« Un cinéma d’auteur apprécié est possible tout en faisant des films foncièrement tunisiens »

Entretien d'Olivier Barlet avec Ahmed Attia

Producteur de cinéma (Tunisie)
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Qu’est-ce qui vous a amené à la production cinématographique ?
J’ai fait une école de cinéma et ai été assistant-réalisateur jusqu’en 1982, avec quelques expériences de direction de production. Je me suis aperçu que la production en Tunisie se faisait avec une formation sur le tas de la part de gens plutôt débrouillards, gestionnaires d’hommes mais pas d’argent. L’intervention sur les films étrangers était une prestation de services et non de la création. J’ai proposé à Abdellatif Ben Ammar avec qui je travaillais de basculer de l’assistanat à la production pour la rationaliser et la professionnaliser. Il manquait au cinéma tunisien de véritables entrepreneurs. Dans le cadre d’une production nationale, le but n’était pas de plaire au public mais d’avoir quelques films pour les festivals. Après une première expérience malheureuse, j’ai coproduit Les Anges (Al-malaika, 1984) de Ridha Behi, qui s’est trouvé bloqué car les partenaires officiels n’ont pas tenu leur promesse de financement mais dont le contenu correspond à ma démarche. Un jour, en 1982, Nouri Bouzid, qui avait été emprisonné durant cinq ans pour avoir été membre du groupe radical Perspectives, me donne le scénario de L’Homme de cendres. J’ai obtenu l’aide publique fin 83 et créé Cinétéléfilms.
Quels objectifs vous donniez-vous ?
Je voulais produire en arabe dialectal, faire des films à petit budget, éviter les stars internationales pour faire des films tunisiens. Un cinéma d’auteur apprécié par les festivals et la critique est possible tout en faisant des films foncièrement tunisiens. En deux mots, ma stratégie serait : sincérité et crédibilité. Sincérité dans le propos, ce qui comporte l’émotion. Crédibilité dans l’emploi des acteurs appropriés aux situations dans une sorte de cinéma-miroir de la réalité quotidienne tunisienne. J’ai toujours sélectionné des projets traitant des blessures de la société : les regarder en face sont déjà les guérir un peu. Pédophilie dans L’Homme de cendres (Nouri Bouzid, 1986), répression politique et contradictions dans Les Sabots en or (Nouri Bouzid, 1989), prise de conscience sexuelle dans Halfaouine (Ferid Boughedir, 1990), l’exploitation du tourisme dans Bezness (Nouri Bouzid, 1992), le délabrement des valeurs dans Le Sultan de la médina (Moncef Dhouib, 1993), la guerre du Golf dans La Guerre du Golf… et après (collectif, 1992) – le seul film arabe sur le sujet -, la femme dans Les Silences du palais (Moufida Tlatli, 1994) et Bent Familia (Tunisiennes, Nouri Bouzid, 1997)…
Et vous continuez sur cette lancée ?
Je suis peut-être au bout d’une démarche et devrait opérer un tournant. J’ai ainsi participé à des films d’Afrique noire comme Po di Sangui (Flora Gomes, Guinée Bissau, 1996), et prépare un film avec l’Angolais Orlando Fortunato. Je suis impliqué dans la Fepaci (Fédération panafricaine des cinéastes)… Les auteurs tunisiens ne sont pas nombreux et peu de jeunes émergent ; la négociation des scénarios est difficile avec des auteurs installés. Chaque film est un risque financier énorme.
Pourquoi si peu d’auteurs en Tunisie ?
Faute d’action de l’Etat tunisien, les auteurs se sont formés à l’étranger, ce qui est plus difficile maintenant. Les jeunes se tournent aujourd’hui moins vers la culture que le commerce ! Ils sont moins porteurs d’un credo de société que nous l’avons été. Par ailleurs, les ciné-clubs sont moins présents qu’avant dans les lycées et les universités, et ne suscitent plus tant de vocations. Seuils interdits de Ridha Behi (1972) était produit dans des conditions complètement marginales mais est sans doute un des plus beaux courts métrages jamais faits ici…
L’aide française au cinéma vous semble-t-elle problématique ?
