Éthiopie, 1974. Année terrible entre toutes pour Hailu, chirurgien réputé et père de famille, qui voit la lente agonie de sa femme Selam qui a décidé de ne plus lutter. Face à ce lent délitement, une autre décomposition, celle du règne d’Hailé Sélassié, dont le prestige part à vau-l’eau, entre famine, répression et révolte et jusqu’à l’impensable : la déposition le 12 septembre 1974, puis l’exécution de l’empereur, lui, « l’élu de Dieu » dans les veines duquel « coulait le sang du roi Salomon et du roi David » (p. 81).
C’est dans cette atmosphère crépusculaire que se déploie, magistralement, l’ouvrage de Maaza Mengiste. Et face à cette fin de règne, la lutte qui se déploie au grand jour, sous le soleil ardent. Mais la révolution suffit-elle à faire advenir les lendemains qui chantent ? Rien n’est moins sûr, même si ceux qui prennent le pouvoir le font au nom du peuple et de l’égalité.
Si la fin du règne d’Hailé Sélassié est assez connue (notamment au travers de l’ouvrage Le Négus, que Ryszard Kapucinski a consacré aux derniers temps de la monarchie), la période « soviétique » de l’Éthiopie et la terreur qui se met en place avec le pouvoir du Derg l’est sans doute moins. La grande réussite de Maaza Mengiste est de nous la donner à lire sans manichéisme, au travers de parcours d’hommes et de femmes pris dans les rets de la révolution en « marche » : Hailu, le médecin fidèle à son travail, aux valeurs séculaires de l’Éthiopie, à son empereur ; Dawit, son fils cadet, jeune idéaliste violemment confronté aux abus du pouvoir révolutionnaire ; Mickey, son ami d’enfance, enrôlé presque malgré lui pour faire le sale boulot et qui, peu à peu, s’abîme dans la répression ; Yonis, le fils aîné, professeur d’histoire à l’université, désemparé, comme tant d’autres, devant les morts, le contrôle de plus en plus serré des quartiers, l’incompréhensible répression et les injonctions à penser « droit » si bien décriées par Melaku le marchand : « Les comités peuvent bien aller au diable. Ce gouvernement crée des comités pour tout et n’importe quoi. Bientôt, le Derg va nommer un comité pour nous apprendre à nous torcher le derrière à la manière socialiste. » (p. 249)
Que ce soit au niveau national ou familial, les relations sont conflictuelles, les places difficiles à trouver, plus que jamais lorsque la violence qui ravage tout brouille les cartes. Rapidement, le pays s’enfonce dans un quotidien terrifiant fait de répression et de torture. Avec finesse, avec douceur autant que douleur, Maaza Mengistu esquisse les portraits, saisit la conscience de l’horreur qui se déploie et la façon glaçante dont, insidieusement, les mécanismes de soumission se mettent en place, indissociables du règne de la peur. Les motivations – nobles ou plus lâches – qui mènent à la lutte, les rêves d’héroïsme confrontés à la réalité des actes, aux hasards des situations se dessinent avec justesse. Tout comme la difficulté extrême qu’il y aurait à poser un jugement. Comme le résume si bien Hailu : « Quand tout cela sera fini, qui pourra dire que personne n’a rien à se reprocher ? » (p. 176).
Il y a de la part du personnage – mais aussi, sans doute, de l’auteur – une bienveillance presque exténuée pour une humanité prise au piège des jeux de massacre, mais également une véritable capacité à dire, sans rien en cacher, les horreurs commises. Au premier desquelles la torture, présente et décrite avec la fermeté d’un scalpel qui incise la chair. L’écriture se fait alors rapport clair, net et précis et traite les situations telles qu’elles s’offrent : sans jugement, tout comme le médecin offre son secours aux blessés quels qu’ils soient. D’un point de vue romanesque, avoir choisi Hailu comme protagoniste et la salle d’opération comme l’un des lieux clé du récit permet un excellent « angle d’attaque » sur les événements. On soigne ici l’étudiant rebelle touché d’une balle, la jeune fille torturée qu’il faut rendre au Derg, la femme que l’on aime et qu’il faut laisser à son choix de mourir. Un lieu comme un sanctuaire, indifférent aux partis pris, et qu’il faut sans cesse défendre contre la profanation, ce qui n’est pas sans difficulté. Car la sauvegarde de l’humanité en soi est un combat de tous les instants.
« Le cur humain, Hailu le savait, peut s’arrêter pour de nombreuses raisons. C’est un muscle creux, fragile, de la taille d’un poing, en forme de cône, divisé en quatre chambres séparées par une cloison. Chaque chambre possède une valve, chaque valve possède un ensemble de volets aussi délicats et fins que des ailes. Ils s’ouvrent et se ferment, s’ouvrent et se ferment, réguliers et organisés, palpitant contre des flots de sang. Le cur est tout simplement une main qui s’est refermée autour d’un espace vide, qui se contracte et se dilate. Le bon fonctionnement du cur repose sur une poussée constante, sans fin, et sur le besoin prévisible, inexorable, de pousser dans le sens opposé. La pression est la force vitale. » (p. 198).
Comment mieux dire les situations qui ne tiennent qu’à un fil, les amitiés que les aléas de l’histoire malmènent ? Les vents contraires mais aussi la force vitale, le souffle toujours présent. Car le passage à la clandestinité et la lutte sont aussi là qui s’avancent. La sainte Trinité d’une résistance qui redonne espoir : « Anbessa le destructeur de barrages routiers, Makonnen le tueur de soldats et Solomon le sage ». Un espoir enraciné dans le paysage et que la symbolique nationale soutient : « Un lion se met à genoux. Berhane grimpe sur son dos et ils filent à travers un champ de fleurs de masqual jusqu’au sommet d’une colline vert vif où son père attend sur son cheval blanc, les cheveux semblables à un soleil noir autour de sa tête. Berhane fonce dans le vent, devient le vent, vogue jusqu’au bord du soleil et tombe dans le Nil Bleu. Il nage, libre et serein, dans la lumière dorée du crépuscule. » (p. 319).
Un lyrisme qui espère, lui aussi, des lendemains plus bleus.
Maaza Mengiste, Sous le regard du lion, Le Méjean, Actes Sud, 2012, 361 pages.
Roman traduit de l’anglais (Éthiopie) par Céline Schwaller.///Article N° : 11187