Tabous et non-dits

Entretien d'Olivier Barlet avec Oliver Schmitz à propos de "Le Secret de Chanda"

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Comparé à vos films précédents, Mapantsula, et surtout vos films plus récents, Joburg Stories et Hijack Stories, ce film fonctionne sur l’identification du spectateur. Sa forme est classique, le récit linéaire. Vous utilisez le sépia pour obtenir une harmonie chromatique dans le film. Quelle était votre intention, en tant que réalisateur, en adoptant ce type d’approche ?
Le livre Le Secret de Chandra d’Allan Stratton est avant tout une histoire racontée à travers le regard de cette jeune fille, de son point de vue subjectif. Cela veut dire qu’au niveau dramatique, vous êtes avec elle durant quasiment toute l’histoire. Vous ne quittez jamais cette perspective. Il y avait donc le choix de rompre la structure temporelle, ou bien de l’accompagner de A à Z, en une longue ligne. Ce n’est pas un chemin facile à emprunter, car le public risque de se lasser de cette prévisibilité du récit, tant c’est linéaire. Je me suis toujours méfié de ce type de récit. Mais je pense que ce qui se passe – et j’espère que c’est le cas, et les réactions au film démontrent que cela fonctionne – est que le film avance dans un rythme et une temporalité qui nécessitent de l’espace permettant aux choses de se développer. Je pense que cela marche ici parce que tant de choses restent non-dites. Le silence joue un rôle très important dans ce film. D’où cette démarche. Je tends habituellement vers un autre type de structure, plus dynamique, mais j’ai fait ce choix basé sur ce livre, sur cette histoire. C’est peut-être difficile pour le spectateur au départ, mais si vous vous laissez aller dans ce voyage, je trouve que c’est très émotif à la fin, et le résultat final semble clairement avoir un effet sur les spectateurs.
La notion de secret est très parlante. Diriez-vous qu’aujourd’hui en Afrique du Sud, la vie sociale, le développement du pays, sont marqués par le non-dit ? Le film parle du sida, mais peut-être peut-on appliquer cela d’une manière plus générale ?
Je pense que oui. Je pense qu’il y a beaucoup de non-dits, et le sida est symptomatique de cela. Il y a les non-dits culturels, les non-dits raciaux, la différence, l’exclusion, l’inclusion ; ils ont joué un rôle très important dans la vie turbulente de la culture sud-africaine et de sa quête d’identité. Des choses non-dites, l’incapacité d’une culture traditionnelle à affronter efficacement les problèmes nouveaux, la quête de nouveaux sens, de nouvelles solutions, et le fait de se cacher derrière celles-ci même quand vous savez qu’elles ne marchent pas, juste parce qu’elles sont socialement acceptables et vous portent jusqu’à un certain point, mais à un prix énorme, comme le découvre la jeune fille. Alors, elle est obligée de prendre part, et à un moment se rend compte de l’absurdité, ce jeune esprit suffisamment clair encore pour agir selon son instinct, spontanément. Alors oui, la question du tabou, du non-dit est bien plus importante que la simple question du sida. Je préfère ne pas le positionner comme un film sur le sida, car je pense que cela le limite par rapport à ce que c’est vraiment.
Il est intéressant de situer la question du sida en Afrique du Sud par rapport à ce dont nous parlons là. Thabo Mbeki avait une approche bornée de la question. Avec Jacob Zuma, un nouveau courant, une nouvelle approche semble se mettre en place. Pensez-vous que les choses sont en train de changer véritablement, ou est-ce que la question de la honte, et tout ce que vous montrez dans votre film – qui n’évoque pas la question de l’action de l’État – est-ce que cela est susceptible de changer, ou est-ce qu’il reste important de faire des films qui poussent au changement ?
