Toute musique est « métisse » – bien sûr !

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Depuis une vingtaine d’années, l’expression « métissage musical » s’est imposée bien au-delà des médias spécialisés. Au point de devenir un enjeu essentiel pour les musiques africaines confrontées à la mondialisation. Ce qui n’empêche pas de s’interroger sur la pertinence de ces mots à la mode, et donc trop galvaudés : il est absurde et dangereux d’imaginer qu’une musique quelconque puisse ne pas être  » métisse « .

Sur les sites Internet francophones, le baromètre infaillible de Mr Google recense 17 500 pages évoquant le  » métissage musical « . Pour  » musiques métisses « , on atteint 19 600 pages, et au singulier 36 000. Certes on est loin des 1 170 000 pages de  » world music « , et des 1 420 000 pages parlant de  » musiques du monde « . Mais  » world music » (« la world  » en abrégé) et  » musiques du monde  » ne sont que des appellations fourre-tout, illimitées et insignifiantes : tant que les extraterrestres ne nous auront pas adressé le moindre signe musical d’une existence intelligente, toute musique est  » du monde  » jusqu’à preuve du contraire !
L’histoire médiatique de toutes ces expressions, pour peu qu’on puisse la retracer, permet d’éclairer leur rôle et leur sens dans les arcanes complexes de la mondialisation.
Ainsi le terme  » world music » est un produit patenté du show-business britannique.
En été 1987, alarmés par la prolifération anarchique d’appellations telles que  » ethnopop « ,  » tribal sound  » et autre  » world beat « , une trentaine de professionnels du disque, à l’initiative de Peter Gabriel (en tant que directeur du label RealWorld et du festival Womad) se réunissent à Londres. Et décident que désormais on ne parlera plus que de  » world music ».
Trois ans plus tard, Billboard, l’hebdomadaire qui est la bible du  » record-business  » anglo-américain, inaugure une page d’informations et un hit-parade de la  » world music « .
Une expression à géométrie variable, et avant tout une forme d’exclusion : en effet elle englobe arbitrairement et indifféremment toute musique qui n’appartient pas de façon évidente aux patrimoines  » classique européen  » ou  » populaire anglo-saxon « .
Très vite, l’acception du terme  » world music  » va se différencier selon le pays. Aux États-Unis par exemple, on trouve reléguées dans le rayon  » world  » des disquaires les musiques africaines, caraïbes, asiatiques, mais aussi européennes non anglophones, et même celles de minorités nord-américaines (amérindiens, cajuns, hispaniques, etc.). En somme, la  » world music », loin de participer d’un effort d’intégration mondialiste, devient un immense ghetto regroupant les musiques des  » autres « , principalement des oubliés de l’uniformisation globalisante autour de la langue anglaise. On y trouve pêle-mêle le flamenco et le zouk, Edith Piaf et les  » tarafs  » roumains, Charles Aznavour et Youssou N’Dour.
Dès le début des années 1990, de façon brouillonne et instinctive, le marché du disque et les médias francophones réagissent contre l’invraisemblable salmigondis qui tente de s’imposer partout ailleurs sous ce label hyperéclectique de  » world music ». Dans la décennie précédente, le magazine Actuel avait déjà promu l’expression  » sono mondiale « , devenue un peu désuète mais qui avait le mérite de caractériser la mondialisation de la diffusion des musiques, et non des musiques elles-mêmes. L’expression  » musiques du monde  » semble avoir été popularisée par la Fnac, très majoritaire en France dans la diffusion de tout ce qu’on appelait naguère  » musiques ethniques  » ou auparavant  » folklore  » puis  » folk music « .
L’appellation  » world music » n’y est pas abandonnée, mais elle est désormais réservée aux productions syncrétiques associant des musiques d’origines culturelles différentes.
La Fnac, qui s’autoproclame  » agitateur culturel « , place la musique au cœur d’une revendication politique dont la France en tant que telle se présente de plus en plus comme le porte-parole universel : celle de la diversité culturelle. Face au néoimpérialisme américain, à la suprématie irrésistible de la langue anglaise, la musique et surtout la chanson deviennent le terrain d’élection d’un activisme officiel en faveur de la sauvegarde des identités multiples.
Une union sacrée s’effectue entre des concepts venus de droite ou de gauche, apparemment contradictoires : différentialisme et universalisme, fédéralisme et souverainisme, défense de la langue française et promotion des cultures innombrables de l’ex-empire colonial.
La musique devient l’un des vecteurs essentiels des altermondialistes, mouvement mondial créé et dominé par des intellectuels et syndicalistes français, que tente à tout prix d’accompagner ou de contrôler la diplomatie française, de Mitterrand à Chirac.
