Serge Hélénon et l’École négro-caraïbe :

Une poétique de la rencontre

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La grève générale contre la vie chère de février-mars 2009 qui paralysa la Guadeloupe et la Martinique pendant près de quarante jours, a donné à ces deux îles une visibilité inédite dans les médias nationaux. Ces lieux avant tout connus pour leur intérêt touristique ou encore pour la violence de leurs cyclones, révélaient subitement l’étendue de leurs problèmes socio-économiques. Derrière les images idylliques existait donc une autre réalité, celle des conditions de vie difficiles que ce mouvement dénonçait. Les revendications sociales, les manifestations qui ont mobilisé des milliers de personnes, de même que les nuits de violence, ont attiré les projecteurs sur cette région ultramarine, alors que l’on se souciait peu jusqu’alors des difficultés que vivaient ses habitants. Ces événements étaient la manifestation d’une remise en cause du fonctionnement de la société ainsi que du rapport entre ces îles et la France. En réponse, l’État français organisa les États généraux des Outre-Mer, puis décréta que 2011 serait « l’Année des Outre-Mer ».

Parmi les cent dix manifestations culturelles, économiques, sportives, musicales, institutionnelles prévues dans l’hexagone et dans les territoires d’Outre-Mer à l’occasion de cette année 2011, nous retiendrons deux expositions relevant des arts plastiques. Tout d’abord l’exposition au Grand Palais « Césaire, Lam, Picasso » qui s’est tenue du 16 mars au 6 juin 2011 dans ce haut lieu de l’art, montrant l’aspect déterminant de la rencontre de ces trois grandes figures du XXe siècle(1) et l’exposition Outre-Mer Art Contemporain, produite par la Fondation Clément (Martinique) qui a rassemblé du 10 juin au 8 juillet à l’Orangerie du Sénat, dans le jardin du Luxembourg, vingt-deux artistes de Martinique, Guadeloupe, Guyane, la Réunion. Cette mise en lumière d’une sélection de quelques artistes ultramarins dans un lieu dédié à l’art est naturellement une initiative d’importance qu’il convient de saluer.
Il y a deux ans, du 7 avril au 5 juillet 2009, s’était tenue à Paris, au Parc de la Villette, une autre exposition d’arts plastiques, Kréyol factory qui, pour la première fois, rassemblait une soixantaine d’artistes contemporains des Caraïbes, de l’Océan Indien et des diasporas européennes et américaines, témoignant ainsi de la diversité des mondes créoles. Il s’agissait de la première exposition d’une telle ampleur consacrée aux arts plastiques de ces territoires. Le fait que cette manifestation se soit tenue dans cet espace et non par exemple à Beaubourg, lieu phare de l’art contemporain, suscita quelques critiques.
Cela dit, avec ces deux expositions d’envergure, Kréyol factory et Outre-Mer Art Contemporain, le public hexagonal a pu découvrir quelques-uns des très nombreux plasticiens qui contribuent à un véritable bouillonnement artistique dans ces îles. Ces territoires recèlent en effet une exceptionnelle concentration de talents. Le nombre de plasticiens y est impressionnant. Or, qui le sait ? Combien y a-t-il d’artistes ultramarins connus dans l’hexagone ? Leur visibilité en dépit de diverses initiatives est faible, cette richesse artistique reste méconnue.
Parmi ces initiatives qui tentent de remédier à cette situation, évoquons par exemple les expositions Latitudes organisées à l’Hôtel de ville de Paris entre 2002 et 2009. La Fondation Clément, quant à elle, a permis en 2010 à deux plasticiens (Ernest Breleur et Bruno Pédurand) et à un photographe (David Damoison) d’exposer dans trois galeries parisiennes réputées. De beaux ouvrages sur l’art antillais (monographies et ouvrages collectifs) financés par cette même fondation, ainsi que par les Conseils régionaux de Martinique et de Guadeloupe contribuent à mettre en valeur une partie de ces créateurs. Par ailleurs, un centre de recherches universitaires (de l’IUFM de Martinique – Université des Antilles-Guyane), le CEREAP (Centre d’études et de recherches en Esthétique et Arts plastiques), multiplie pour sa part, depuis plus de quinze ans, les publications (une trentaine de volumes), et les colloques afin de rendre compte de ses travaux. Sa revue Recherches en Esthétique qui donne une place importante aux recherches sur l’art de la Caraïbe ainsi qu’à des entretiens d’artistes, est largement diffusée en métropole.
