The Limits of Control 

Un film transnational de Jim Jarmusch

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A l’origine de ce film, sans doute le désir de Jarmusch de tourner à nouveau avec l’acteur français d’origine ivoirienne Isaach de Bankolé, puis de créer un film d’action qui ne contiendrait pas d’action, puis encore des envies tous azimuts comme celle de faire jouer des acteurs venus du monde entier et d’utiliser l’Espagne comme environnement.
Le résultat donne un film dont l’intrigue est très maigre, : un homme sans nom, « Lone Man », à l’instar du héros des films de Sergio Leone (Mon nom est personne mais aussi tout simplement Lone / Leone), doit exécuter une mission dont nous ignorons parfaitement le but, mais dont les règles générales sont définies par de grands principes tels que : « Utilise ton imagination et tes compétences », ou « Tout est subjectif » ou encore, et ce sera un véritable refrain du film : « Celui qui pense être plus grand que les autres finira au cimetière. »
Ces principes ouvriront le film. Ils seront prononcés en créole, par le commanditaire de la mission, secondé par son assistant qui les traduit partiellement en anglais pour le héros. Quand on sait que Jean-Louis Stévenin, l’assistant, n’est pas plus anglophone que Bankolé, il s’ensuit un brouillage des langues qui donne la tonalité du film.
Après cette séquence programmatique, le héros, Lone Man, va rencontrer d’autres contacts et suivre un rituel personnel particulièrement élaboré, pratiquant le taï-chi tous les jours, dormant tout habillé et les yeux ouverts, ne buvant que des doubles expressos dans des tasses séparées et se rendant fréquemment au musée pour n’y contempler qu’un seul tableau par visite.
Les personnes qu’il rencontre suivent aussi un rituel figé : ils monologuent pendant quelques minutes sur des sujets philosophiques, culturels ou scientifiques et échangent avec lui une boîte d’allumettes qui contient un code indiquant probablement les coordonnées du lieu où il doit se rendre. Le mécanisme se répète une dizaine de fois, à Madrid, à Séville puis à Almeria.
Cette répétition épisodique permet un déroulement systématiquement inattendu du film. Nous sommes sans cesse surpris par les petites différences, et comme le héros, nous ne savons rien à l’avance de son parcours. Cette logique anti-touristique nous rend sensibles à la beauté d’un milieu urbain et de paysages dont la vision s’éloigne de tous repères monumentaux, mais acquiert néanmoins un lustre presque magique sous la caméra de Chris Doyle. Défamiliarisée, réenchantée, l’Espagne est pourtant clairement repérée, notamment grâce à de nombreux panneaux routiers indicateurs des villes.
Jarmusch tente ici de réparer le tort fait à une Espagne effacée dans ces productions délocalisées qui nous font par exemple prendre les paysages proches d’Almeria pour l’Ouest des Etats-Unis dans les nombreux westerns spaghettis des années 70, dont ceux de Sergio Leone.
De fait, le film entier semble s’attaquer à l’hégémonie hollywoodienne, le principe même d’un film d’action sans action se moque des « films formule » où un tueur, au corps et à l’esprit vif, s’attaque à un méchant stéréotypé, claquemuré dans son bunker.
Heureusement, Jarmusch nous fait grâce des scènes violentes et coûteuses, au montage cut frénétique. Ici le montage prend son temps, la violence est minimale et les deux clans s’opposent essentiellement par des discours. En effet, le méchant caricatural nommé American, joué par un Bill Murray affublé d’un banal costume cravate, transporté par hélicoptère, gardé par des sbires cagoulés et armés jusqu’aux dents, s’en prend verbalement aux « Bohémiens » dont l’esprit a été « pollué par la musique, les films et la science » et qui « ne comprennent rien au monde réel ». On devine que le « monde réel » de Murray / American, doit inclure des transactions si peu philanthropiques (contrats de ventes d’armes, trafic de drogue ?) qu’elles doivent être tenues secrètes. S’agit-il d’une critique à grands traits du système capitaliste, ou en reste-t-on à un commentaire sur Hollywood ?
Quoi qu’il en soit, les « Bohémiens » sont les personnages qui contactent Bankolé / Lone Man, développent par des monologues successifs un système de pensée alternatif. Tout comme le faisait déjà Isaach de Bankolé face à Forest Whitaker dans Ghost Dog (Jarmusch, 1999), chaque personne s’exprime dans sa langue qui peut être l’anglais, l’espagnol, le japonais ou l’arabe. Si l’on excepte la première séquence, rien n’est traduit pour le héros qui ne parle que l’anglais, mais en revanche tout est sous-titré. Ainsi les théories s’adressent en fin de compte au seul spectateur. Le héros semble les comprendre intuitivement par-delà le langage. Ce multilinguisme fait de la connaissance des langues, voire d’une langue, un savoir superflu car la communication verbale n’est pas essentielle. Comme le romancier William S. Burroughs dans un essai qui porte le même titre que le film, Jarmusch se défie du langage dans lequel il voit un outil de contrôle et de séparation.
Cette défiance du langage contribue à la fascination du réalisateur pour le bâtiment madrilène de Torres Blancas où loge le héros. En effet son nom contredit sa réalité, il n’y a qu’une tour et elle n’est pas blanche. Il s’agit aussi d’un bâtiment dépourvu d’angles droits, qui avait été conçu pour être un « arbre », c’est-à-dire un végétal au lieu d’un artefact, et par là « transformer un paysage de chèvres en un paysage humain » (1). Par conception ouverte des catégories (végétal, minéral, artefact), l’architecte voulait créer, dans les années soixante, un habitat humaniste.
A l’instar de cette tour de Babel, les idéaux véhiculés par les différents monologues se fondent sur des milieux ouverts, eux aussi, s’adressant à l’humain en général. Ils ne sont apparemment marqués d’aucune nationalité – voire d’aucune localité – mais malgré leur caractère oral et additif, on devine qu’ils demeurent ancrés dans la tradition occidentale du logos.
En tournant en Espagne, en réunissant une troupe d’acteur de diverses origines, Jarmusch souligne la nationalité pour mieux la biffer. Critique d’un indépendant vis-à-vis de l’impérialisme hollywoodien, ou volonté d’opposer un discours transnational à la domination effective des entreprises dites multinationales ? Certains n’y verront qu’une accumulation complaisante de philosophie de pacotille. Mais dans le format imposé par l’industrie cinématographique, Jarmusch propose tout de même une belle expérimentation formelle et idéologique.

1. « transformar un paisaje de cabras en paisaje de hombres » Citation de l’architecte Francisco Javier Sáenz de Oiza in Elsa Fernandez Santos, « En la azotea de Jim Jarmusch : un recorrido por los escenarios españoles de la última película del cineasta » El Pais, 12/8/2009.///Article N° : 9031

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Jim Jarmush





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