L’Eléphant a eu une rage de dents, comme on dit en Côte d’Ivoire : le doyen des cinémas d’Afrique nous a quittés dans la nuit du samedi 9 juin 2007 à l’âge de 84 ans, des suites d’une longue maladie qui l’avait empêché de participer au Fespaco 2007. Portrait-hommage de celui qui se définissait lui-même comme un mécréant.
Rien ne prédisposait le jeune Ousmane à devenir le maître du cinéma africain. Sa famille, des pêcheurs de Zinguichor n’étaient ni nobles ni fortunés. Mais lorsqu’il naît en 1923, la Casamance vient juste d’être « pacifiée », après trois siècles de résistance active. Il grandit ainsi dans un monde dominé mais qui ne cesse de lutter pour son émancipation. Sembène fera écho à cette tradition de lutte dans son roman O pays, mon beau peuple (1957) et son film Emitaï (1971), inspiré du refus de la reine Aline Sitoe Diatta de s’acquitter de l’impôt en riz levé par les colons français.
La violence coloniale, Sembène s’y oppose dès son jeune âge. Sa gifle légendaire à son maître d’école pour protester contre une accusation non-fondée alors qu’il n’a que 15 ans le ramène à la dureté de la vie de pêcheur : « A la suite de mon renvoi, mon père m’a appris à pêcher et à fumer la pipe. » Formé à l’école de la vie, il sera maçon puis mécanicien à Dakar. En 42, il est mobilisé dans le 6è régiment d’Artillerie coloniale et découvre en Afrique et en Europe d’autres facettes de la colonisation. Revenu à Dakar en 46, il participe à la grève des cheminots du Dakar-Niger qu’il décrira plus tard avec brio dans Les Bouts de bois de Dieu (1960). Boat-people avant l’heure, il s’embarque clandestinement pour la France en 48, et devient docker à Marseille. Il se syndicalise à la CGT et entre au parti communiste en 1950. Il y restera jusqu’à l’indépendance du Sénégal.
Son engagement pour la lutte des classes, il le situe dans la culture : « Pousser les hommes à réfléchir sur leurs conditions d’existence« . Il prend parti dans son écriture, décrit son expérience de travailleur immigré dans Le Docker noir (1956) ou les hésitations d’un médecin africain voulant conserver les acquis de la médication traditionnelle dans L’Harmattan (1963). Mais il se rend vite compte de la faible influence de la littérature africaine en Afrique : « Le livre est limité par le pouvoir d’achat. L’image touche directement les gens, ce que ne peut pas le livre« . (1) Cette prise de conscience est un tournant : après une formation aux studios Gorki de Moscou, il tourne Borom Sarret en 1962. En 19 minutes de la journée dramatique d’un « bonhomme charrette » de Dakar, il réalise une sorte de manifeste de ce qu’allait devenir le cinéma africain : la mise en scène de gens simples plutôt que de héros, le choc entre l’ancien et le nouveau, la dénonciation de la corruption, des pouvoirs et des élites. Il inaugure un programme : partir à la reconquête de l’espace africain et des valeurs pouvant soutenir l’indépendance. Le cinéma, disait-il, devrait être « l’école du soir » de la jeunesse africaine.
Ecole de la contestation, son cinéma s’attaque aux corruptions des pouvoirs, à la nouvelle bourgeoisie, à la bureaucratie. Niaye (1965) décrit l’hypocrisie des chefs coutumiers, Le Mandat (1968), qui décrypte les rouages pipés de la société sénégalaise à travers les déboires d’un homme ordinaire pour toucher un mandat venu de France, est un appel à « changer tout cela« , tandis que Xala (1976) montre, à travers un bourgeois qui ne peut « consommer » son nouveau mariage, l’impuissance des privilégiés à résoudre les problèmes du pays.
