Sometimes in April

De Raoul Peck

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Sometimes in April se démarque nettement des autres fictions réalisées sur le génocide rwandais (100 Days, Hôtel Rwanda, Shooting Dogs) par sa volonté d’entrer dans la complexité. Les autres films basaient leur récit sur des héros ayant essayé de parer à l’horreur à la faveur de reconstitutions basées sur des « faits réels », n’entraînant le spectateur que dans le sentimentalisme de l’effroi et de la désespérance pour finalement déboucher sur une rassurante happy-end affirmant la nécessité de l’humanité. Peck, au contraire, s’inspire de la réalité pour la transposer dans les différentes strates d’un scénario construit de toutes pièces. Il n’y a pas les bonnes victimes et les méchants génocidaires mais à travers la relation de deux frères aux choix opposés, Augustin et Honoré, la complexité d’un pays qui a dérivé.
Démarrant le film sur un rappel historique et sur des images coloniales, Peck ancre délibérément le génocide dans un processus historique où la colonisation n’a pas apporté la civilisation mais une discorde à la source des drames contemporains. Faisant d’Augustin un instituteur et le plaçant face à sa classe qui se pose la question dix ans après de savoir comment leurs parents ont pu en arriver là, il fait de la question de la mémoire le moteur d’une réflexion à vocation pédagogique. La fiction n’est là que pour donner corps au récit, évoquer les ressentis, rendre compte des différents vécus, transmettre les traces laissées par la tragédie.
Le passé et le présent s’imbriquent par un jeu de flash-back sur 94 et d’actualité du processus de justice, du tribunal international d’Arusha aux gacaca, les tribunaux populaires.
Certes, la mémoire est douloureuse et difficile à saisir. Ce sont des pleurs à travers une cloison d’hôtel, Augustin qui peine à revoir son frère… Mais elle est possible si l’on veut bien revenir aux faits : la justice tient un grand rôle car elle est le seul lieu où les choses peuvent et doivent se dire. Elle est nécessaire, comme ce film l’est pour le peuple rwandais car il ne le dépossède pas de sa mémoire, ne se l’approprie pas, répond au contraire à sa demande de dire au monde ce que sa terrible expérience lui enseigne. Le film se situe ainsi dans l’actualité politique et humaine du conflit pour le pouvoir qui génère les conflits un peu partout sur la planète. Les exactions n’y sont que le produit d’un intérêt politique de domination et d’appropriation et non l’action des grands méchants inhumains. C’est un peuple qui se déchire, où chacun porte les stigmates de l’Histoire.
Le génocide ne fut possible que parce que le Rwanda fut abandonné à lui-même par la communauté internationale. Le film superpose sans détours la dénonciation de deux scandales : le rôle de la France qui entraîne l’armée et fournit les armes avant de protéger les génocidaires par le bouclier humain de l’opération Turquoise non sans avoir évacué ses ressortissants et rien qu’eux ; et l’incapacité de l’ONU d’intervenir, embourbée dans sa méconnaissance du terrain et bloquée par les questions de vocabulaire de l’administration américaine qui seraient dérisoires si elles n’étaient tragiques, celle-ci reluctant à nommer un génocide (et donc à agir) ce qui sur le terrain relève du massacre organisé de centaines de milliers de personnes.
Tourné au Rwanda avec une équipe où les Rwandais tiennent une bonne place, Sometimes in April est tout sauf le placage d’une vision extérieure machiavélique. Entre les deux frères, c’est à la fois l’opposition et le partage. Augustin n’est pas la bonne victime mais un officier qui faisait des compromis face à la radicalisation idéologique et se masquait la réalité de la préparation des exactions. Honoré n’est pas non plus le froid génocidaire mais risque sa vie pour venir en aide à sa famille métissée. Ils sont à eux deux la complexité d’un pays qui a glissé dans le pire sans savoir où il allait. Le génocide est un drame absolu et le film ne se termine pas bien. Nous ne sommes pas dans un film hollywoodien : la mort n’épargne pas les protagonistes. Hallucinante vision : des marais puants sortent des fantômes qui ne croient plus être vivants.
Il faudra retrouver ensemble de quoi survivre, comme ce rire que partagent les élèves qui regardent Le Dictateur de Chaplin. Et surtout retrouver la force de témoigner pour qu’aucun révisionnisme ne vienne nier demain ce que fut le martyre et le suicide d’un peuple, pour que nous restions vigilants alors que, comme le concluait Brecht dans La résistible ascension d’Arturo Ui, « le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde ». Sometimes in April le fait admirablement, sans tomber dans le spectacle, dans le plein respect de la complexité de son sujet.

///Article N° : 4516

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