« Ce film est tiré d’événements réels et tourné sur les lieux mêmes où ils se sont déroulés ». Cet avertissement placé au début trouve un écho avant le générique final où défilent les photos des visages rieurs des collaborateurs rwandais du film qui ont eux-mêmes perdu une bonne partie de leur famille dans le génocide, parfois même dans les événements décrits ici. Nous sommes donc dans une réalité légitimée par ses acteurs eux-mêmes, celle de la reconstitution historique sur place avec ceux qui l’ont vécue. Et pourtant
Utilisant les ficelles du film d’action et même du film de guerre (suspens, huis-clos sous menace permanente, personnage pur déterminé au sacrifice, prises de risque héroïques, étalage des horreurs, brutalité sauvage des assaillants), Shooting dogs place le spectateur dans un état de choc permanent. « Emouvoir pour faire comprendre », dit Caton-Jones. Mais quel type d’émotion pour quelle compréhension ? C’est efficace, la tension ne nous lâche plus, sachant que les péripéties sont complaisamment orchestrées pour que ça fonctionne. Tout est à sa place, chacun dans son rôle stéréotypé : le capitaine des troupes onusiennes insensible aux demandes d’outrepasser les consignes de non-intervention, le commandant français odieux dans son refus d’évacuer des Rwandais, le prêtre incarné par John Hurt choqué par l’horreur mais encore confiant dans l’amour du Seigneur pour ses enfants malgré leurs erreurs, les journalistes seulement mobilisables s’il y a des Blancs impliqués, les Interahamwe (= « ceux qui combattent ensemble ») une foule de drogués assoiffés de sang.
En prenant comme personnages principaux deux Blancs, un jeune professeur idéaliste qui « ayant grandi en ayant tout vient au Rwanda dire merci » et un prêtre catholique, le film ne fait qu’effleurer la politique (préparation des listes de Tutsi à tuer, implication des autorités locales dans le génocide) pour se situer sur un terrain délibérément sentimental, retravaillant les deux dominantes du discours occidental sur le génocide : la désespérance et la culpabilité. Les « je suis désolé » du jeune professeur et du capitaine des forces onusiennes, lorsque ne sont évacués que les Blancs, sonnent en écho comme des déclarations d’impuissance, renforcées par le refus de l’administration américaine d’appeler le génocide par son nom, ce qui aurait permis aux troupes des Nations Unies d’intervenir. Pour Caton-Jones, faire ce film est une façon de demander pardon. « Pourquoi les Occidentaux passent-ils leur temps à demander pardon ? me demandait Sembène Ousmane dans un entretien. Au nom de qui ? Je dis aux Africains : vous pouvez pardonner mais vous ne pouvez pas oublier. C’est la culture d’absolution occidentale qui fait demander pardon. »
Placer ainsi la représentation du génocide sur le terrain sentimental revient à lui dénier sa singularité et prépare son oubli voire sa négation. Ne privilégier que l’émotion et la dramatisation revient à négliger la politique et l’Histoire, c’est-à-dire ce qui nous permet de comprendre les causes et contribue donc à éviter ces bégaiements du pire qui restent à craindre dans différents pays et notamment en Côte d’Ivoire. Prendre le génocide comme sujet se doit ainsi d’être un travail et non un devoir de mémoire. Mais pour passer de la morale à l’Histoire, encore faut-il dire accepter la complexité et sortir des idées toutes faites.
Le choix du sordide fait par Caton-Jones qui n’hésite pas à panoramiquer sur les corps sanguinolents des massacres après en avoir montré la brutale cruauté me semble ici profondément condamnable, non dans son désir de témoigner mais parce qu’il ne s’inscrit que dans la compassion : l’émotion qu’il éveille n’est pas du domaine de la révélation ou de la prise de conscience (c’est déjà fait), elle nous fait régresser vers une fascination pour la violence, cette fascination faite d’effroi devant ce dont est capable l’humain, cette bête humaine qui resurgit sempiternellement si on ne lutte pas contre ces barbaries que sont les racismes et les discriminations. C’est bien cela le sujet voire l’enseignement du génocide : comment le racisme a pu émerger au sein d’une communauté partageant la même origine, le même dieu et la même langue, au point qu’une majorité ait pu qualifier une minorité d’inyenzi (cafards) pour orchestrer leur extermination. Cela, Shooting dogs ne l’aborde pas une seconde, passant son temps à ergoter sur le désespoir que provoque l’effroi devant l’horreur. Peut-être serait-il plus pertinent s’il avait vraiment pris en temps et lieu pour sujet ce qu’il veut dénoncer, à savoir l’hypocrisie de l’administration américaine qui a empêché pour des questions de vocabulaire l’intervention des casques bleus, plutôt que de seulement la confronter aux faits, ou bien aussi les ambiguïtés terribles de l’attitude française (mais cela serait sans doute mal accepté de la part d’un étranger), c’est-à-dire en explorant la complexité et les tares du prisme occidental dans son intervention en Afrique comme dans son regard sur ce continent.
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