« Si vous suivez la route américaine, il vous faut lâcher un peu de vous-même »

Entretien d'Olivier Barlet avec Zola Maseko à propos de Drum

Ouagadougou le 4 mars 2005
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Quelle est pour vous la nécessité de revenir sur l’histoire du Sophiatown des années cinquante ?
L’Afrique du Sud est très jeune : dix ans ! Nous essayons de trouver notre identité : qui sommes-nous, où allons-nous ? Il y a onze nationalités différentes. Qu’est-ce que le nouveau citoyen sud-africain ? Nous avons été submergé d’images américaines, d’Hollywood à la télévision, nos enfants ont grandi avec le hip-hop etc. Avec comme dominante, les valeurs culturelles capitalistes. Je veux fêter cette ville et cette époque de notre splendeur, une ère où les Noirs vécurent une renaissance dans la politique, la musique, la danse, la culture, l’écriture. Sophiatown était le centre de cette renaissance. Nous sommes maintenant aussi à un moment où les Noirs doivent se définir. Une nouvelle Afrique du Sud est née. Je pense à Marcus Garvey : « Un peuple qui ne connaît pas son Histoire est comme un arbre sans racines ». Nous avons dans notre Histoire de grands héros, de grandes histoires, un peuple inspiré et maintenant dix années pleines d’enseignements. J’essaye d’éclairer cette période.
Sophiatown entretenait à cette époque une forte relation avec Harlem. Cette relation est-elle encore actuelle ?
Les années cinquante ont succédé à la Seconde guerre mondiale. Nombre de Noirs ont été à l’armée et en ont retiré une vision mondiale, avec le cinéma, le jazz, les vêtements etc. L’Afrique du Sud s’ouvrait à cette influence. Mandela était influencé politiquement par la résistance de Gandi. Les influences étaient multiples mais surtout, comme vous l’indiquez, avec l’Amérique du Nord. Depuis que l’or avait été découvert au tournant du siècle à Johannesburg, l’exode rural des Noirs s’était accentué : on y trouvait une classe ouvrière et une vie urbaine semblable à celle des Etats-Unis, jusque dans les luttes : l’Amérique des années 60 boycottait la ségrégation dans les bus, l’Afrique du Sud des années 50 refusait de porter son pass, défiait la loi, empruntait les bus des zones blanches etc.
Henry Nxumalo, le journaliste de votre film, se politise : est-ce la voie que vous voulez tracer pour les Sud-Africains aujourd’hui, s’investir dans la politique ?
Mon problème, Olivier, est que je suis un animal politique. Je suis né dans une famille ANC en exil. Je ne peux pas me masquer la face. J’ai choisi Henry Nxumalo comme centre du film car il s’est « conscientisé ». Il n’avait pas d’inclination politique précise, il se contentait de rapporter les faits et disait à son amie : « Je ne peux plus ignorer ce qui se passe autour de moi ». Et c’est ce qu’il fit. Il avait été à la guerre et avait ouvert les yeux. Nombre de ces journalistes avaient comme maxime : « vivre vite, mourir jeune et avoir un beau cadavre ». Cela a changé vers la fin. Après que l’apartheid ait pris le pouvoir en 1948, tout s’accéléra dans les années 50. C’est là qu’il se révéla dans son horreur. A la fin des années 50, nous sûmes ce qu’était l’apartheid : ces gars étaient brutes et fascistes ! Le romantisme n’était plus de mise. C’était violent : personne ne savait comment assumer. C’était nouveau : on avait eu le colonialisme mais pas avec une telle brutalité. 40 ans d’obscurité. Tout le monde avait été surpris.
Drum a duré longtemps : les gens que l’on voit dans le film ont-ils continué de travailler ensemble ?
Oui, mais un bon nombre des premiers journalistes de Drum sont morts ou s’exilèrent. Drum a continué, est devenu continental, avec des bureaux au Ghana, à Lagos, et est devenu un magazine politique couvrant les luttes anticoloniales. En Afrique du Sud, il a été publié jusqu’en 1974 et une partie des bons journalistes noirs ont continué de passer par Drum. Maintenant, c’est un magazine sans intérêt qui n’a plus rien à voir avec l’original.
