Sexe, race et apartheid

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En Afrique du Sud, l’ampleur des violences sexuelles reste un mystère. Héritage de la violence inhérente à l’apartheid ? Phénomène de société dans un pays rongé par les inégalités ? Traumatisme d’après guerre ? Les arts, qui n’osent pas encore s’intéresser frontalement au sexe, ne livrent, sur la question, pas d’explications plus plausibles que celles des psychanalystes ou des sociologues.

 » Nous n’échangions pas de gestes tendres. Ou alors parfois, d’une façon particulière. Je la touchais et je la caressais mais jamais elle ne me touchait ainsi. Nous n’avions pas le droit de nous embrasser – j’avais essayé et elle avait brutalement détourné le visage en disant : ‘Non, non’. J’avais demandé pourquoi sans recevoir la moindre explication et ce mutisme me convenait. Comme me convenait notre incapacité à réellement parler. Nous nous unissions dans l’intimité de l’acte primitif en maintenant béante la profonde distance qui nous séparait.  »
Dans Un docteur irréprochable (Éditions de l’Olivier, Paris, 2005), son dernier roman, Damon Galgut donne un point de vue strictement blanc. Lorsque son antihéros, Frank Eloff, médecin quadragénaire, volontairement perdu dans un hôpital d’une zone rurale reculée, croit s’éprendre d’une jeune femme noire, la relation tourne vite autour de son épicentre : un acte sexuel qui va permettre à la jeune femme de demander un peu d’argent. Aucune autre forme de communication ne paraît possible – ni même souhaitable – entre ces deux êtres. La relation n’évolue que pour se racornir.  » Nous faisions l’amour autrement. C’était devenu rude, brutal, avide. Seul comptait peut-être le sexe, maintenant, l’amour avait disparu. J’étais dur avec elle. Pas violent mais avec une tendance à la violence qui déséquilibrait tout.  »
Quand sexe rime avec haine
Dans La Madone d’Excelsior, le romancier noir Zakes Mda donne le contrepoint. Il nous glisse dans la peau d’une domestique noire qui subit les avances d’un homme blanc, dans un bourg lui aussi perdu, au fin fond de la province de l’État libre. Cette femme, lorsqu’elle laisse son patron coucher avec elle, fixe toutes ses pensées sur la vengeance. Le sexe, ici, n’a plus rien à voir avec l’amour, mais avec son pendant le plus proche : la haine.
Curieusement, très peu d’œuvres sud-africaines traitent de ce sujet central, au pays des records mondiaux des viols et autres abus sexuels. En 1985, le film Dust (1) a évoqué la transgression de la célèbre loi sur l’immoralité (Immorality Act), qui a pénalisé les rapports sexuels interraciaux à partir de 1950, alors que les mariages mixtes étaient déjà interdits. Tirée d’un court roman de John M. Coetzee, In the heart of the country (1977), l’intrigue de Dust est plantée dans le huis clos d’une ferme. Elle peut être lue comme une métaphore de l’enfermement national pendant l’apartheid, un régime aux abois dans un pays replié sur lui-même. Cette histoire est aussi un condensé du rapport de domination et de la lourde ambiguïté qui marquent ce que l’on appelle encore, aujourd’hui,  » les relations de race  » en Afrique du Sud. Une femme blanche, Magda, est claquemurée dans son existence de vieille fille, aux côtés de son vieux père, silencieux. Tout change à l’arrivée d’un couple d’employés noirs. Alors que le père se met aussitôt à harceler la jeune domestique, Magda, elle, est troublée par l’homme noir, en dépit du cynisme qu’il affiche à son égard.
 » Acte sexuel purement physique « 
