« Un destin rwandais n’est pas un point final sur le Rwanda, mais le lieu d’un perpétuel retour. »

Entretien croisé de Christophe Calais et Nathan Réra

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Tandis que le Rwanda s’apprête à commémorer les 20 ans du génocide des Tutsis, la maison d’édition Neus publie Un destin rwandais. Le photographe Christophe Calais y chronique le quotidien d’un enfant rwandais, de 1994 à nos jours. Son destin singulier est lié à l’histoire du Rwanda. Aux clichés, s’ajoutent des textes signés Nathan Réra qui explore le travail du photographe depuis 2009. À l’occasion de la sortie du livre le 14 mars en France, ils répondent ensemble aux questions d’Africultures.

Quel est le point de départ de votre travail de photographe au Rwanda ?
Christophe Calais : J’ai débuté comme photographe salarié au magazine VSD en 1992. Je couvrais l’actualité nationale et internationale. En juin 1994, on m’a envoyé au Rwanda pour suivre le déploiement des militaires français dans le cadre de l’opération Turquoise. Le génocide était en train de se dérouler, mais ce n’est que rétrospectivement que je l’ai réalisé. En juillet, je suis parti au Zaïre pour couvrir la crise humanitaire liée à l’épidémie de choléra dans les camps de réfugiés. Cette pandémie touchait les centaines de milliers de Hutu qui avaient fui le Rwanda et l’avancée des troupes du FPR(1). Parmi eux, beaucoup avaient pris part au génocide. Je photographiais l’ensevelissement des victimes du choléra dans des fosses communes lorsque la journaliste que j’accompagnais a entendu parler d’un enfant sauvé d’un charnier par un légionnaire. Il l’avait surnommé « Angelo ». On ne savait alors rien du parcours de l’enfant, et je l’ai photographié sans vraiment m’impliquer, simplement pour raconter cette histoire dans le magazine. Dès le mois d’août, VSD a publié un portfolio de huit pages. La parution a connu un grand retentissement, à tel point que d’autres magazines, à l’instar de Life Magazine aux États-Unis, l’ont repris. VSD nous a alors donné carte blanche pour continuer à documenter cette histoire. Un mois plus tard, les militaires français quittaient Goma et Angelo était confié à un orphelinat. En juillet 1995, je photographiais les retrouvailles de l’enfant avec son père, Léonard, réfugié dans un camp voisin de l’orphelinat.
En novembre 1996, VSD m’envoya couvrir la guerre civile dans l’est du Zaïre. Deux millions de réfugiés hutu tentaient de fuir les combats en s’enfonçant dans la forêt, mais les conditions de survie étaient épouvantables. Ils n’avaient pas d’autre choix que de retourner au Rwanda. Il s’est alors produit une chose incroyable : à la fin d’une journée passée à photographier le retour des réfugiés, je me suis retrouvé nez à nez avec Angelo et son père. Ensemble, nous avons pris la route en direction de leur village, à 150 kilomètres de la frontière zaïroise.
En février 1997, trois mois seulement après être rentré au Rwanda avec son fils, Léonard, dénoncé par des voisins, fut arrêté pour avoir participé au génocide. C’était à mes yeux un premier tournant, car je n’avais jamais imaginé que Léonard ait pu prendre part aux massacres en 1994. Il n’était pour moi qu’un père de famille qui avait fui la guerre civile dans son pays. Surtout, j’avais vu un père qui, dans la misère des camps de réfugiés, s’occupait bien de son enfant. S’en est suivie une longue série d’interrogations sur ce qu’avait été le rôle du père en 1994.

Quelle est l’histoire que vous racontez autour d’Angelo ?
Christophe Calais: Même s’il n’est pas un rescapé du génocide, Angelo est un enfant sauvé d’entre les morts, un survivant dans un contexte de guerre civile et de génocide. C’est son histoire qui m’a conduit à travailler plus largement au Rwanda, sur les problématiques de la « réconciliation », de la justice, de la cohabitation et de la mémoire. Et Angelo a toujours été présent en filigrane de ce travail rassemblé dans mon deuxième livre, Rwanda, le pays haut(2). Avec l’arrestation, l’incarcération et le procès de son père, mon travail a basculé vers l’évocation des traumatismes des enfants de génocidaires qui sont, d’une certaine façon, aussi des victimes. Pour traiter de cette question, il me fallait du temps et du recul. Mais c’est surtout le parcours au quotidien d’un enfant de sept ans dans l’immédiat après-génocide, son entrée dans l’adolescence puis dans l’âge adulte, que j’ai documenté, sans véritablement savoir où cela allait me mener.

Quelles ont été vos relations durant ces vingt ans avec Angelo ?
Christophe Calais: Angelo est le « sujet » de mon travail photographique. Il n’y a jamais eu chez moi d’ambiguïté, pas de volonté de parrainage ou d’adoption. Je suis un photographe qui documente la vie d’un enfant dans un contexte historique. Au fil de mes voyages, Angelo s’est habitué à ma présence. Désormais, je fais partie du « paysage ». Mais je ne peux pas nier être devenu pour lui une sorte de repère, puisque j’ai été présent à plusieurs moments clés de son existence.

