Serge Hélénon : culture de marronnage

"L'art change la vie des gens lentement, secrètement, inévitablement"

Entretien d'Axel Arthéron et Priska Degras avec Serge Hélénon
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En 1970, vous créez une école avec Louis Laouchez, l’École négro-caraïbe. Fut-elle une réponse à la question de l’altérité ? Quelle fut sa réception aux Antilles et en France ?
Il est certain qu’il s’est agi de faire valoir notre différence afin que notre relation à l’autre ne soit plus jamais dans la perspective de l’éternelle subordination. Mais force est de constater que cette dernière change constamment de forme, de stratégie, sournoisement. La posture est toujours la même : dansez, sautez… On pense pour vous : nous avons la solution à « vos petits problèmes » – en réalité pour un grand nombre de Martiniquais vivant au jour le jour, pani pwoblem, pani piès pwoblem.
La création de l’École négro-caraïbe est l’affirmation, pour Laouchez et moi-même, de la nécessité de l’art : il n’y a pas de peuple sans artistes, sans philosophes et savants. Nous avons cru, je le crois encore, que l’art est la nourriture fondamentale pour la prise de conscience de notre état d’Être Humain. L’Art change la vie des gens lentement, secrètement, inévitablement, de manière imprévisible. Il ne s’agit évidemment pas, exclusivement, des arts plastiques mais de toutes les disciplines de l’art ; même celles dont on ne soupçonne pas encore l’émergence – car l’art peut être dans tout, l’art peut-être tout, sauf essentiellement agréable et divertissant.
L’homme est un art : il le nomme, il l’incarne. Il est acteur de lui-même – la nature ne produit pas d’œuvre d’art ; l’art naît des gestes, de la main et de l’esprit de l’homme : de la pensée à l’allongée du bras.
En Martinique, comme en Guadeloupe, la musique s’est imposée, mais nos sujets instruits, ceux qui savent la poésie et la littérature, ignorent totalement la peinture, la sculpture, les arts plastiques tout simplement parce qu’il n’y a pas de lieu dédié à l’art. Cela, nous École négro-caraïbe, n’avons pas cessé de le dénoncer. Chez nos intellectuels, nos éducateurs – « l’élite savante » – la fréquentation des arts visuels est essentiellement « livresque ». Mais il leur manquera toujours le charnel, l’essentiel.
Le manque de structures dans ce domaine (musées, espaces permanents d’arts visuels modernes et contemporains, institutions publiques) ne leur permet pas de s’ouvrir à la Connaissance. Mais bien plus, ce manque de structures ne facilite pas le rapport intime aux réalisations plastiques et ne suscite pas le besoin d’aller au contact direct des individus dans leurs ateliers (l’atelier restant le lieu privilégié de l’échange).
Aujourd’hui il y a heureusement la Fondation Clément, institution privée (ne l’oublions pas), ouverte à tout public, très visitée par les établissements scolaires, ce qui me ravit ! C’est un espace d’art moderne et contemporain situé en plein cœur de l’habitation clément (lieu patrimonial martiniquais), créé par M. Bernard Hayot, amateur d’art et collectionneur, Martiniquais, béké, culturellement négro-caraïbe – les Martiniquais d’autres composantes (culturellement négro-caraïbe, toujours), semblent plutôt s’impliquer davantage et avantageusement, semble-t-il, dans le « béton ».
Quant à la réception de l’École negro-caraïbe, cela n’est toujours pas simple : je dirais qu’elle a été d’emblée mal perçue. On nous a objecté à Laouchez et moi-même d’être racistes. Le mot nègre, comme pour La négritude, a posé problème : le concept École négro-caraïbe créé en Afrique a mis à l’aise certains de nos détracteurs pour ne voir dans nos expressions, nos œuvres, que l’Afrique. Un Martiniquais de couleur, de type négroïde, m’a dit ne rien reconnaître en lui de l’Afrique. Pour avoir, sans doute, subi le dénigrement, il a opté pour le « dénègrement »…
Nous n’avons pas réussi le « rassemblement », qui était l’objectif premier, d’où le mot École. Cependant après nous (à cause ou grâce à nous) nous avons vu apparaître d’autres initiatives. Dans les années quatre-vingt le groupe Fromaje a fait son apparition, se réclamant de « la voix des mornes », puis en littérature l’éloge de la créolité.
Enfin, nous avons noté l’intérêt que nous porte le milieu universitaire : en effet des thèses en Sciences humaines et Arts, Sciences de l’information et de la communication… Dans le même temps, nos intellectuels, dans leurs réflexions et publications sur l’identité, ne recourent jamais aux arts plastiques et visuels. Nous en avons l’exemple récent de Michel Giraud dans son article « La Promesse d’une Aurore » paru dans Les Temps Modernes N° 662-663.