La France est volontariste vis-à-vis du Sud en aidant la production des films. Pour tous mes films, les moyens obtenus grâce à l’aide française ont permis une meilleure qualité. Jamais un responsable ne m’a demandé de modifier quoi que ce soit dans le contenu. Il n’y a pas manipulation, contrairement à ce qu’affirment certains critiques arabes. La France est la seule nation à promouvoir d’autres cinématographies pour essayer d’endiguer l’uniformisation des écrans par le cinéma hollywoodien. Cette vision stratégique a permis l’émergence de beaucoup d’auteurs et de sujets. La France a continué cette logique en se battant pour l’exception culturelle dans les négociations du GATT, en ouvrant l’avance sur recettes aux films réalisés par un étranger mais coproduits par un Français, en soutenant les mécanismes de soutien de l’Union européenne, les accords ACP etc. Une  » cinédiversité  » dans la liberté de création.
Cette aide reste-t-elle nécessaire ?
Il est fondamental que cette liberté de création soit soutenue dans les pays du Sud où les pouvoirs n’ont pas toujours cette logique. Même sans qu’il soit intégriste, le pouvoir est conditionné par l’intégrisme, comme on le voit bien avec les déboires du Destin de Youssef Chahine en Egypte. Les créateurs sont porteurs de la modernité : ils sont l’avant-garde d’un peuple. Et ils sont la fierté de ce peuple. Leurs créations sont une façon de lutter contre l’obscurantisme du rejet sans nuance de l’Occident. Ils résolvent le problème identitaire autrement que les intégristes en proposant des lectures personnelles.
L’aide ne favorise-t-elle pas un cinéma d’auteur au détriment du cinéma populaire ?
Nos films, qui sont des films d’auteurs, sont populaires ! Des commissions se réunissent et on sait que choisir c’est exclure, mais il n’y pas de directives en ce sens. Halfaouine de Boughedir ou Mandabi de Sembène sont des films extrêmement populaires ! C’est plutôt le manque de projets qui ne suscite pas une augmentation des fonds. Par contre, les Français ont une image de l’Afrique et du Maghreb qu’ils projettent inconsciemment sur nous. Des scénarios subissent ainsi des injustices, éliminés pour des questions de non-correspondance entre l’image qu’on a de nous et la réalité. C’est une bataille à mener autour d’un malentendu.
Ce n’est pas de la malveillance, c’est de l’ethnocentrisme…
Exactement. Des révisions douloureuses sont à mener. Comme dans le domaine de l’immigration, pour laisser à chacun sa spécificité. Mais pour l’heure, cela n’est pas sans conséquence sur le choix des sujets, ce qui nous vaut des films traitant d’exotisme, de magie et de brousse qui ne dérangent pas les pouvoirs en place.
Le Fond Sud impose-t-il des techniciens français ?
Nous disposons d’une certaine souplesse : on achète les matières premières ; on peut louer le matériel ; on peut faire le choix de techniciens du pays… Mais l’argent du Fond Sud doit être dépensé en France avec moins de 10 % de frais de gestion, ce qui est légitime pour faire travailler l’industrie française. Nous disposons de très bons techniciens en Tunisie : on peut y faire deux films en même temps sans manquer de techniciens de qualité internationale. La monteuse Kahena Attia obtient des prix partout…
Une post-production est-elle encore possible en Tunisie ?
Les laboratoires ont fait faillite au début des années 90. Ils étaient étatiques mais déficitaires. Ils ont maintenant été repris par Carthage-Images, qui appartient à Canal Horizons, mais le laboratoire, faute d’un chiffre d’affaires suffisant, ne présente plus la même sécurité. Par contre, nous pouvons faire le montage à Tunis. On vient en France pour le mixage, le bruitage et l’établissement de la première copie, ce qui représente 3 à 4 semaines et donc des frais moindres.
Comment se passent les rapports entre multiples producteurs sur un même film ?
Ce sont des rapports choisis ; c’est donc la franchise qui domine. Pour le contenu des scénarios, mes partenaires m’ont entièrement fait confiance. Pour les aspects techniques et la promotion du film à l’étranger, j’ai fait confiance à mon partenaire européen. Tout cela se passe en général bien. Nous nous partageons les productions exécutives selon nos territoires. L’Européen cherche de l’argent en Europe et gère la post-production tandis que le producteur du Sud génère ses propres financements locaux et ceux qu’il est seul à pouvoir atteindre (guichets d’aide aux cinématographies du Sud). Certains dénoncent des dominations ou manipulations de projets du Sud de la part de l’Europe. Je n’ai pas eu ce genre de problèmes.

///Article N° : 615

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