Ecole de l’émancipation, ses films témoignent de sa préoccupation face à la situation de la femme. La Noire de… (1966) est une extraordinaire méditation sur l’asservissement à travers le destin tragique d’une femme de ménage embauchée par des Blancs. Dans Emitaï et Ceddo (1978), il met en scène des femmes libératrices. « En Afrique, me disait-il, ce n’est pas la femme qu’il faut libérer mais c’est la femme qui doit libérer l’homme ! » Telle fut sa vie et ce sera le sujet de ses derniers films. En 2000, avec Faat Kiné, il débute une trilogie sur « l’héroïsme au quotidien », dont les deux premiers volets sont consacrés à la condition de la femme africaine. Le troisième, La Confrérie des Rats, était encore en préparation. Faat Kiné est une personnalité moderne qui élève seule ses enfants après que son mari l’ait abandonnée. Le second volet, Moolaade (2003), épique et puissant, fera le tour du monde. Quatre fillettes fuient l’excision et trouvent refuge auprès de Collé Ardo (Fatoumata Coulibaly), qui leur offre l’hospitalité (le moolade) malgré les pressions du village et de son mari. Bel hommage à l’engagement d’une vie, le film remporte le prix du meilleur film étranger décerné par la critique américaine, le prix Un Certain Regard au festival de Cannes, le prix spécial du jury au festival international de Marrakech, etc.
Ecole de la démystification, ses films orchestrent un rejet violent de tout embrigadement religieux. Aucune religion n’y échappe : l’animisme quand il justifie la démission face aux exigences du colon dans Emitaï, l’islam quand il se fait hégémonique dans Ceddo, le maraboutisme charlatan dans Xala etc.
Sembène se définit lui-même comme un mécréant et l’inscrit en lettres rouges sur sa maison de Dakar ! (« Galle Ceddo », la maison du ceddo, les ceddos étant pour lui des hommes du refus de ce qui les assouvit) Il milite contre vents et marées pour l’indépendance, la libération et l’unité africaine, et son message ne varie pas d’un poil. Il s’adresse à son peuple et se déclare peu concerné par le succès de ses films au Nord : « L’Europe n’est pas mon centre ! »
Avec Guelwaar (1992) qui s’oppose farouchement à l’aide occidentale, il livre une réflexion pour les générations à venir. Mais son constat est amer : « Après 40 ans d’indépendance, c’est la jungle ! » Loin d’être défaitiste, il témoigne d’un impressionnant espoir de changement et cite volontiers la phrase du philosophe Alain : « Le pessimisme est un mouvement d’humeur, l’optimisme une volonté« .
Cet espoir, il le fonde sur l’affirmation d’une indépendance africaine : « Sous la pression des médias, les Africains qui n’ont que boule de manioc à la main se mettent à parler eux-mêmes de mondialisation ! » En filmant la tragédie des tirailleurs assassinés au Camp de Thiaroye (1988) par l’armée française qui refusait de leur payer leur dû, Sembène convoque l’histoire pour affirmer une mémoire, celle des peuples opprimés qui puisent dans leur culture la dignité d’exister.
Le festival de Cannes lui rendait hommage en 2005 en lui demandant de tenir la prestigieuse leçon de cinéma réservée chaque année à un grand réalisateur du cinéma mondial. (2) Fidèle à lui-même, il ne se départit pas de son franc-parler. Il déclarait notamment : « Je souhaite qu’il y ait des ruptures entre les francophones et la France. Les textes signés ne sont pas valables. Quand vous partagez un lit avec quelqu’un, dites-lui où se trouve votre abcès. » Cela n’empêchera pas la France de lui décerner l’année suivante la Légion d’honneur. Sembène, lui, continuait de rêver de dépeindre au cinéma la vie de Samory Touré, souverain mandingue du Wassoulou qui avait combattu la colonisation – un film avec figurants et costumes nécessitant un budget qu’il ne put jamais réunir.