En quoi le concept d’expression-bidonville traduit-il ce rapport au Lieu et à l’Autre ?
Avant d’être perçu comme concept, l’emploi de matériaux de récupération, le bois, bois-caisse, des bois de coffrage collectés sur des chantiers du bâtiment s’est imposé effectivement par le besoin de m’exprimer ainsi que le manque de fournitures au Mali en 1960. Le caractère brut : le sens premier éprouvé par et dans l’environnement naturel. Faire avec les moyens offerts d’emblée à soi, frappés aussi de l’émotionnel. C’est aussi, je dois le dire, le moment où les artistes occidentaux ont décrété la mort de la peinture ou auraient, semble-t-il, « tout dit en peinture »?: ce sur quoi je n’ai pu être d’accord. Ainsi, avec les moyens qui étaient miens, j’ai dû probablement réagir en procédant à des assemblages afin de constituer mes supports-peinture qui dans les années soixante-dix m’ont renvoyé à mon Vécu, à la Martinique : c’est-à-dire ces façades d’habitats précaires constituées majoritairement de bois de récupération « des petits bouts de bois du monde en provenance de différents ports de pays » industrialisés déversant leurs marchandises aux Antilles, en Martinique et en Guadeloupe. Il importait pour nos populations en provenance du monde rural, quittant les habitations pour « l’en-ville » de subsister par l’intermédiaire d’une forme de travail informel, les djobs. Ces emplois étaient l’expression de leurs désirs naturels de participation pour ne plus demeurer des laissés-pour-compte. C’est déjà une revendication, un acte de résistance dans un rapport au lieu et à l’autre, Expression-bidonville.
Ma pratique dans le domaine des arts plastiques est en fait, si l’on veut parler de concept, dans cet ordre-là : sortir du tableau à l’occidentale (la toile, le châssis, le cadre, la surface plane, la rigueur des deux dimensions pour ce que j’ai appelé, par la suite, mes « lieux de peinture »). Il ne s’agit pas d’un projet esthétique mais d’une projection politique dans la mesure où il est question d’une aspiration à une ouverture en continu, ponctuée d’inattendus. C’est une aspiration à la relation vraie, inévitable lien liyanna, un appel au rassemblement pour « ensembler » (au-delà de nos « chapelles » respectives, politiques…) pour ce qui s’avère important : le perpétuel questionnement de nous-mêmes, par nous-mêmes. En résultat, pas une réponse mais une proposition, un travail : des réalisations plastiques autonomes : qui peuvent, malgré leurs caractères autonomes, donner cette impression de devoir s’adjoindre les unes les autres pour faire un tout.
Ces trente dernières années, pensez-vous que le combat pour la visibilité des peintres ultramarins en France ait avancé (notamment concernant la présence de ces peintres dans des structures officielles comme les musées d’Art moderne, ou encore les grands festivals français et européens) ?
Rien n’a bougé depuis toujours et surtout pas depuis ces trente dernières années (qui renvoient, je me doute bien, à l’allusion de mes interventions écrites auprès des différents ministres de la Culture qui se sont succédé où je soulevais le problème de notre invisibilité dans l’Institution publique). Mais j’ai perçu que le manque d’intérêt pour cette question était en fait la vraie réponse. Mon entêtement était, de cette manière, une posture qui dénonçait l’assujettissement que l’on nous proposait comme la seule solution qui puisse être offerte. Depuis, je n’ai pas arrêté de croire que s’il y a un Peuple martiniquais, celui-ci doit s’affirmer en premier lieu dans sa souveraineté culturelle assumée dans un rapport de partenariat avec la France. C’est-à-dire, politiquement, repenser nos rapports. Nous avons à faire l’inventaire de ce que nous connaissons de nous-mêmes, de ce que nous savons, notre savoir-faire, ainsi que les domaines que nous ne pouvons encore maîtriser par nous-mêmes.
En 2008, dans la revue Art Absolument, Yves Jégo, alors secrétaire d’État à l’Outre-mer, détaillait les grands axes permettant un épanouissement de l’art de l’Outre-mer en France. Il affirmait ainsi : « L’enjeu, c’est une meilleure inscription des artistes ultramarins dans les circuits nationaux de diffusion mais dans le même temps, il se félicitait de la création d’un prix spécifiquement dédié à ces créations. « Prenons le festival du cinéma à Cannes : le SEOM soutient le prix Hohoa qui récompense de jeunes scénaristes ultramarins ». N’y a-t-il pas contradiction ? Dans le même ordre d’idées, il vient de se tenir à l’Orangerie une exposition sur les peintres de ces régions. Est-ce qu’une meilleure visibilité passe par de telles manifestations répondant selon nous finalement à une logique de l’entre-soi ?
La légitimité passe par la mise en relation de toutes les composantes : les dits-sujets et acteurs de la nation française dans ce qu’elle doit être véritablement. Cette République plurielle et solidaire devrait en l’occurrence tenir compte de notre capacité de pawol vraie dans tous les lieux institutionnels publics dédiés à l’art.
Ces lieux ouverts au plus grand nombre sont donc soumis à la critique, à l’appréciation de tous. Ainsi, M. Jego, comme ceux qui l’ont précédé, ou remplacé, n’a jamais véritablement pensé à l’importance de ce problème. Je me dois de signaler l’exceptionnelle attention de Mme la ministre Brigitte Girardin à l’endroit des artistes plasticiens. Elle avait entrepris le nécessaire rapprochement, l’écoute. Autrement, la ligne suivie, la solution offerte est la marge ; le lieu de « l’entièrement à part ». L’entre-soi, comme vous dites, nous en avons l’illustration avec l’Année des Outre-mer décrétée par le président de la République afin d’apaiser les humeurs après les événements de février 2009.
Nous voilà en juillet 2011 pour cet entretien, jusque-là nous constatons que l’on est toujours dans l’Entre-soi. Les ultramarins gesticulent entre eux en France hexagonale, la composante métropolitaine n’est présente qu’en spectateur, ou incidemment. Il semble que cette décision, « Année des Outres-Mers » n’ait pas dépassé les limites de la capitale, (« le parisianisme », où vit le plus grand nombre d’ultramarins). À noter l’indifférence totale en Guadeloupe, Martinique…
Je voudrais rendre hommage, profitant de l’occasion, à une manifestation qui mérite une haute considération : depuis plus de dix ans, le cercle méditerranée-caraïbe organise des événements sur la côte d’azur, de Menton à Nice en passant par Saint-Raphaël, à l’initiative et l’enthousiasme de sa présidente, Marie-Reine Dejham et de son équipe. Cette initiative privée contribue à pallier le manque institutionnel. Loin de moi l’idée de minimiser l’exposition OMA (Outre-Mer Art contemporain) à l’Orangerie du Sénat, (qui n’est pas spécifiquement un lieu dédié à l’Art, mais qui sert à des expositions temporaires). Cette exposition, à l’initiative du groupe Bernard Hayot (GBH), a eu le mérite de mettre en situation nos créations (pour une durée d’un mois). Mais nous avons pris acte de l’absence de la ministre de l’Outremer à l’inauguration, appelée à des tâches plus importantes ce jour-là, mais aussi celle du ministre de la Culture.
Nous n’avons pas vu, non plus, nos représentants politiques (Guadeloupe, Martinique, Guyane…) prompts aux « grand-messes » ; en l’occurrence, l’inauguration de l’exposition Césaire, Lam, Picasso au Grand Palais, là où il est important qu’ils soient vus. On aura noté la présence discrète mais significative de M. François Pinault, signe de solidarité entre amateurs d’arts, ceux qui aiment l’art, ceux qui ont besoin de l’art – de la fréquentation des œuvres et des artistes.
Concernant le rôle des musées d’Art moderne, nous avons l’exemple à Beaubourg, avec le Centre Georges Pompidou, de ce qui aurait pu être envisagé aussi dans le cadre de l’Année des Outre-mer : je veux parler de la confrontation entre artistes contemporains de l’Inde et de France (Paris, Delhi, Bombay). Il nous semble encore difficile pour nous, plasticiens des Outre-mer, de pénétrer ces lieux institutionnels publics, confirmant là encore notre confinement dans les marges, les limbes de la culture française.
Pour revenir sur l’année des Outre-mer, j’aimerais ajouter que le commissaire de cette manifestation n’a pas cru devoir convoquer les artistes plasticiens, les consulter individuellement comme collectivement afin de recueillir leurs propositions : de ce qui serait opportun de faire à cette occasion. Cette négligence est relative au propos que je tiens plus haut à l’endroit de nos intellectuels. En vérité, à l’exception de ceux qui semblent résignés d’être des « sous-produits » de la culture française hexagonale, nous représentons déjà un nombre considérable à avoir compris que nous n’avons rien à attendre des politiques, de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche. La considération culturelle de cette république UNE sera toujours la même.

///Article N° : 11612

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