Et qu’importe si en même temps, il n’a jamais été aussi dur pour un musicien d’Afrique et du Tiers-monde en général, d’obtenir une tournée en France et en Europe ! Et qu’il lui est plus facile d’aller se produire ou même s’installer aux États-Unis !
Métissage biologique et métissage musical
Selon le dictionnaire Robert, le mot  » métis  » (« mestiz  » en français du XIIe siècle) vient du latin  » mixtus  » qui signifie  » mélange « , mais sous son sens commun, il s’est imposé vers 1615 en tant que traduction de l’adjectif portugais  » metice  » =  » sang-mêlé « , dont le père et la mère sont de races différentes. Les Portugais étant les premiers colonisateurs européens de l’Afrique, le mot s’est ainsi vulgarisé pour signifier  » né d’un Noir et d’une Blanche, ou d’un Blanc et d’une Noire « , équivalent au mot  » mulâtre « . Le Robert ajoute que le contraire de cet adjectif est  » pur « . Autrement dit, dans l’inconscient français,  » métis  » signifie  » impur  » !
Il s’agit donc d’un terme biologique, génétique, totalement erroné, issu d’une vision racialiste de l’humanité fondée sur l’apparence, sur la pigmentation de la peau, qui a été démentie depuis longtemps par la science. Cependant, dans l’imaginaire et l’inconscient collectifs, ce mot  » métis  » n’a pas disparu, il s’est même généralisé, banalisé au point d’être parfois valorisé en dépit de toute évidence : qu’importe par exemple si les Aborigènes d’Australie ou les Papous de Nouvelle-Guinée sont beaucoup plus proches génétiquement des Européens que des Africains, un enfant né d’un père papou et d’une mère écossaise sera considéré comme métis, contrairement à celui que le même Papou aura eu avec une Sénégalaise !
C’est devenu un poncif de dire que  » la musique est un langage universel « , mais tant que l’on ignore à quel point le racialisme et son dangereux corollaire, le racisme, sont infondés, il reste dangereux de parler de  » métissage musical  » ou de  » musiques métisses « . C’est-à-dire de confondre une vision absurde, archaïque et fallacieuse de l’humanité avec une conception éclairée, exclusivement culturelle de l’histoire universelle de la musique.
Mais acceptons pour l’instant ces expressions à la mode :  » métissage musical  » ou  » musiques métisses « . Il y a à peine trente ans, elles n’existaient pas encore. À ma connaissance, leur première apparition date de la parution en 1984 d’un numéro de la Revue Musicale dirigé par Francis Pinguet, et titré  » Un monde musical métissé « .
À la même époque, le Festival de jazz d’Angoulême, entérinant l’ouverture de sa programmation aux musiques d’Afrique, des Antilles et de l’Océan Indien, se rebaptisera  » Festival du jazz et des musiques métisses « , puis plus simplement  » Musiques Métisses « . Il fêtera ses trente ans en juin 2005.
Même dans la communauté scientifique, généralement assez rétive aux néologismes, ce concept discutable est très vite assimilé, à tel point qu’aujourd’hui sur le site Internet de la Société française d’ethnomusicologie, une demi-douzaine de ses membres s’affichent fièrement comme spécialistes du  » métissage musical  » !
Une histoire qui remonte à la préhistoire
Il serait insuffisant de dire que  » la musique est un patrimoine commun à toute l’humanité « .
En effet, comme on le sait, notre ancêtre commun à tous est  » l’Homme de Cro-Magnon « , d’après le nom du site français où ses restes ont été pour la première fois exhumés. On sait aussi que nos ancêtres humains ont longtemps cohabité sur cette planète avec l’Homme de Néanderthal.
On a découvert récemment que ces deux espèces pratiquaient la musique et utilisaient les mêmes instruments : des flûtes et des sifflets taillés dans les phalanges et les tibias du renne, dont on a retrouvé des exemplaires, accordés à peu près de la même façon. Les plus anciens (trouvés en Slovénie) ont plus de 40 000 ans ! D’autres, plus récents, ont été longtemps utilisés en Périgord, en Sibérie et en Amérique du Nord. Et ils ont sans doute servi de modèles aux  » ocarinas « , ces sifflets en terre cuite si raffinés, dérivés des  » appeaux  » des chasseurs, qui sont pratiquement les mêmes en Amérique du Sud et en Afrique centrale.