Dans ses conseils aux jeunes cinéastes du Média Centre de Dakar, (3) il insistait sur la nécessité de l’apprentissage : « Apprendre, toujours apprendre ! Même à mon âge, je continue d’apprendre. » Nous aussi, nous n’avons cessé d’apprendre de lui. C’est un baobab qui s’est couché, le premier grand cinéaste d’Afrique, militant infatigable, pionnier et porte-parole, pour beaucoup un père, pour d’autres le symbole d’une époque, en tout cas un précurseur. Son caractère était légendaire, exigeant comme il l’était pour lui-même, craint par les acteurs mais qui les fascinait tout autant. Un créateur. Un extraordinaire mécréant.
Aurez-vous envie de commémorer les 150 ans de l’abolition de l’esclavage ?
Qui va la commémorer ? Sous quel angle ? Qu’est-ce que l’Europe va bien pouvoir commémorer ? L’arrêt de l’horreur ? Les rois l’ont restaurée, la République l’a continuée… L’Abbé Grégoire ? Il a été candidat à Saint-Louis mais n’a pas été élu. C’est aux Africains de faire l’analyse de la période de l’esclavage. Même cela, on est en train de leur ravir ! Jusqu’à quel degré des Africains ont-ils participé à cette pratique ? Et le monde arabe ? Elle se pratique encore : des enfants qu’on va vendre clandestinement ! Je voudrais que les Africains aient le courage de l’analyse, mais sans donner la parole à l’Occident : qu’il ne soit que témoin.
De même que le prêtre de Ceddo n’a jamais la parole…
Sa présence suffit ! Avec son accoutrement, on sait qu’il est là. Pourquoi le faire parler ? Pour dire quoi ?
Jacques Lang a indiqué qu’il faudrait que l’Occident demande pardon…
Le Pape est venu à Gorée pour demander pardon : c’est déjà fait ! Pourquoi les Occidentaux passent-ils leur temps à demander pardon ? Au nom de qui ? Je dis aux Africains : vous pouvez pardonner mais vous ne pouvez pas oublier. C’est la culture d’absolution occidentale qui fait demander pardon. Je ne les crois pas ! Les Africains ont été les complices à tous les niveaux de cette chaîne de l’esclavage, mais quand vous dites ça, ils se fâchent !
Vous n’avez pas l’impression que les choses sont mûres aujourd’hui pour que ces questions soient posées ?
L’homme et toujours mûr s’il sait faire travailler sa pensée. Cela voudrait dire qu’hier nous n’étions pas mûrs. Après-demain, on sera pourris alors ?
Travaillez-vous d’abord sur le livre ou sur le film ?
Je travaille sur les deux et c’est ce qui est difficile. L’un agit sur l’autre. Je travaille par exemple depuis une semaine sur une petite scène. Sur le plan littéraire, c’est gagné mais sur le plan cinématographique, j’y travaille encore car c’est difficile : quelques secondes à trouver. Ce n’est plus de l’émotion : c’est un cadre mathématique pour arriver à dire les choses. Tout en gardant en tête que je m’adresse au paysan du Sénégal comme à celui du Limpopo !
Qu’est-ce qui est le plus difficile : écrire ou filmer ?
Filmer est très difficile : outre le travail du scénario, il faut courir trouver l’argent, les acteurs, les costumes, procéder aux répétitions. Alors que pour écrire, tout se passe dans ma tête : j’ai le décor que je veux, les acteurs, l’expression, les qualificatifs que je veux.
Et quel est votre film préféré ?
Le prochain que je vais faire !
1. entretien avec Sembène Ousmane de janvier 1998 publié sur notre site (article n°2506).
2. à lire sur notre site (article n°3854).
3. lire sur notre site l’article qui reprend sa leçon (article n°3965).L’ensemble des articles consacrés à Sembène Ousmane sur notre site sont à retrouver dans le zoom hommage qui lui est consacré. Les films de Sembène Ousmane sont disponibles en DVD à la Médiathèque des 3 Mondes.///Article N° : 5967