Mais ces quelques expositions, ces publications et ces rencontres ne suffisent évidemment pas. On aurait pu penser que cette « Année de l’Outre-Mer » aurait été l’occasion de multiplier les expositions, ce qui, malheureusement, n’a pas été le cas.
Concentrons-nous maintenant sur les Antilles. Depuis une quarantaine d’années deux plasticiens martiniquais pour ne citer qu’eux, Serge Hélénon et Louis Laouchez, cofondateurs de l’École négro-caraïbe, n’ont eu de cesse de multiplier les interventions et les démarches pour que le travail des artistes antillais obtienne une reconnaissance, naturellement en Martinique et en Guadeloupe (où, rappelons-le, il n’existe toujours pas de musée d’art contemporain), mais aussi hors des Antilles. On ne peut en effet que constater et regretter un déficit de reconnaissance alors que la qualité du travail ne fait aucun doute dans une comparaison avec l’art contemporain international. Cette revendication de visibilité est donc bien légitime. La situation d’insularité doit être surmontée pour qu’une véritable rencontre s’opère ; la rencontre des œuvres et des artistes. De ce point de vue, la dimension artistique n’est pas seule concernée, il s’agit aussi de choix et de décisions politiques. En termes de possibilités d’exposition, la situation actuelle ne répond pas réellement aux aspirations et aux attentes des artistes. Il est en effet difficile de se satisfaire d’expositions qui ont valeur d’événements ponctuels dans des lieux non adaptés, même si elles ont évidemment le mérite d’exister. Ce à quoi les artistes aspirent est une visibilité dans des lieux dédiés à l’art. Ils souhaitent pouvoir réaliser des expositions individuelles et collectives dans des musées, des fondations, des galeries, des centres d’art, des résidences d’artistes.
Pour ce qui est plus particulièrement de Serge Hélénon, son parcours d’exilé volontaire explique peut-être partiellement le fait qu’il bénéficie d’une visibilité un peu plus importante que d’autres. La prise en compte de cet itinéraire permet de mieux saisir les caractéristiques de son art ainsi que sa démarche. Serge Hélénon quitte en 1954, à l’âge de 20 ans, la Martinique où il est né, pour Nice où il passera quatre ans à l’École nationale des Arts décoratifs. Il enseigne à Toulon pendant deux années.
En 1960, il enseigne les arts plastiques à Bamako au Mali, pendant dix ans, puis à Abidjan en Côte d’Ivoire où il animera pendant quatorze ans un atelier de peinture à l’Institut national des Arts, avant de revenir à Nice en 1984. Durant ces années, se constitue un courant majeur de l’art contemporain ivoirien, le groupe Vohou Vohou, stimulé par la pédagogie de l’artiste martiniquais et par ses expérimentations artistiques (2). Il aura donc passé vingt-quatre ans en Afrique, dans le cadre de la coopération technique et culturelle, avec des retours en France et en Martinique. Son œuvre cristallise ainsi trois mondes : les Antilles dont il est originaire, l’Europe et L’Afrique. L’histoire collective des Antilles et l’histoire personnelle de l’artiste alimentent et maillent son œuvre.
Serge Hélénon a curieusement retrouvé la Martinique en Côte d’Ivoire, se promenant un jour le long d’une plage. Il découvre en effet des baraquements qui ressemblent aux cases en bois construites avec les débris de caisses qu’il connut dans son enfance, à Fort-de-France ainsi qu’à la campagne. Cases qui entouraient aussi la boutique de son aïeule, à Sainte-Thérèse. Il se rappelle leur esthétique. Après le Mali et le pays Dogon, d’un point de vue artistique, cette rencontre sera un nouveau déclencheur. Elle déterminera le nom Expression-bidonville, terme qu’il donne aux œuvres qu’il réalisera à compter de cette date, parallèlement à son travail de peinture qu’il exécute sur toile et sur papier.
Antérieurement à la seconde guerre mondiale, c’est-à-dire durant l’enfance de Serge Hélénon, lors du grand exode rural qui, progressivement, a constitué Fort-de-France, deux types d’habitation en bois ont formé les quartiers. Les premières cases furent construites en planches de bois du Nord. Plus tard, faute de bois disponible et faute de moyens, d’autres le furent avec du bois de caisses et recouvertes de feuilles de tôle qui, à défaut de clous, étaient souvent maintenues par de grosses roches. C’était le temps de la pénurie, de la récupération, de la débrouillardise, du précaire. Ces constructions vues en Côte d’Ivoire, sont pour Hélénon une résurgence de ce temps d’enfance. Elles font le lien entre son passé et le présent.