La diffusion des instruments de musique a sans doute été la première phase de ce qu’on appelle aujourd’hui le  » métissage musical « . Un autre instrument, le lithophone (ancêtre probable du xylophone, du  » balafon « ), constitué de pierres percutées et accordées selon un schéma mélodique, est presque aussi ancien et il a perduré dans des régions aussi éloignées que le Vietnam et le Togo (où il est encore joué chez les Kabiyé, l’ethnie des Eyadema).
L’arc musical, omniprésent sur toute la planète, est un autre exemple des origines communes, pour ne pas dire  » métisses « , d’un instrumentarium universel.
Bien entendu, l’histoire ancienne et universelle de la musique ne peut s’écrire que par une étude des instruments ou de leur représentation. Le chant en est totalement absent jusqu’à l’apparition très tardive de l’écriture musicale, puis des techniques d’enregistrement, qui ne devinrent vraiment opérationnelles que dans les années 1880.
Plus près de nous, il est facile de démontrer que la circulation des instruments demeure la face cachée du  » métissage musical  » : la plupart des Irlandais ignorent que le luth  » bouzouki « , qui figure dans leurs orchestres dits  » traditionnels « , est un instrument grec. De même que la guitare est un instrument  » typiquement africain « , depuis qu’elle a été importée par les Portugais, au plus tard au début du XVIIe siècle…
Une histoire afro-américaine
Il faut donc bien se garder de confondre ces trois notions : le  » métissage  » proprement dit, biologique, génétique ; la symbiose culturelle, qui est le fondement principal de la dynamique des relations entre individus et sociétés ; et enfin l’évolution musicale, qui a ses propres lois, parfois totalement indépendantes des échanges biologiques et culturels. Parler de  » métissage musical  » est donc une aberration.
La meilleure preuve, c’est que la plupart des musiques populaires aujourd’hui écoutées dans le monde entier sont issues d’un mélange qui s’est effectué aux États-Unis entre le début du XIXe siècle et celui du XXe. C’est-à-dire dans l’une des rares sociétés où le métissage biologique n’a presque pas existé, où la ségrégation était une règle quasi absolue et sacrée.
Certes il y est né de nombreux  » métis  » issus le plus souvent du viol des femmes esclaves africaines par leurs propriétaires. Mais ces  » métis  » étaient eux-mêmes considérés à leur tour comme des  » Nègres  » et les relations sexuelles avec eux ne pouvaient être que clandestines.
En 2005, presque partout aux USA, même à New York, un siècle et demi après l’abolition de l’esclavage, il est encore assez rare de voir dans la rue un couple  » mixte  » se tenant par la main. Le tabou sexuel des relations  » interraciales  » est encore évident.
C’est dans cette société de ségrégation sociale et sexuelle que sont nés paradoxalement, dès l’époque de l’esclavage, le blues et le gospel : les modèles universels du  » métissage musical « . Le blues est la rencontre entre les chants de travail, le souvenir de ceux des griots, et les instruments empruntés aux patrons, et l’acclimatation de la mélodie européenne, du  » lied  » romantique aux gammes pentatoniques venues de l’Afrique. Les  » negro spirituals  » sont un mélange miraculeux de la polyphonie vocale traditionnelle africaine et de l’harmonie des chorales protestantes. Le jazz est la résurgence dans la musique orchestrale européenne de la liberté d’improvisation et de la complexité rythmique des ensembles africains…
Dans les années 1940-50, ce mélange devient explosif, il aboutit au rhythm’n’blues puis au rock’n’roll. Peut-on, là encore, parler de  » métissage musical  » ?
Certes Elvis Presley, qui a passé son adolescence à fréquenter les églises baptistes noires, transpose cette expérience dans le répertoire  » country’n’western  » des paysans blancs.
