Tartina City

D'Issa Serge Coelo

Print Friendly, PDF & Email

Plus que jamais, les images de la mémoire importent. Comme les siècles précédents mais avec un regain de technicité, le vingtième a aligné les horreurs dans les scénarios les plus divers, mais toujours légitimées par une visée politique. Ce qui importe au cinéma ne peut donc pas être simplement de les montrer pour rappeler que l’homme en est capable : on sait depuis longtemps qu’il y a du monstre en lui. Saturer des images avec le rappel de ces horreurs ne fait que désespérer sans mobiliser. Ce qui importe est de rechercher ce qui les a rendues possibles pour lutter contre la perpétuation de la barbarie. Média populaire par excellence, le cinéma peut remplir à cet égard un grand rôle. Car il a le potentiel émotionnel de donner la vraie mesure de l’homme, celle de son dépassement.
Comme le signale Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah (1985), tout film de reconstitution historique fabrique de nouvelles archives qui agiront comme une mémoire construite. En l’absence de documents réels, de toute façon introuvables vu que les bourreaux font leur sale besogne en cachette, ces images de reconstitution banalisent l’horreur et en réduisent la portée historique. La mémoire de la réalité devient celle, réductrice, qu’en offre l’écran de cinéma. En outre, plus on montre l’horreur sans détours, plus on place le spectateur dans la perverse et manipulatrice fascination du voyeurisme.
Au Tchad, les exactions commises par la police politique du régime d’Hissène Habré durant les années 80 furent terribles, sans que le pays puisse en faire le deuil par un travail de mémoire. On comprend le souci d’Issa Serge Coelo de s’inscrire dans cette nécessité et Tartina City est à cet égard un film courageux et éminemment respectable. Il y met en scène Koulbou, toujours vêtu de chemises aussi rouges que le sang qu’il fait couler. Ce tortionnaire orchestre l’enfermement et la torture de citoyens arrêtés arbitrairement sans preuve et souvent sans raison dans d’infâmes caves construites en bétonnant une piscine, et que le film reconstitue pour les besoins du tournage. Contrairement à ce qu’affirme la télévision dans le film en parlant à leur propos de rumeurs, ces caves ont existé et ce que décrit Tartina City est malheureusement vrai. Les hommes et femmes ainsi prisonniers étaient nourris avec de la « tartina », un infâme mélange de pain et des boyaux des moutons tués par leurs tortionnaires.
Comment éviter les pièges de la reconstitution évoqués plus haut ? Comment transgresser la simple évocation pour s’élever à une réflexion débouchant sur le travail de mémoire ? Une distance est nécessaire. Coelo l’introduit de plusieurs façons. D’abord par l’intervention d’un personnage féminin positif, en général vêtu d’un jaune de vie, deuxième épouse de Koulbou, maltraitée par sa rivale et suspecte aux yeux de Koulbou de ne pas rentrer dans la perversité de domination complice qu’il entretient avec sa première épouse. Ensuite par l’utilisation de filtres verts pour filmer l’intérieur des cellules, à la manière de lunettes ultrasensibles permettant de percer l’obscurité. Enfin et surtout par des bulles : Koulbou adore faire des bulles de savon et le film le représente après ses exactions en train de voyager dans ces bulles dans le ciel de N’Djamena. Ses exercices de gymnastique virent également à une chorégraphie lente et aérienne évoquant le T’aï Chi, de la même manière que les exercices physiques des légionnaires de Beau travail de Claire Denis ressemblaient à un ballet rituel. C’est bien d’aération qu’il parle quand il désigne l’élimination des suspects pour faire de la place à « Tartina City ». Et c’est bien une vision aérienne qu’apportent les plans récurrents de ces moineaux du Sahel qui tournent en volutes dans le ciel, sur lesquels se termine également le film.
Ces éléments de distance et ce recours à une poésie métaphysique empêchent heureusement toute identification et invitent le spectateur à éprouver physiquement les exactions commises par Koulbou. C’est à partir du moment qu’il accepte de ne pas comprendre que le spectateur se place dans un autre degré de perception. Il touche ainsi à des frontières inconnues, à ces rythmes invisibles qui gèrent la fascination du mal.
