Tiken Jah Fakoly. L’Afrique ne pleure plus, elle parle

De Frédérique Briard

Print Friendly, PDF & Email

Voici sans aucun doute le livre le plus « beau » jamais consacré à un musicien d’Afrique subsaharienne. Sous reliure cartonnée, couleur sépia, magnifiquement illustré et maquetté (Mathilde Damour & Thomas Delepière méritent d’être félicités) c’est avant tout un objet d’art, parfaitement digne de son sujet…
Or le vrai sujet, ce n’est pas Tiken Jah, mais l’Afrique tout entière.
Car il ne s’agit pas d’une banale biographie, encore moins d’un ouvrage critique ni d’une simple hagiographie ; plutôt d’une célébration : celle de l’Afrique d’hier et d’aujourd’hui telle que la chante et la vit le reggaeman d’Odienné (nord de la Côte d’Ivoire).
L’auteure, Frédérique Briard, journaliste à Marianne, signe à la fois le texte principal et la plupart des photos. L’éditeur, Les Arènes, est réputé pour ses publications corrosives à propos des turpitudes de la « Françafrique », dont le fameux « Noir Silence » du regretté François-Xavier Verschave, que Tiken Jah a bien connu et soutenu – ils ont même écrit ensemble la chanson « L’Afrique doit du fric »…
On pourrait oser parler ici d’une « écriture griotique ». Le livre s’ouvre d’ailleurs par un hommage aux « Djelis » (les griots mandingues) et l’on sait que Tiken Jah a baptisé son groupe « Les Djelys ». On le voit écoutant, visiblement très content, une griote qui chante ses louanges et celles des Fakoly. Moussa Doumbia, alias Tiken Jah Fakoly, n’est pas peu fier d’appartenir à cette famille dont l’ancêtre le plus illustre fut le lieutenant de l’Empereur du Mali Sundjata Keita au XIII° siècle. Depuis « Cours d’histoire » (1999) Tiken a fait son cheval de bataille de l’étude de la tradition orale et de la réévaluation du passé prestigieux de l’Afrique, gommé par la censure coloniale jusque dans les livres d’école actuels, même ceux en usage sur le continent.
Se définissant comme « un griot du peuple », il possède le sens de la formule et l’art de remettre les pendules à l’heure, dans ses chansons comme dans ce livre qui en reprend les thèmes avec plus de détails. Ainsi on y lira la « Charte de Kurukan Fuga », qui dès 1235 faisait de l’Empire du Mali une sorte de monarchie constitutionnelle, une proto-démocratie, plus de cinq cents ans avant la France. Elle avait bien sûr ses limites, instituant une société de castes, très inégalitaire, et proclamant dans son article 20 ce conseil sûrement peu suivi, qui rappelle un peu le fameux « Code Noir » de Colbert et Louis XIV : « ne maltraitez pas les esclaves, accordez-leur un jour de repos par semaine et faites en sorte qu’ils cessent le travail à des heures raisonnables. On est maître de l’esclave et non du sac qu’il porte. »
Longtemps Tiken a porté en scène un boubou en bogolan orné d’un aigle (emblème des Fakoly) sur lequel était écrit : « depuis 1235 la lutte continue ! »
Son lien avec le passé se perpétue aussi grâce à sa familiarité avec la confrérie des dozos (les chasseurs traditionnels avec lesquels il a posé pour le livret de son dernier album « L’Africain »).
Cependant l’essentiel de ce livre s’attache à décrire, à la lueur d’une histoire quelque peu idéalisée, les difficultés et les espoirs de la jeunesse africaine tels que Tiken les perçoit. Les problèmes immédiats – d’alimentation, de santé – ne sont guère évoqués en tant que tels, sinon à travers le débat sur la dette et la lutte contre la corruption, conformément au slogan sous-titre du livre : « l’Afrique ne pleure plus, elle parle ». L’auteure et son sujet préfèrent insister sur une vision à long terme privilégiant l’éducation, l’émancipation des femmes, la lutte contre la corruption et le néocolonialisme, la quête d’un renouveau de la spiritualité et du sentiment panafricain.
Un long chapitre, passionnant et très bien documenté, tente de tirer l’expérience de la « crise ivoirienne », qui a contraint Tiken à s’exiler au Mali. Il y a même un chapitre consacré au journaliste Soro Solo, qui joua un rôle capital dans la découverte de Tiken Jah, en 1993, dix ans avant d’être obligé de fuir lui aussi son pays natal.
Solo est d’ailleurs pratiquement le seul à parler de la musique de Tiken (c’est l’une des rares faiblesses du livre) : « Ce qui m’a touché dans son reggae, ce sont les racines yagba qu’on y discerne. Le yagba est une musique du nord de la Côte d’Ivoire qui s’appuie sur un gros tambour circulaire marquant – avec ses doum-doum – le beat principal, et sur de petites percussions qui assurent les solos. Avec des rythmes ivoiriens, Tiken nous renvoyait au nyabinghi des Jamaïquains (cérémonie rasta à base de percussions rituelles). Cette pulsion conférait à sa musique une sonorité étonnante. »
L’ouvrage s’achève par un hommage à « ces leaders qu’on ne doit pas enterrer ». Dans la chronique de son dernier album « L’Africain » (1), nous avions un peu brocardé Tiken pour sa vénération inconditionnelle envers quelques-uns de ses héros. Ici, s’il ne se résout pas à admettre que Samory Touré, tout en ayant été un valeureux combattant anticolonialiste, fut aussi un potentat cruel et esclavagiste, il reconnaît les crimes du Négus et de Sékou Touré, et préfère conclure par de vibrants hommages à des modèles moins contestables comme Nelson Mandela, Thomas Sankara et Norbert Zongo…
En résumé, ce bouquin superbe est dès sa sortie une pièce de collection. Il ne s’adresse pas qu’aux fans de Tiken, mais à tous ceux qui pensent que l’Afrique subsaharienne vit actuellement une phase de transition cruciale entre mémoire et espoir, dont les chansons de ce « griot du peuple » sont assurément une expression essentielle. (*)

1. Publiée sur le site d’Africultures le 20/09/2007 :
(*) A l’occasion de la sortie de ce livre Tiken Jah Fakoly fait une tournée de 22 concerts en France : Paris (Zénith) le 26/4 ; Besançon le 2/5 ; Montauban le 6/5 ; Saint-Étienne le 10/5.
Pour la suite, voir agenda.
Tiken Jah Fakoly / L’Afrique ne pleure plus, elle parle, Frédérique Briard, Éditions Les Arènes, 2008///Article N° : 7540

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire