t-elle définitivement cassée ? C’est le suspense du film.
Tu évoques les choix artistiques. Ils sont effectivement frappants, de la façon de filmer les concerts à la course perpétuelle de Farah.
Oui, le film a cette énergie pour aller vers un apaisement final. A l’écriture du scénario, je coupais les scènes au plus court, ce qui donnait déjà cette impression d’énergie. Pour le groupe, on aurait pu constituer un faux groupe avec du play-back parfait, mais j’ai tenu à capter cette énergie en direct, éventuellement avec de fausses notes et ce côté un peu rêche. Nous avons beaucoup dialogué avec le chef opérateur et le musicien pour les scènes de répétitions et de concert.
Tu n’es pas musicienne alors que la musique et les chansons tiennent une grande place dans le film. Comment cela s’est-il passé ?
C’était l’énorme défi du film ! La musique est très pertinente : une chanson peut se propager très vite sans que les autorités puissent la contrôler. J’avais écrit des textes indicatifs, une couleur émotionnelle pour chaque chanson, et à l’étape de la préparation, je suis allée voir un ami qui écrit de très beaux textes en tunisien, Ghassen Amami. Certains ont été écrits d’un jet et d’autres ont fait l’objet d’un aller-retour. Pour les musiciens, je voulais un groupe de rock électrique, avec un oud électrique, mais qui soit un mélange de rock acoustique et musique électro, avec l’énergie de la musique traditionnelle tunisienne populaire, du mezoued (1), des mensiettes (2), etc. J’ai rencontré beaucoup de musiciens mais ne trouvais pas jusqu’à un hasard me fasse rencontrer Khyam Allami qui est syrien et a un peu vécu en Tunisie. C’est un virtuose du oud mais il a aussi un groupe de rock, Alif Ensemble. Nous partagions le même souci de grouper des influences dans un même élan. Il s’est mis dans la peau d’un jeune Tunisien de 2010 et ce fut très productif. Il a écrit la musique, spécialement pour la voix de Baya Medhaffar qui interprète Farah, m’a aidé au casting, a fait répéter les musiciens, était présent au tournage des scènes de musique, a permis que ce soit du live, était là au mixage, etc. Et comme c’est quelqu’un qui est très compétent techniquement, c’était un apport énorme.
Le casting a dû être difficile pour trouver des comédiens-musiciens ou des musiciens-comédiens !
Du coup, il n’y a pas vraiment de comédiens dans le film : ils n’ont pas d’expérience professionnelle. Pour Farah, j’ai rencontré énormément de gens : je voulais quelqu’un qui soit jeune et qui sache chanter. Baya Medhaffar a passé son bac juste avant le tournage. Elle adhérait complètement au projet et chantait bien, avait cet élan de vie avec les yeux qui pétillent. Je l’ai beaucoup testée et elle a tout fait pour avoir le rôle, jusqu’à m’emmener dans des bars et y jouer Farah ! Elle est proche du personnage dans la vie et le problème a surtout été de travailler sur les différences. Une fois Farah trouvée, on a suivi la piste pour le reste du casting. Inès, l’autre fille du groupe, Deena Abdelwahed, je l’ai repérée dans un concert et ai adapté le rôle qui était au départ celui d’un garçon pour pouvoir l’intégrer. C’était beaucoup des rencontres : j’ai fait des tests de jeu mais j’ai aussi adapté mes personnages. C’était nécessaire pour qu’ils vivent dans le film.
Une équipe non-professionnelle, cela voulait dire beaucoup de répétitions ou beaucoup de prises ?
Déjà un travail très minutieux sur le choix des personnes, puis un travail de lecture avec chacun seul autour de son texte. Le film est très écrit mais on a travaillé des improvisations au cœur des scènes. Pendant qu’ils jouaient, j’attrapais les mots et réécrivais le scénario avec leurs mots. Je leur redonnais écrit : ils devaient l’apprendre mais c’était des textes proches d’eux, familiers. En tournant, le chef opérateur, Sébastien Goepfert, avec qui nous avions déjà tourné Zakaria, était très malléable et mettait en place les lumières et le cadrage de façon ample pour laisser un espace de jeu, je pouvais les laisser vivre les scènes : nous nous adaptions et d’une prise à l’autre, mon curseur était d’y croire dans les moindres détails. Au bout de peu de répétitions, on trouvait l’angle et on reprenait beaucoup pour trouver la justesse. La légèreté et le naturel arrivaient souvent au terme de ce travail.
Les angles de caméra, les plans, etc. se sont-ils forgés au fur et à mesure des répétitions ou bien as-tu story-boardé selon une idée précise en tête ?
J’ai fait un découpage global assez précis qui est en partie dans le film, comprenant les lieux et les personnages, mais je suis restée très ouverte durant le tournage pour adapter en fonction de ce qui collait ou pas. Des plans forts ont été trouvés au tournage, d’autres sont nés de l’architecture de l’appartement, en utilisant le couloir par exemple pour marquer une perspective. Dans la gare routière, j’avais des axes en tête mais ça ne marchait pas toujours : on cherchait en tournant, en fonction des interactions entre les personnages.
Du court au long métrage, c’est un gros changement ?
La temporalité du court est un peu étrange : cela prend presqu’autant de temps qu’un long, avec des moments d’attente. L’intensité du long est plus juste par rapport au travail fourni. J’ai toujours tendu vers le long : il y a une ampleur qui me convient mieux. Je suis peut-être un peu bavarde ! L’équipe était plus importante mais je ne la voulais pas trop nombreuse, surtout dans les intérieurs, pour garder une certaine légèreté.
Justement, sur la question de la temporalité, le film est construit sur des accélérations faisant suite à des pauses où la finesse des personnages peut trouver son ampleur. As-tu pensé le film de cette manière ?
Il y avait ce mouvement global dès le départ et dans le scénario des moments très énergiques mais aussi des séquences longues où les choses se développent beaucoup. Ce n’est pas très conscient : c’est lié au récit mais aussi à Tunis, qui est une ville où les choses se cristallisent par moments.
Le film tourne autour d’une série de trahisons qui se répondent, permettant cette structure dramatique : était-ce le thème central ?
Peut-être. Le thème c’est tout ce qui empêche l’élan de vie de s’épanouir. Mais je voulais surtout insister sur la surveillance : à la fois protection, empêchement, obstacle, que ce soit au sein de la famille ou du groupe. C’est cette ambiguïté que je voulais rendre. J’ai pensé à Farah comme la métaphore du pays et elle se retrouve entre les mains de la police : cette surveillance et cette présence policière empêchent la Tunisie de s’épanouir, malgré son envie de liberté.
La fin du film est ouverte mais cette articulation entre trahison et surveillance est signe de ton point de vue : tu adoptes la radicalité du personnage au départ mais l’amènes ensuite à composer avec la complexité.
Oui, le film se rétracte au final sur quelque chose de très intime : l’acceptation de ce qu’on est. Selon des cercles concentriques, il démarre dans l’intimité, s’élargit progressivement puis se referme car ces cercles se reproduisent les uns les autres. Se réconcilier avec le passé permettra de continuer. Les policiers, c’est nous-mêmes, notre autocensure. C’est pourquoi j’ai humanisé ces personnages de policiers qui se révèlent. Il faut régler son problème avec soi.
Ce qui veut dire se réconcilier avec soi-même.
Oui, je ne voulais pas entrer dans le manichéisme : il m’était important de montrer que chacun était un peu coincé. J’ai beaucoup réfléchi au passé de chaque personnage pour qu’ils aient cette épaisseur entre le dit et le non-dit. Il fallait que chaque personnage porte une humanité et une complexité, tiraillé entre des pôles. Seule Farah est portée par son envie de vie et fonce.
Est-ce cela qui te meut vers le cinéma, ce désir de restaurer cette complexité ?
Ce qui me meut vers le cinéma, c’est de raconter des histoires et de donner de l’émotion, mais c’est vrai qu’il y avait quelque chose de trop simple dans cette révolution : je voulais avoir un travail de mémoire sur l’atmosphère, les mentalités, la peur et la paranoïa, et montrer à quel point tout était imbriqué et complexe, et combien chacun était piégé.
Dans la Tunisie actuelle, cela prend une fonction sociale et politique.
C’est vrai qu’on est dans une période un peu manichéenne, entre le positif et le négatif. Il était très important pour moi de rester dans cette période de cet été 2010 : des moments d’espoir et de désespoir se sont succédés depuis cinq ans. Si on arrivait à dresser un tableau juste de 2010, cela pouvait éclairer le présent car on doit résoudre – ce que raconte le film – le passé pour affronter le futur. On a une tendance à l’amnésie en Tunisie : on est tendus vers l’avenir et c’est tant mieux, mais ce qui a provoqué cette révolution sont des éléments encore valables aujourd’hui.
La domestique noire est un personnage éminemment positif mais qui se rattache au cliché du domestique…
Le personnage d’Ahlem (qui veut dire « rêves ») en arabe est effectivement positif : elle apporte de l’humour et de la légèreté tout en vivant une grande dureté de vie. Elle n’était pas noire dans le scénario, mais quand j’ai choisi l’actrice principale, Baya Medhaffar, j’ai beaucoup été chez elle où était cette domestique noire, Najoua Mathlouthi, que j’ai trouvée très belle, très digne, et qui avait une grande complicité avec Baya, qui correspondait à ce que je voulais dans le film. Elle se démarquait par sa classe avec celles que j’avais eues dans les castings. Je me suis un peu battu avec la production pour l’intégrer, car elle ne savait pas lire. Mais elle utilisait beaucoup de proverbes qui ont enrichi le rôle. Elle s’est approprié l’histoire et la place qu’elle y tenait. Elle est tunisienne mais il se trouve qu’elle est noire : c’est une réalité. J’ai décidé de ne pas le traiter en soi.
Est-ce dans ce travail de cinéma une difficulté d’être la fille de Nouri Bouzid ?
Cela a des avantages et des inconvénients. C’est apaisé pour moi aujourd’hui, nous avons un dialogue intéressant. C’est mon père : il y a une transmission sans que je sache la préciser complètement. Il a une forte personnalité : il n’est pas évident de ne pas être dans son ombre. Je suis partie en France y faire mes études pour pouvoir forger mon regard. Mon cinéma est mon regard. On voit clairement les différences et ce qui constitue mon cinéma à part entière. Je l’ai écarté sur toutes les étapes du film. Il l’a accepté ici alors qu’il avait plus de mal sur les courts d’école. Après, Zakaria s’est fait très loin de lui. Par hasard, la projection aux Journées cinématographiques de Carthage correspond à la date de son anniversaire !
Quand j’ai décidé de faire du cinéma assez jeune, je savais par mon père combien c’est difficile à chaque film, même si l’on est connu et respecté comme lui. J’ai vu combien il travaillait. Et je savais qu’on ne fait pas un long métrage à trente ans, sans stars, en arabe, sans que ce soit beaucoup de travail !

1. Mezoued : cornemuse traditionnelle, répandue en Tunisie mais aussi en Algérie et en Libye. Elle est par métonymie, une forme de la musique populaire tunisienne.
2. Mensiettes : chants de femmes au Kef (gouvernorat du Nord-Ouest de la Tunisie ayant pour chef-lieu la ville du même nom).
///Article N° : 13368

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