Koulbou est ainsi un personnage éminemment ambigu. Dans sa volonté d’échapper à l’image caricaturale du méchant, Coelo en fait un impuissant sans cœur mais fragile, à la recherche dans la cruauté d’une jouissance qu’il ne peut trouver avec les femmes. Il offre ainsi une vision humaine du pouvoir, le cynisme et l’agressivité sans limites de Koulbou provenant de l’intrinsèque frustration du cercle vicieux qui fait sa vie. Du coup, il se rêve dans des bulles, à l’abri du monde mais le dominant. Cette évocation élargit le propos : ce n’est plus seulement une relation victime / bourreau mais un engrenage de barbarie qui est représenté, et donne au film sa dimension universelle de réflexion sur l’exercice de la violence.
Les victimes, elles, sont traitées différemment. D’abord par une intrigue puisant dans le film d’action. Arrestation, emprisonnement, exécution et fuite du journaliste Adoum Baroum ne sont pas traités chronologiquement, le jeu des flash-back rendant possible le suspens où le spectateur craint de voir arriver ce dont il est déjà prévenu. Ensuite en traitant leur histoire singulière de façon documentaire pour que leur témoignage individuel accède au statut de mémoire collective.
La fiction et le documentaire entrent-ils alors en conflit ? Le danger serait surtout de tenter une représentation globalisante censée figurer un système qu’il est bien difficile de discerner dans les faits. Chaque personne raconte une histoire particulière : c’est par le témoignage des survivants ou des témoins que l’on peut accéder à la dimension collective. Le cinéma peut rendre la parole à ceux qui ne l’ont pas eu : les victimes. Et en cela leur rendre l’humanité qu’on leur a dérobée. A cet égard, en se restreignant principalement à une histoire individuelle, Tartina City joue la fiction pour mieux enfoncer le clou de la vérité. Il révèle le non-dit historique. En fournissant cinématographiquement les preuves de la forfaiture, il tente de conjurer le négationnisme et l’impunité.
Tartina City est ainsi un film passionnant dans son projet. Sa réalisation ne lui permet malheureusement pas de pleinement remplir son pari. Les scènes de cynisme et de torture s’étalent et se répètent plutôt que de cultiver cette discrétion et cette suggestion qui permettent au spectateur d’imaginer l’horreur par lui-même et d’en intérioriser l’émotion. Le spectateur finit par manquer d’air, redoutant leur répétition comme une nouvelle épreuve plutôt que comme une mobilisation de sa faculté de jugement. A trop mettre en scène la meurtrissure des corps, le film renie son projet de réhumanisation et de dignité. C’est le piège d’une reconstitution qui s’emploie surtout à montrer les perversités à l’œuvre chez Koulbou.
De même, les scènes évoquant les contradictions d’un système qui, malgré sa toute puissance policière et répressive, doit continuer de magouiller pour corrompre les fonctionnaires (cf. la négociation à 50-50 dans la voiture) restent par trop caricaturales, et finalement superflues.
Enfin, il faudrait que le recours à la danse pour décrire le rapport de Koulbou à la cruauté débouche sur une véritable impression que c’est son corps qui parle, que cette poésie chorégraphiée exprime en fait ce qu’il n’arrive à fusionner que dans son sale boulot puisque le reste du monde lui reste étranger : l’énergie et l’éros. Ces scènes sont trop fugitives, comme inassumées, pour vraiment produire cet effet. Elles sont effacées par l’importance laissée au réalisme des scènes de torture, où la perversité de Koulbou n’atteint pas la folie que développe son personnage. A la différence par exemple des Damnés de Visconti, on y perçoit davantage les extrémités qu’elle a suscitées que les motivations profondes de l’aliénation de Koulbou. La crainte de trop désarçonner le public empêchait-elle Coelo d’aller jusqu’au bout de sa démarche intuitive ? Pourtant, l’intime n’est-il pas le propre du cinéma et l’attente du spectateur ?
Ce sont là des questions posées, des envies exigeantes envers le réalisateur du beau Daresalam plutôt que des critiques, car, outre des scènes très réussies, ce film inégal mais important déploie des tentatives à la fois courageuses et novatrices d’aborder la question de la barbarie. L’exploration de la complexité humaine qu’il propose et la multiplicité de ses niveaux d’approche soulèvent tant de débats que sa vision s’impose.

///Article N° : 5969

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article





Laisser un commentaire