Chez Serge Hélénon, la pratique de l’assemblage est donc une référence directe à l’habitat populaire de son enfance. Habitat de fortune, règne de l’hétéroclite, du composite, du fragmentaire, de l’assemblage du divers. Cette pratique n’est autre qu’une mise en relation de l’épars, une poétique du lien. Hélénon est dans un questionnement de la mémoire, dans une fixation de l’expérience, dans une transfiguration des fragments. Cette pratique renvoie explicitement à un réel, elle parle du temps et du social.
Évoquons rapidement quelques caractéristiques de ces œuvres. Les fragments de réalité dont s’empare cet artiste sont des matériaux que l’on peut qualifier de « pauvres » : planches de bois, vieilles portes, morceaux de palissade, morceaux de tissus et de toile, bouts de ficelle, morceaux de fer, clous, cavaliers, vis, charnières, boulons, boîtes de conserve, etc. Des boîtes de conserve semblables à celles utilisées dans le contexte du bidonville pour boucher les trous et empêcher la pluie de pénétrer.
Hélénon trouve, s’approprie, réutilise, recycle, reconfigure, adapte les choses à d’autres nécessités. Il réalise une œuvre avec les moyens du bord. Il crée à partir de restes, de débris d’événements, de résidus, de signes du temps qui passe. Il manipule des dépouilles et des vestiges du temps, qu’il transmue en œuvre d’art.
Ces assemblages, par ailleurs sont peints. Ces surfaces sont, dit Hélénon, des « lieux de peinture ». La gamme chromatique utilisée par cet artiste est volontairement restreinte. Elle est dominée par le noir et le blanc. Les noirs sont denses, variés, riches de matière et de texture. Cette couleur possède une charge émotionnelle, elle aimante le regard. Il semble que les autres couleurs en présence soient là pour servir le noir, pour en intensifier la force et la densité. Les autres couleurs fonctionnent comme des « contrepoints ». Le blanc est parfois dominant, mais c’est pour mieux mettre en valeur le noir. Dans les autres cas, le blanc est un éclat, une irruption de lumière. Stratégiquement placé, il est une force visuelle, la force du contraste.
Les rouges pourpre, écarlate, à l’intensité de braise, les bleus outremer et indigo interviennent comme autant d’irruptions dans la nuit, comme des lueurs au sein de l’épaisseur ténébreuse. Mais Hélénon sait aussi jouer d’autres couleurs qui viennent compléter et renforcer cette palette : les couleurs chaudes d’argiles rouges et jaunes, d’ocres jaunes et brunes, de terres de Sienne et d’ombres, les beiges, les écrus et les teintes du bois.
Serge Hélénon n’a pas fait le choix de s’installer en Afrique pour retrouver des traces ou des racines. Il n’était pas animé par un désir de retour à la terre mère. Étudiant à Nice, il fréquentait une association d’étudiants noirs africains, d’où lui vint le désir d’aller en Afrique. Nouvellement diplômé et ne parvenant pas à trouver de travail dans la publicité en France, il partit donc en Afrique, dans le cadre de la coopération, pour enseigner (3). C’est sur place, au contact du lieu, qu’il va avoir la « révélation », pour reprendre son terme, que la culture antillaise repose sur des soubassements de culture africaine. Même si les composantes amérindiennes, occidentales, indiennes, y participent aussi, l’apport africain est à ses yeux le plus important.
Cette prise de conscience qui s’effectue au Mali, au contact du lieu, d’un mode de vie, de la statuaire, l’amène à repenser sa pratique artistique. Hélénon éprouvera alors le besoin d’exprimer les choses autrement, de donner à son art une autre orientation et, ce faisant, un nouvel élan.
Il n’est toutefois pas coupé de la France où il revient régulièrement. En 1963, il fait la connaissance à Nice d’un galeriste, Paul Hervieu, qui va s’intéresser à son travail et suivre son évolution. Il rencontre en 1969 les peintres de la galerie : James Coignard, Max Papart et Henri Goetz. Sa peinture n’est pas sans relation avec celle d’Atlan ; peintre dont il se sent proche et qui est par ailleurs l’artiste phare de cette galerie. Goetz, ingénieur chimiste de formation, initie Serge Hélénon à la technique du carborundum qu’il vient d’inventer (en 1967).