Vous avez préféré vous concentrer sur l’histoire d’un journaliste plutôt que celle du magazine lui-même.
On ne peut faire tenir l’histoire de Sophiatown dans un film. J’espère que les écrivains sud-africains, les dramaturges et les cinéastes vont souvent s’y référer car ce fut un lieu d’une incroyable richesse historique et culturelle. C’est le lieu qui m’a attiré avant tout. Henry Nxumalo pouvait s’asseoir avec Mandela le matin, avec des bandits l’après-midi et avec des femmes dans un shebeen le soir ! Ces journalistes couvraient tout ce qui se passait. Nxumalo était le meilleur vecteur pour visualiser Sophiatown. Son itinéraire personnel était très intéressant. Au début, je pensais faire le film autour de trois amis : Can Themba, Henry Nxumalo et Todd Matshikiza. A la fin, Todd Matshikiza a monté une pièce célèbre qui alla jusqu’à Londres, presque l’histoire d’une réussite, Henry meurt et Can s’exile. Mais c’était trop pour 90 minutes.
Pourquoi l’Américain Taye Diggs pour le rôle principal ?
Je ne l’ai pas choisi. Les producteurs me l’ont imposé. Drum est une coproduction tripartite : Allemagne, Etats-Unis et Afrique du Sud. Ils n’étaient pas prêts à prendre le risque d’un réalisateur sud-africain inconnu avec un casting sud-africain inconnu ! Pour protéger leur investissement, il voulaient un acteur connu. C’est quelque chose que je pouvais accepter. Je pense qu’il a vraiment bien tenu son rôle. Je le pense vraiment. Il a déclaré lui-même à Toronto lors de la première qu’un Sud-Africain aurait dû avoir le rôle, ce qui est vrai : les acteurs sud-africains sont plus naturels pour jouer leur propre histoire. Mais je pense que le résultat est bon.
Cette façon de faire de cinéma vous convient-elle ?
C’est un choix à faire. Quand le budget dépasse un certain niveau, cela devient collectif. Nous avions dépassé cette limite. Je crois que la contradiction entre l’argent et l’art est inhérente au cinéma. En Afrique du Sud, nous ne pouvons pas financer entièrement nos films : une coproduction est un compromis. Finalement, les Américains viennent avec leurs conditions. J’ai appris à connaître le système. Je ne crois pas que je recommencerais : c’est la leçon que j’en tire. Mais j’ai aussi appris qu’en tant que réalisateur, si vous suivez la route américaine, il vous faut lâcher un peu de vous-même. Cela dépend de moi : si je veux faire des films à gros budget, ce sont les conditions ! Il me faudrait donc faire des histoires plus simples. J’écris maintenant un film sur Winnie Mandela. Je sais qu’une Américaine ne peut pas jouer le rôle de Winnie Mandela. Mais ce sera encore un film cher ! Pourrons-nous trouver l’argent en Afrique du Sud ? Cela veut-il dire qu’on ne peut raconter l’histoire de Winnie Mandela ? C’est une des histoires les plus édifiantes du continent africain ! Comment la raconte-t-on ? Ce sont les défis qu’ils nous faut affronter !
Le fait que l’esthétique du film est proche de celle des films noirs américains des années cinquante est-il aussi une demande des producteurs ?
C’est mon choix. Pour être honnête envers eux, les plus grosses batailles furent sur le casting, et cela depuis le début. Non seulement ils voulaient Taye Diggs pour le rôle principal mais d’autres rôles importants auraient aussi dû être tenus par des acteurs extérieurs. Il m’a fallu me battre. Ils m’ont laissé faire et je les en remercie. Le film a été élaboré par quatre personnes : moi-même, le chef opérateur, le chef décorateur et le premier assistant. Nous avons passé des mois avant le tournage à faire des repérages, planifier le tournage, voir quelle gueule cela aurait etc. L’équipe avait une vraie force créative. Pour le montage, ce fut aussi un problème : je travaillais sur le montage mais ils décidaient en dernière instance. Nous avons eu des désaccords sur la version finale : le film tel que nous l’avions monté faisait 110 minutes. Une scène a été enlevée et deux écourtées, mais sinon…
Cela reste votre film.
Oui, absolument.
La musique joue un grand rôle. Comment l’avez-vous choisie ?