Je pense qu’il est très important de maintenir la pression. Je ne suis pas un militant anti-sida, mais j’en connais beaucoup et ils ont accompli des actions courageuses, formidables. En termes d’activisme, je pense qu’on doit maintenir la pression. C’est facile de prendre partie dans la lutte contre le sida, et peut-être que dans cinq ans, nous verrons les résultats de cet engagement, si ça marche ou pas. Un engagement n’est qu’un bouton qui fonctionne pour mettre en marche une machine ou pas, donc je pense que cela peut déclencher quelque chose, mais il faut maintenir la pression, quelle que soit sa forme. Tout ce que je peux faire, en tant que réalisateur, est d’essayer de créer une histoire qui touche un public et qui aura peut-être un effet. Je n’ai pas la prétention d’imaginer que je peux changer le monde, mais réaliser un film qui est très émotif, au sujet d’une famille qui se trouve confrontée à toute cette tragédie, peut peut-être avoir un impact, car le film ne porte pas de jugement, il ne blâme personne. Personne n’a donc l’excuse de devenir défensif en réaction au propos du film. Le ministre de la Culture sud-africain, la Délégation sud-africaine étaient à la projection hier. C’était très intéressant pour moi, car ils doivent bien entendu gérer des questions de politique à propos de toutes les grandes questions en Afrique du Sud ; ils ont donc un avis, un point de vue, une stratégie et moi je me retrouvais là avec de l’émotion brute, avec le fait qu’ils ont été bouleversés par le film. C’est pour moi ce qui est le plus important. Un membre de la Délégation a dit : « Nous ferons tout ce qui est dans notre pouvoir. Que devons-nous faire ? » Je trouve que c’est une réaction positive, sur laquelle nous pouvons bâtir. C’est tout ce que je peux dire. Donc oui, je pense que nous pouvons engager des actions qui peuvent avoir des résultats bénéfiques.
L’idée derrière votre film Hijack Stories était, en somme, de montrer la difficulté de parler d’une « Nation arc-en-ciel » à cette époque en Afrique du Sud.
Oui, c’est cela. C’est un bon résumé !
Comment résumeriez-vous ce film ? Qu’est-ce qu’il est important de montrer de l’Afrique du Sud actuelle, car vous avez toujours fait des films qui abordent la situation actuelle.
Je ne sais pas. C’est bien entendu un livre, mais j’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ce qui marche et ce qui ne marche pas en Afrique du Sud, et cela me touche, même si je vis à Berlin. Je suis attristé quand je vais en Afrique du Sud et me rends compte que cette chose que l’on appelle la Nation arc-en-ciel, que j’avais critiquée, n’est pas allée plus loin. J’aurais aimé que cela aille plus loin, car je ne crois pas que ça s’est pleinement développé pour créer une nouvelle identité sud-africaine. Les conséquences des politiques de l’Histoire récente, et de l’Histoire plus ancienne, jouent donc un rôle, parfois un rôle destructeur, dans ce qui sera l’avenir de l’Afrique du Sud. Mais je pense que ce qui m’a inspiré également ici est le fait d’avoir désormais une fille, une fille adoptive, qui a six ans. Je crois qu’elle a fait de moi une personne meilleure, en tant qu’être humain, car les enfants revendiquent et vous influent de façon profonde, que l’on n’imagine même pas avant. Je pense à ce qui aurait pu être son sort, sa vie alternative sans l’adoption. Cela m’a fait réfléchir davantage aux enfants en Afrique du Sud et, menant les recherches pour cette histoire et voyant le nombre d’enfants devenus orphelins uniquement à cause du sida, ainsi que les résultats des décisions prises par la génération précédente, les effets, les dégâts, les traumatismes, c’est incroyable. Cela a eu un impact émotionnel énorme sur moi, que j’ai intériorisé, et je pense que c’est pour cela que cette histoire était si importante pour moi.
Une chose qui m’a frappée dans le film est le fait qu’il n’y a presque aucun Blanc. La séparation des communautés est encore très marquée aujourd’hui et on ressent ça très clairement dans le film.
Oui et non. Le film se passe dans une communauté africaine, et quand il quitte cette communauté, il s’enchaîne directement dans une autre communauté africaine. À vingt kilomètres de là où l’on tournait, se trouve une ville de fermiers qui est une ville agricole encore très blanche ; les deux mondes ne se mélangent guère. Si le film se passait dans la ville agricole blanche, on aurait vu des Sud-Africains noirs et blancs, mais cela n’avait pas de place dans cette histoire. Et c’est tout à fait possible, même plausible, pour un jeune de traverser tous ces événements dans l’histoire sans rentrer une seule fois en contact avec un Blanc. Bien sûr, quand on y pense, on se dit, c’est incroyable, ces deux mondes ne se sont pas du tout mélangés. C’est vrai. C’est sans doute encore plus vrai dans ces petites villes. Chacun reste chez soi et les Blancs ne se mélangent pas et ne comprennent pas la culture africaine. Ils restent entre eux. C’est dommage, mais c’est la réalité.