Paul Hervieu avait saisi que la peinture de Serge Hélénon se distinguait de celle des autres peintres abstraits dont il défendait le travail. Hélénon cherchait à manifester sa singularité ; Hervieu lui conseilla de rassembler d’autres peintres travaillant dans le même esprit que lui afin d’affirmer cette pratique avec plus de force. C’est ainsi que lui vint l’idée de créer l’École négro-caraïbe.
En 1968, Serge Hélénon revoit en Côte d’Ivoire son ancien condisciple Louis Laouchez dont le parcours est identique. Il échange avec lui et lui propose de rédiger un manifeste. L’École négro-caraïbe verra le jour en 1970 avec une première exposition au centre culturel français d’Abidjan. Ce manifeste sera rendu public en 1982 à l’occasion d’une exposition de l’École négro-caraïbe à Paris. Par la suite, jusqu’en 2000, une dizaine d’expositions aux Antilles, en France et en Afrique seront organisées sous cette appellation, associant les œuvres de ces deux artistes.
Les manifestes artistiques en général ont pour caractéristique d’être retentissants et militants. De ce point de vue, celui de l’École négro-caraïbe ne fait pas exception, comme en témoignent ces différents passages (4).
« L’École négro-caraïbe a pour objectif principal l’instauration d’un nouvel état d’esprit dans la sphère caribéenne et plus particulièrement dans la région Martinique, pour tout ce qui concerne la culture et plus singulièrement les arts plastiques.
« L’École négro-caraïbe, fidèle à ses soubassements nègres, en appelle à une urgente nécessité morale de mobiliser le monde culturel nègre en particulier dans les Antilles.
« Elle appelle au rassemblement des compétences qui touchent aux créations des œuvres de l’esprit, pour tout d’abord exalter et défendre notre identité.
« Elle invite à lutter […] pour surmonter et dépasser les incompréhensions qui engluent encore de nos jours, dans l’indécision, la passivité, une bonne partie de ses populations […].
« L’École négro-caraïbe déplore l’absence de musée, d’espaces de présentation de productions d’art contemporain, de véritables critiques d’art et le petit nombre de collectionneurs avisés […].
« Ses créations seront la résultante des traditions syncrétiques et des expressions directes, révolutionnaires, à même de répondre historiquement à l’universel.
« L’École négro-caraïbe œuvre pour un art qui sauvegarde notre identité, qui protège l’individualité, en harmonie avec les différences dans le contexte du temps présent.
« Elle a pour but de susciter en permanence une complète transformation plastique qui affirme une présence nouvelle exprimée comme négro-caraïbe au sein des rendez-vous internationaux ».
Ce manifeste qui a fait l’objet de plusieurs actualisations et dont les extraits qui viennent d’être cités correspondent à la dernière mouture datant de 1993, témoigne de la volonté de créer une esthétique singulière. Il fait le constat d’une situation dans laquelle se trouve l’art antillais et exprime une aspiration à participer aux manifestations artistiques internationales. Serge Hélénon aspire à un changement de situation, à une évolution du regard et à une meilleure prise en compte des artistes de cette région. Il s’agit là d’une revendication et de l’engagement de toute une vie.
Chacun le sait, la visibilité ne saurait tomber du ciel. C’est à force de multiplier les initiatives, les occasions d’exposer, les publications monographiques et théoriques, que la qualité de ce travail artistique sera progressivement reconnue et que les artistes ultramarins accéderont à la place qu’ils méritent dans le monde de l’art contemporain.

1- On pourra lire aussi au sujet de la rencontre de Césaire, Lam, Picasso et d’autres : Dominique Berthet, André Breton, L’éloge de la rencontre, Paris, HC Éditions, 2008 et Dominique Berthet, « Les audaces de Wifredo Lam », Recherches en Esthétique, n° 8, L’audace, octobre 2002, p. 85-94.
2- Voir à ce sujet ce qui est dit dans le catalogue de l’exposition Africa Remix, Paris, Centre Pompidou, 2005, p. 282.
3- Voir mon entretien avec l’artiste, juillet 1999, publié dans Recherches en Esthétique (Fort-de-France), n° 5, « Hybridation, métissage, mélange des arts », octobre 2005, « Vivre l’assemblage de l’intérieur », p. 121 (site de la revue : [ici]).
4- Ces passages sont ceux de la version actualisée en août 1993. Dernier remaniement effectué à ce jour.
///Article N° : 11611

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