Selma, de Ava DuVernay

Un grand homme vu par une grande femme

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Selma est une petite ville de l’Alabama qui a connu un grand destin : celui d’accueillir de nombreuses marches pour l’abolition des règles locales visant à limiter l’accès aux urnes des populations noires. Cette lutte, lancée par Amelia Boynton, recevra rapidement le soutien de Martin Luther King et aboutira au passage du Voting Rights Act par le président Lyndon Johnson. Elle deviendra l’une des plus importantes du mouvement des droits civiques avec la lutte contre la ségrégation dans les transports publics à Montgomery et l’accès à l’éducation à Little Rock. Les marches de Selma furent une des plus brillantes victoires de la lutte non violente menée aux Etats-Unis par Martin Luther King, en pleine guerre du Vietnam.
Quel pari que d’insuffler à un personnage le charisme d’un Martin Luther King dont nous avons tous entendu les discours dans un documentaire ou plus simplement, en cours d’anglais. Nous connaissons le timbre de sa voix, la ferveur de ses discours, son visage qui tremble quand il répète des mots de colère contre l’injustice et la pauvreté, quand la foi le transporte en des sommets politiques, quand il conclue sur la victoire inéluctable et son espoir en l’avenir. Qui pourrait incarner un mythe dont les failles sont aujourd’hui connues, cet homme d’église que le FBI a voulu détruire en révélant ses frasques extra-maritales ? Si David Oyelowo, qui lui ressemble sans doute un peu, y parvient, c’est certainement grâce à l’intelligence du script et de la mise en scène orchestrés par Ava DuVernay.
Comme ses réalisateurs fétiches, Spike Lee et Steven Soderbergh, Ava DuVernay écrit et réalise. C’est le cas de Selma où elle propose à Oyelowo, qu’elle avait déjà dirigé dans Middle of Nowhere (2012), de relever le défi d’incarner une légende sans décevoir. Le film n’est pas directement centré sur l’homme mais sur ses stratégies politiques pour contrôler les factions, sur la logique de la lutte non violente, sur son rapport à ses proches collaborateurs et à sa femme, sur le piétinement de son action et la frilosité de la présidence. Enfin, sa force de persuasion se manifeste autant en coulisse que lors des rares discours que le film met en scène. Ava DuVernay ménage ainsi son acteur et a recours au final à des images d’archives, comme l’apothéose d’une performance dont le véritable Martin Luther King serait la continuité plutôt que l’origine.
Ava DuVernay a expliqué cette stratégie : « Je ne me suis jamais attaqué au film en me disant « Mon Dieu, je fais un film sur le Dr. King », je me suis concentrée sur un homme ordinaire qui a fait des choses extraordinaires dans un endroit que je connais bien » (1) Originaire de Californie, Ava DuVernay a en effet passé de nombreux étés en famille en Alabama. Le titre du film donne la vedette à la ville où plus de 50% de la population était noire, mais où moins de 1% des Noirs votaient ; Selma est le symbole de la lutte d’une communauté dont Martin Luther King n’était que l’extraordinaire leader. Les images d’archives présentent d’ailleurs tous les collaborateurs de King, plutôt que de se concentrer sur lui, et on s’amuse volontiers à comparer les différents acteurs à leurs personnages historiques. On cherchera également à reconnaître les stars venues à l’époque participer à la marche de la victoire, comme Harry Belafonte ou Sammy Davis Jr., clin d’œil aussi à la participation au film de nombreux acteurs connus comme Oprah Winfrey (qui a largement produit le film) ou Tim Roth. Hier comme aujourd’hui, la lutte pour l’égalité est une affaire de communauté et de soutien de personnes influentes, de toutes origines.
Enfin, son choix de représenter un « homme ordinaire » sera aussi celui de ne pas s’appesantir sur les écarts conjugaux, bien connus puisque rendus publics à l’époque, sans pour autant les passer sous silence, comme c’est souvent le cas pour cet homme que la lutte politique a sanctifié. Le portrait de Coretta Scott King, personnalité également controversée notamment pour sa vie privée, vient équilibrer une relation lourde de sous-entendus. En cela peut-être, Selma reste un film de femme, ou en tout cas un film d’Ava DuVernay, offert comme toujours au plus grand nombre.
Une femme aux manettes, telle n’est pas la coutume à Hollywood, et qui plus est noire américaine, c’est quasiment une première. Très peu de femmes ont le privilège de réaliser des films à gros budget et les femmes noires se comptent sur les doigts d’une seule main. Quand en 1984, la MGM confie l’adaptation du roman sud-africain Une Saison blanche et sèche à Euzhan Palcy, elle sera la première à s’étonner d’être la première femme noire à réaliser un film à Hollywood – et elle n’est même pas américaine ! Depuis, Darnell Martin sera la première noire américaine en 1994 avec I Like It Like That, suivie par Kasi Lemmons (Eve’s Bayou, 1997) et Gina Prince-Bythewood (Love & Basketball, 2000). Comme Amma Asante (A Way of Life, 2004, Belle, 2013) ou Julie Dash (Daughters of the Dust, 1991, The Rosa Parks Story, 2002) du côté des indépendants, toutes ces réalisatrices ont finalement peu de films à leur actif et les succès d’estime n’impressionnent pas facilement les producteurs.
Ava DuVernay s’est souvent prononcée sur cet état de fait. « Je pense tout simplement que la voix des femmes est peu entendue au cinéma et c’est très dur de devoir chaque fois trouver de l’argent et tout recommencer. » (2) Il est sous-entendu qu’un homme n’aurait pas à chaque fois à recommencer, s’il se fait un nom et qu’on lui confie des projets. C’est ce qui est arrivé à Ava DuVernay, mais pour un projet différent de ceux qui l’ont fait connaître. Citons-la encore à l’époque pré-Selma : « Je fais des films qui parlent des femmes noires, ce qui ne t’interdit pas de le voir si tu es un homme noir, s’il est un homme blanc ou si elle est une femme blanche. » (3) Pour Selma, Ava DuVernay a inversé le raisonnement : il n’est pas interdit à une femme noire de réaliser un film sur un homme noir qui parle à tous les Américains, et bien au-delà, c’est même recommandé si on veut gravir les échelons à Hollywood. Pari réussi, l’avenir nous dira quelles portes s’ouvriront, pour quels projets. Et on peut faire confiance à DuVernay pour continuer de raconter les histoires qui lui importent.

1. En anglais: « I never approached it as,’Oh my God, I’m making a film about Mr. King’. I just focused on making a film about an ordinary man doing extraordinary things in a place I know very well. » https://psychologies.co.uk/celebrating-female-film-directors
2. En anglais : « I just don’t think there’s a lot of support for the woman’s voice in cinema, and it becomes really difficult to raise that money and start again every time. » http://www.interviewmagazine.com/film/ava-duvernay-emayatzy-corinealdi/print/
3. En anglais : « I make films about black women and it doesn’t mean that you can’t see them as a black man, doesn’t mean that he can’t see them as a white man or she can’t see them as a white woman. » http://www.pbs.org/wnet/tavissmiley/interviews/filmmaker-ava-duvernay/
///Article N° : 12845

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