Trente ans après, ou presque, relire Le Nègre Potemkine

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Paru en 1988, le livre de l’écrivain et cinéaste camerounais Blaise N’Djehoya, Le Nègre Potemkine (1), fait non seulement une large place aux soldats oubliés de la Grande guerre, communément regroupés sous le vocable « tirailleurs sénégalais », mais il offre également une photographie originale et pertinente de la France du début des années 1980.

RELIRE BLAISE N’DJEHOYA, à vrai dire, se passe d’occasion, et pourtant, il est difficile devant les commémorations autour de la Marche pour l’égalité de 1983, de ne pas songer à replonger furieusement dans les pages du Nègre Potemkine. Pourquoi ?
D’abord parce que la France de la Marche pour l’égalité, c’est celle des années 1980. Une décennie de bouillonnement intense entre Black Mic-Mac (2) et Black-Blanc-Beur ; celle du socialisme au pouvoir, de la Marche pour l’égalité, de la montée du Front national comme de la naissance des radios libres. Celles des foyers de travailleurs et de la Sape. Une France dont rend diable¬ment bien compte cet ouvrage inclassable qui vibre de toute cette époque, retranscrite au travers d’une verve incroyable. Rappelons-nous, « en l’an II de grâce, sous Méritant Ier, le socialisme était au Top 50 et figurait en permanence au hit-parade des « ismes ». Tenus à l’écart des urnes et des sondages, les immigrés balayaient devant leur porte en écoutant la radio » une radio, pas encore libre, mais à laquelle « Saint-Mauroy du Sénégal, alors premier vizir du khalife François, octroya l’autorisation royale de se brancher » , mettant à flots le « vaisseau Potemkine » et sur ses ondes une mise en orbite assurée.
Mais au-delà de ces instantanés d’une époque saisie sur le vif, il y a plus : le grill d’une intelligence qui rend compte de cette présence africaine en France, que la marche rebaptisée des « Beurs » (bien qu’elle compte en ses rangs l’Afrique au sens bien plus large) a rendue visible sans que le voile, sur elle, ne soit totalement levé. Or, cette présence africaine en France est loin d’être inexplicable en dépit de l’étrange « amnésie de la mémoire collective » qui semble frapper la nation française à son égard. Faire sortir l’hexagone de cette léthargie mémorielle, c’est aussi l’un des souhaits de Blaise N’Djehoya qui rappelait dans Le Monde de l’éducation de 1997 : « On a oublié d’enseigner aux têtes blondes comment et pourquoi l’ex-colonisé est devenu sur la terre de la vieille Europe une présence concitoyenne. Entre les esprits faibles « skinoïdes » et le parti de « l’homme de peine », la jeunesse en âge de faire son service militaire ou civique hésite à nommer cet homme de couleur désormais proche quoiqu’étranger. »
Le Nègre Potemkine est un ouvrage qui se propose de relier les fils, de faire dialoguer les époques et les générations, de souligner la manière dont les histoires se répondent, entremêlant savamment les deux Tonton François : le Prez Méritant, que l’on ne présente plus, mais également l’oncle de l’officier Désiré Laplanck – « Dédé pour les schoolmates de la de la 2e » – qui a fait de ce dernier l' » unique légataire des éléphants » . Tout un programme aussi déroutant qu’entêtant. Entre les deux François, toute une histoire coloniale qui tombe à point nommé puis Dédé Laplanck accompagne justement ses anciens tirailleurs défiler sur les Champs Élysées.
« Soldat de première classe Thiékhoro Coulybally, matricule 1885, bataillon Laplanck » ; « Caporal-chef Ismaël Sarakhollé, matricule 1960, 2e division blindée, bataillon d’infanterie, dit Ismaël Tout-Terrain » (p. 10) ; « Caporal-chef David Diop, matricule 1981, infanterie de marine, quatorze citations, douze blessures, pensionné de guerre. Bataillon Camus » (p. 32) ; « Samba Samb, sergent-chef en retraite, 2e D.B., matricule 1960. »
La force noire chère à Mangin est bien là, pour une fois visible et les matricules en disent déjà long sur l’histoire qui avance ses jalons : 1885 : conférence de Berlin ; 1960 : indépendance de 14 colonies françaises ; 1981 : élection de François Mitterrand… oui, une logique historique relie la présence des papys Coulybally, Sarakhollé et Samba Samb – fameux trio des musulmans fumants convié par la patrie reconnaissante – à la ville lumière qui n’en croit pas ses yeux.
Décalage culturel assuré, odyssée riche en découvertes et rencontres qui causent la grande joie d’un autre trio, celui des mousquetaires de Sciences Po : Thogo-Nini, Ki-Yi et Boris Nivakhine qui triment sur leur thèse dans l’espoir, justement, de mettre en lumière les existences de ces tirailleurs si bien restés dans l’ombre.
Grand ordonnateur du récit et des fils de l’histoire qui s’entremêlent, un dernier lascar – et non des moindres : Le Caze, alias Mau-Mau, alias Makossa wa Makossa, Zanzibar Biafra, citoyen authentiquement zygomatique dont les hétéronymes divers obéissent rigoureusement « à une dictature symbolique de la rencontre et aux diverses sautes de son humeur. » (p.156). Un citoyen qui, s’il a cessé d’aller à l’école comme ses camarades, n’a pas pour autant renoncé à dévoiler le pot-aux-roses :
Oui, il le fallait, après tant d’années passées à glaner des informa¬tions, à recouper les sources orales et écrites. Il fallait qu’il se mette au travail. L’aventure coloniale, les foires expositions, la publicité et ses différents nègres de rhum, de savon et de noix de coco, tout cela constituait un kaléidoscope qu’il cherchait patiemment à intégrer dans une vaste entreprise.
Et là est bien le coup de génie de l’ouvrage. Relier les fils, certes, mais pas par la ligne droite – au grand jamais ! – mais au travers de recoupements et de filatures, d’histoires et de regards croisés. Après tout, Le Caze habite rue Chester-Himes, pourquoi donc se refuser les joies d’une enquête ? Et l’on peut suivre aussi bien Coffin Ed Johnston que l’auteur qui signe parfois Ed Cercueil Makossa. Joie des multiples identités ou danger de la schizophrénie qui guette, le récit rappelle habilement que l’histoire continue justement de se jouer sur ce fil.
Alors, attention, tous en voiture et attachez vos ceintures : Le Caze, l’air de rien, mène la danse dans une aventure où têtes à queues et virages à 180 degrés se situent aux antipodes d’une pensée du raccourci mais agissent au contraire comme des étincelles d’intelligence pure s’alliant à la joie d’un kiffe de style inégalé, doublé d’une incroyable bande-son, de « Tcharlie Minguss » à Alpha, en passant par Jimi H., Dizzy et Soul Makossa… Une écriture comme une fugue de Bach, ou une impro de jazz, qui joue de la ligne de fuite, sans jamais perdre de vue son sujet mais le diffractant en multiples fragments extrêmement signifiants.
« À vrai dire, le Mau-Mau n’avait que faire de leur butin de guerre et l’idée de recel le ramenait à son histoire de nègre. L’objet caché et l’objet volé ont ceci en commun qu’ils échappent à l’évidence. » (p. 36).
Et c’est bien d’un recel qu’il s’agit, d’abord celui d’un joyau littéraire, taillé de mille feux, ensuite de cette histoire qu’il faut ramener au jour alors qu’elle semble n’avoir jamais navigué qu’en contrebande. Et Blaise N’Djehoya sait faire d’une pierre deux coups, justement parce que, comme il l’écrit si bien, entre langue et histoire, le lien est intrinsèque, inextricablement noué car le Nègre est celui qui écrit en sous-main, celui qui « tire ailleurs », celui dont la présence irrigue la République mais que l’on garde loin du regard.
Alors, oui, il ne faudrait pas se priver de repartir en virée le long de ces pages hallucinées et jubilatoires, qui déploient jeux de mots et références dans une virtuosité étonnante mais aussi comme autant de pierres blanches marquant le chemin par lequel nous saurons nous y retrouver. Parce que l’histoire est là, comme la fabrique des images et des stéréotypes dont nous ne sommes justement toujours pas sortis. Parce que la reconnaissance timide s’est largement fait attendre et que le tirailleur n’est peut-être véritablement entré dans la conscience collective qu’avec Indigènes en 2006 et que l’on peut encore voir, en 2013, des enfants manipulés par parents et clichés agiter des bananes à donner à « la guenon » (3).
Autant dire que 30 ans après, on peut bien commémorer la Marche pour l’égalité. La partie, elle, reste loin d’être gagnée.

(1)- Le Nègre Potemkine de Blaise N’djehoya, Ed. Lieu Commun, avril 1988.
(2) – Black Mic-Mac est un film de Thomas Gilou réalisé en 1985, production : Bernard Artigues – Chrysalide Films / Films Christian Fechner / FR3 Films Productions.
(3) – Christiane Taubira, ministre de la Justice, a été insultée par des enfants lors d’un déplacement à Angers le 25 octobre 2013. Une enfant d’une dizaine d’années l’a qualifiée de guenon, brandissant une banane.
///Article N° : 12035

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