Est-ce que je peux vous poser une question quelque peu provocatrice ? C’est frappant qu’en Afrique du Sud, beaucoup de réalisateurs blancs font des films qui ne mettent en scène que des Noirs. On a dû mal à le comprendre vu d’ici, car nous ne connaissons pas assez bien la situation. Comment voyez-vous cela, de votre point de vue personnel, et de celui de l’industrie en général ?
C’est très difficile pour moi de parler pour l’industrie en général. Je sais que ce débat, cette discussion sera toujours là, et je pense qu’un certain nombre de jeunes réalisateurs noirs dirigent le débat sur ce terrain, pour critiquer cela. Tout à fait honnêtement, je ne sais pas quoi penser de ce débat. L’essentiel de mon travail se situe à présent en Allemagne : je fais des films allemands, avec des histoires allemandes, et des comédiens allemands. Là ça ne choque personne.
Mais puisque les choses sont encore si séparées en Afrique du Sud, comment les gens perçoivent-ils cela, par exemple pendant le tournage ?
Vous savez, je ne peux parler que de moi-même et j’ai une histoire et une certaine notoriété. Les gens ont vu mes films et apparemment il y a assez de gens qui apprécient et aiment les films que je fais et qui me respectent. Ils voient que je les respecte également, que je prends mon travail au sérieux, que j’essaye de raconter de bonnes histoires, et que, dans l’ensemble, je ne suis pas un réalisateur qui exploite pour essayer de faire de l’argent facile. J’aimerais que la vie soit aussi simple que ça, mais ce n’est pas le cas ! C’est toujours un combat ! Vous savez, je pense très peu à ça. Si je lis un livre comme celui-là et trouve que c’est une histoire formidable, je veux l’adapter à l’écran et je sais pertinemment que je suis un Blanc. Donc pour moi, c’est encore plus important d’essayer de faire tout pour qu’il soit juste dans les faits précis qu’il raconte, de ne pas prendre des décisions faciles, qui, selon moi, ne sont pas les bonnes décisions, comme de traduire un projet en anglais en présumant que comme ça il atteindra un public plus grand. Pour moi, ça c’est de l’exploitation. Ou bien d’utiliser des acteurs hollywoodiens afin de vendre le film. Ça aussi, c’est de l’exploitation. Alors, on peut me taper dessus autant qu’on veut en Afrique du Sud du fait que je sois un réalisateur blanc, je ne peux pas le changer ! J’essaye simplement de me concentrer sur la question de savoir si je peux faire un bon film ou pas. Mon prochain projet et un film allemand que je vais tourner l’année prochaine. Mais je sais que mon vécu entier, même si je ne suis qu’un Sud-africain blanc dans l’échelle plus large des choses, tout mon vécu a été de faire des films en Afrique du Sud et que cela m’a appris, même avec des histoires comme celle-là, de m’appliquer à observer d’aussi près que je peux. C’est tout ce que je peux dire sur cette question honnêtement. Le reste est dialectique.
Est-ce que vous croyez qu’il serait plus difficile de réaliser ce genre de film en Afrique du Sud aujourd’hui si vous étiez noir ?
Les financements du film sont venus de l’Allemagne. Mais ce n’est pas impossible d’obtenir des financements en Afrique du Sud. Les bailleurs ont soutenu des projets sur le sida. Je pense qu’il y aurait eu d’autres pressions sur moi si j’étais un réalisateur noir en Afrique du Sud, pour être provocateur ou bien politiquement correct sans doute.
Oui, car la réaction de la communauté dans le film n’est guère glorieuse.
Oui. Donc il y aurait eu des pressions pour être politiquement correct et j’aurais eu une perspective différente vis-à-vis de l’histoire. Mais il y a un film par un réalisateur noir au sujet du sida et des enfants qui est sorti l’année dernière en Afrique du Sud, avec un financement important de la part du gouvernement, et de l’argent pour la distribution aussi. C’est donc sans doute une comparaison intéressante.
Vous-voulez dire Izulu Lami de Madoda Ncayiyana ?
Oui, Mon ciel secret. Les bailleurs n’ont pas voulu financer mon projet, peut-être parce qu’ils avaient déjà une histoire sur le sida, peut-être parce que je suis un réalisateur blanc. Mais dans les deux cas, ce n’est pas un problème. Je ne m’attends pas à ce qu’ils dépensent leurs maigres ressources sur moi. Et sans doute ce débat continuera.

Cannes, le 20 mai 2010///Article N° : 9504

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