J’ai toujours voulu qu’elle soit un personnage dans le film, pour rendre son importance à Sophiatown. Tous les grands musiciens en sont issus. A cette époque, ils mélangeaient le traditionnel africain avec le jazz, une effervescence musicale extraordinaire où ils ont créé le marabi. Le film est un hommage à la musique sud-africaine.
Le film est annoncé comme basé sur une histoire vraie : vous avez dû faire de longues recherches, difficiles ?
Cela a pris dix ans de ma vie : chercher, lire, rencontrer les gens, parler, écrire le scénario, trouver les fonds…
Comment est-ce maintenant en Afrique du Sud pour les cinéastes noirs ?
Nous sommes la première génération de réalisateurs noirs dans l’histoire de mon pays. Cela reste plus simple pour les cinéastes blancs de trouver leur financement car ce sont encore les Blancs qui détiennent les moyens de production. La majorité des films est donc faite par les Sud-Africains blancs. Nous avons arrêté de crier sur le passé et nous prenons notre destin en mains. L’Afrique du Sud a ce que les autres pays n’ont pas : l’argent, l’infrastructure, de très bons techniciens, une industrie commercialement bien développée, des paysages merveilleux, des prêts bon marchés… Arrêtons de nous plaindre. Le gouvernement a plein de problèmes à résoudre comme le sida, les logements, le chômage, et pourtant il met de l’argent dans les arts. Nous sommes privilégiés. Faisons des films !
Quand Drum sort-il en Afrique du Sud ?
Le 29 avril, sur 42 copies.
Quelle impression avez-vous au Fespaco ?
C’est la deuxième fois que j’y viens : j’y étais en 1999 avec mon documentaire The Life and Times of Sara Baartman qui a gagné un prix. C’est super d’être ici. Mais pour être honnête, c’est frustrant et un peu décevant. On entend les gens dire : « Ah, c’est l’Afrique, c’est Ouaga ! », but cela ne me suffit pas ! Je pense particulièrement aux projections : nous nous démenons pour que nos films soient présentables et voilà qu’on les passe dans le mauvais format ! Du coup, on voit le micro dans le cadre ! Alors vous montez à la cabine de projection et vous voyez que les projecteurs sont très vieux. Voilà la 19ème édition du Fespaco : on pourrait au moins régler ce problème. Je sais que le Burkina Faso est pauvre et je comprends tout le reste mais projetons nos films correctement ! C’est un festival de premières : il n’y a nulle part ailleurs où aller en Afrique. Le Fespaco a une tradition. Réglons au moins ça ! Nous venons de très loin pour montrer nos films et je trouve que c’est le minimum. Le Fespaco est une magnifique plate-forme pour le cinéma africain : nous devrions pouvoir être fiers de la qualité des projections. Le comité d’organisation devrait se pencher là-dessus.
Avec la forte présence sud-africaine cette année, l’écart entre les Afrique anglophone et francophone semble s’amoindrir.
Oui, je l’espère. Avec le film angolais, cela fait cinq films d’Afrique australe en compétition. C’est beaucoup au bout de dix ans ! L’écart se comble. Le Sud arrive avec une esthétique différente, quelque chose de nouveau dans le cinéma africain. Il l’enrichit et le diversifie. Nous vivons une époque passionnante !
De quelle esthétique nouvelle parlez-vous ?
Ce n’est pas une esthétique en soi. Jusqu’à présent, le cinéma francophone avait son esthétique, issue d’une relation avec la France et de son financement. Il est trop tôt pour parler d’une esthétique sud-africaine. Que les cinéastes fassent des films, racontent des histoires, et les critiques pourront voir ce qui se dégage de commun. Nous sommes en plein travail, sans recul objectif.

Cet entretien a été réalisé avant que Zola Maseko n’apprenne que son film avait l’étalon d’or et traduit de l’anglais par Olivier Barlet///Article N° : 3773

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Les images de l'article
Zola Maseko recevant l'étalon d'or au Fespaco, 5 mars 2005 © Olivier Barlet
Drum, de Zola Maseko





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