Son impresario, le Colonel Parker, résumera le résultat par une formule définitive :  » La couleur du rock n’est ni le blanc, ni le noir, mais le vert… la couleur du dollar !  »
Un échange à sens unique
Le  » métissage musical « , loin d’être l’apanage des pays où le métissage biologique tend à se banaliser (Brésil, Cuba) peut aussi être la contrepartie de son absence, dans les pays qui le refusent le plus obstinément. Ainsi, en Afrique du Sud, où l’apartheid donnera naissance à certaines des musiques considérées comme les plus  » métissées  » de la planète. Ce sera d’ailleurs le cas dans toute l’Afrique à la fin de l’époque coloniale. On ne se fréquente guère, et on ne se marie jamais entre Blancs et Noirs au Ghana, quand y naît dès les années 1920 le highlife, la première musique où il est impossible de distinguer les influences africaines et européennes. De même, à Brazzaville et Léopoldville ce ne sont pas des couples mixtes qui inventent la rumba congolaise, la première musique moderne panafricaine, qui s’inspire autant des chansons de Tino Rossi que des rythmes traditionnels kongo, kuba, luba ou mbochi…
La plupart des musiciens africains sont scandalisés si on leur dit qu’ils jouent  » une musique métissée « . Car l’adjectif  » métis  » a conservé en Afrique, à tort ou à raison, son sens premier, biologique. Il est en général considéré comme négatif, ce qu’illustrent parfaitement les propos de Sam Mangwana, ce merveilleux chanteur congolais d’origine angolaise qui incarne tout ce qu’il y a de plus  » métis  » dans la musique d’Afrique centrale, mais qui déclarait récemment :
 » Je suis contre le métissage musical à outrance ! Je trouve saugrenue cette mode d’une certaine’world music’qui consiste à mélanger la musique celtique avec les djembés sénégalais ou l’accordéon d’Yvette Horner. Le métissage musical, c’est bien, mais chacun doit garder sa spécificité. Il faut que les choses se pérennisent à travers la culture pour chaque peuple. La culture est l’identité d’un peuple, ses racines, il doit pouvoir s’y référer en tout lieu et en tout temps.  » (1)
On n’en finirait pas de citer les propos des artistes africains qui, à l’instar de Sam Mangwana, pratiquent avec méfiance les plus audacieux des échanges musicaux. Ils incarnent tous dans le domaine musical les contradictions d’un continent qui tente de trouver un équilibre entre son passé et son avenir, entre son patrimoine et son désir d’innover, entre son identité et son désir de la confronter avec d’autres cultures. Et qui malheureusement, individuellement et collectivement, n’a pas les moyens économiques d’assumer librement cette contradiction.
Diversité contre exotisme
Car lorsqu’on parle de  » métissage musical « , en 2005, on est aussitôt obligé de poser le problème en termes économiques. Et l’on n’est pas très rassuré en écoutant quelqu’un comme Patrick Zelnik, qui fut PDG de Virgin-France, avant de fonder la firme indépendante Naïve :
 » Malgré un métissage musical sans précédent, la diversité culturelle est illusoire. Dans le domaine du disque, cinq majors contrôlent 75 % du marché mondial du disque. Certes, la mondialisation a suscité depuis dix ans un métissage musical sans précédent, taillant des croupières à la suprématie américaine dans la création. Mais cette diversité ne doit pas masquer une concentration croissante autour de quelques best-sellers.  » Comme tant d’autres, Zelnik milite pour la création d’un  » Conseil mondial des cultures  » qui serait le pendant du Conseil de sécurité de l’ONU :  » Encore faudrait-il lui donner un vrai pouvoir politique et juridique. Faute d’une régulation internationale volontariste, la mondialisation de la culture sera impérialiste et les cultures dominantes balaieront la diversité.  » (2)
Mais à quoi bon la diversité, demanderont certains qui ne rêvent que d’uniformité ?
N’est-ce pas, en principe, l’aboutissement ultime du  » métissage musical  » ?
Ce n’est pas sûr. Car ce qui est en jeu dans la diversification accélérée du paysage sonore de tous les êtres humains, ce n’est pas sa simplification, mais plutôt une invitation faite à chacun d’écouter davantage et plus profondément les musiques des autres. Jadis on appelait cela  » exotisme « . L’amour universel des frontières de la culture, de la découverte, du voyage…
 » Chant du monde, sons d’ailleurs, musiques métisses : l’inouï déplace, révèle et déconstruit notre perception… veille et vigie par ces temps de brume, l’ouïe fine nous garde dans l’ouvert.  » écrit Hervé Lenormand (3).
Ce message est bien perçu par des millions de citoyens du monde, de plus en plus nombreux, pour qui la musique, dans toute sa diversité, est le plus fort des liens entre eux.
Qu’elle soit plus ou moins  » métisse  » n’a vraiment aucune importance.
Ce mot aurait dû disparaître depuis longtemps du vocabulaire désuet hérité de l’époque coloniale. Qui est  » métis « , qui ne l’est pas en 2005 ? En tout cas toutes les musiques le sont depuis toujours, et sans aucune exception. C’est d’ailleurs ce qui fait de la musique le lien le plus charnel, le plus fort, le plus profond entre tous les êtres humains de tous les temps.

1. Afriqu’Échos Magazine, juin 2004.
2. Le Nouvel Observateur, n° 1996.
3.  » Navigation à vue « , Revue internationale de l’imaginaire, n° 11.
///Article N° : 3726

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