Est-ce parce que le pays reste profondément marqué par la religion ? Le sexe, en tout cas, n’a été abordé que par très peu d’auteurs de manière frontale et directe. En dehors de J. M. Coetzee ou de Sello Duiker, un jeune écrivain noir qui s’est suicidé en janvier dernier, il reste accessoire dans la littérature. Dans son dernier roman, The cry of Winnie Mandela (David Philip, Le Cap, 2003), l’écrivain noir majeur qu’est Njabulo Ndebele dresse une série de portraits de Pénélope noires. Des femmes qui ont passé, comme Winnie Mandela, leur vie à attendre leur mari, parti travailler à la mine, ayant quitté le pays pour un long exil ou n’ayant pas pu échapper à la prison. Dans cette radiologie des rapports hommes-femmes dans un pays endommagé par des années de dislocation du tissu familial, provoqué par le travail migrant des mineurs, puis les lois restreignant les mouvements des Noirs dans les villes, Njabulo Ndebele livre – au passage, toujours, sans en faire son sujet principal – une explication de la violence liée au sexe. Extrait :  » Ukufeba. Baiser. Botekatse. Quel mot ! Chaque langue le comporte. Il évoque un acte sexuel purement physique entre un homme et une femme. Une aventure d’une nuit. Un rapport vite fait. Un tsa-tsa. Un viol. Le sexe sans engagement. Un acte trivial de procréation rampante accompli sans rituel. Une forte inclination physique chez l’homme à pomper et expulser son sperme, et à libérer un désir hors de toute contrainte. Le sperme émis, il se lève et s’en va en se reboutonnant, une machine soudain sans valeur. (…) Baiser. Voilà ce que c’est. Un exercice violent de sexe sans le poids des conséquences. C’est le sexe hors de toute contrainte sociale.  »
Des plasticiens silencieux face au viol banalisé
Au cinéma, le film d’avant-garde Nice to meet you, please don’t rape me (2) a raconté la vie de trois violeurs Noirs des townships, en se plaçant de leur point de vue. Dans ce film dérangeant, où les seules femmes présentes ne sont que des mannequins en plastique, le viol est montré dans toute sa spécificité sud-africaine : tous azimuts, entre hommes y compris, comme l’ont révélé bien plus tard, à partir de 2002, les auditions de la commission Jali, chargée d’enquêter sur la corruption dans les prisons. Des témoignages de jeunes prisonniers, victimes d’un véritable esclavage sexuel orchestré par des gardiens comme par d’autres détenus, ont choqué la nation. Sans pour autant inspirer les artistes.
S’il se trouve des photographes pour s’intéresser aux victimes plus ordinaires des viols, femmes et enfants, le sexe, dans les arts, n’est jamais traité qu’en passant, comme s’il relevait de ces évidences qu’on ne voit plus, tellement elles crèvent les yeux. Certes, des verges fleurissent en guise de pistils dans un parterre de fleurs, sur une image récente de Tracey Rose, en grand format. Mais prise dans son ensemble, l’œuvre de cette jeune plasticienne qui monte cherche plutôt à tourner en dérision un malaise féminin et métis dans un monde de machos noirs et blancs. Pour s’amuser, en marge de ses peintures sur toile, le jeune peintre blanc Karl Gietl a découpé des filles de toutes les couleurs montrées par d’anciennes revues pornographiques – des années soixante, au plus fort de l’apartheid – dans les positions les plus obscènes, pour les réorganiser en petits collages bien encadrés. Le résultat : une sorte d’égalité aussi inconsciente qu’involontaire devant la vulgarité.

Notes
1. Réalisé par la cinéaste belge Marion Hansel, avec Jane Birkin, Trevor Howard et John Matshikiza dans les rôles principaux.
2. Achevé en 1995 par un réalisateur hollandais, Ian Kerkhof, sur un scénario coécrit avec le Sud-Africain Eric Miyeni.
Ancien grand reporter pour L’Autre Afrique, Sabine Cessou, 38 ans, a couvert l’Afrique australe depuis Johannesburg, de 1998 à 2003, pour Libération et La Tribune. Journaliste indépendante basée à Paris, elle collabore à diverses publications.///Article N° : 3830

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