Parlez-nous un peu de votre démarche de photographe et de votre parcours.
Christophe Calais: Au départ, j’étais reporter. Je me considérais comme un témoin privilégié de l’histoire. La bonne photo était automatiquement celle publiée dans le journal. Puis, il y a eu une sorte de déclic dans mon travail. En 2004, je me suis mis à photographier non pas forcément ce que je voyais, mais plutôt ce que je ressentais. Je suis devenu photographe. Cela m’a pris dix ans, et cette métamorphose s’est produite au Rwanda. Toutes les photographies que j’ai prises dans ce pays participent de cette avancée dans ma démarche photographique, de ma conscience progressive des limites de la photographie de presse. J’ai pensé, petit à petit, que l’absence de publication n’était pas un problème en soi. L’essentiel, c’est que les photographies existent, qu’elles aient été faites. Laissons-les vivre, donnons-leur du temps ; elles finiront bien par émerger, d’une manière ou d’une autre.
Nathan Réra : La première rupture intervient surtout après ta découverte du mémorial de Murambi fin 1997. Ta pratique de la photographie a alors radicalement changé. Tu es rentré en France et tu n’as même pas proposé tes images à VSD ! Comme si tu avais senti que cette matière photographique n’avait pas sa place dans une publication magazine…
Christophe Calais : Avant d’aller au Rwanda, j’étais en Bosnie ; après, j’étais en Tchétchénie… Et entre deux voyages, je faisais des photos de mode, des portraits, je couvrais des manifestations et des événements sportifs. Rien d’anormal pour un photographe de presse… Je faisais trois à quatre reportages par jour. Mon modèle, c’était Gilles Caron : l’exemple par excellence du photographe qui rentrait d’une zone de guerre, qui passait par le Festival de Cannes avant de se rendre dans des meetings politiques. Cette culture du photojournalisme, héritée des années 1970, a longtemps été la mienne ; celle d’un photojournalisme à la française qui n’existe plus aujourd’hui, balayé par l’évolution numérique et les mutations de la presse écrite.
Nathan Réra : Cet héritage, tu le dois aussi à Benoît Gysembergh, le photographe de Paris Match. C’est à ses côtés que tu es arrivé pour la première fois au Rwanda, pendant l’opération Turquoise.
Christophe Calais : Oui, Benoît était dans la lignée de Gilles Caron ! Quand nous nous sommes rencontrés en 1994 au Rwanda, on pouvait encore passer une semaine sur le terrain pour accéder à l’information sans faire de photos. Aujourd’hui, il est très difficile de trouver des financements pour travailler sur la durée.

Christophe, pourquoi avoir choisi de quitter VSD en 1998 ?
Christophe Calais: Il y a d’abord une quête de sens. Je voulais que mes photos soient utiles. À mes débuts, je pensais que les images pouvaient changer les consciences. Progressivement, je me suis rendu compte que cette conception du photojournalisme était un leurre. Il me fallait trouver d’autres voies, d’autres passerelles. La presse magazine, qui est la voie royale pour les reporters-photographes, ne suffisait plus. Le livre m’est apparu comme un recours, même s’il est limité dans l’audience qu’il peut avoir. J’ai effectivement quitté VSD en 1998, mais aujourd’hui je suis encore photographe de presse. Mes revenus proviennent essentiellement de mon travail pour les magazines. J’ai des commandes qui m’amènent dans des pays proches du Rwanda, ce qui me laisse du temps pour y aller et poursuivre mon travail personnel. C’est un pays que je connais bien désormais, j’ai donc pu proposer des sujets pour la presse. Par exemple, pendant quatre ans, j’ai fait plusieurs sujets sur les femmes au Rwanda, pour le magazine Elle. Il y a deux ans, j’ai réalisé pour L’Équipe magazine un sujet sur le tour cycliste du Rwanda. La performance sportive m’intéressait moins que l’image du Rwanda contemporain qui en découle. C’était incroyable de venir photographier des coureurs cyclistes sur les routes que j’avais arpentées, chargées de déplacés, des années plus tôt ! Je viens récemment de réaliser pour Géo un portrait du Rwanda vingt ans après le génocide, où l’on montre notamment l’évolution du pays dans les domaines de l’économie, de l’éducation et du tourisme. Sans ce travail pour la presse, je n’aurais jamais pu sillonner le pays, voir ses évolutions politiques, économiques et sociales et acquérir suffisamment de recul pour apprécier la réalité des choses.

Nathan Réra, vous disiez précédemment que la découverte de Murambi marqua un moment clé dans l’œuvre photographique de Christophe Calais.
Nathan Réra : Lorsque Christophe est arrivé au Rwanda en juin 1994, il venait photographier un contexte médiatique : celui de l’opération Turquoise, où l’on parlait davantage de la guerre civile entre le FPR et les FAR(3) que du génocide des Tutsis… Puis il est parti, comme la majorité des journalistes, couvrir la catastrophe humanitaire à Goma. Son arrivée à Murambi, trois ans plus tard, fut un véritable choc. Plus de 40 000 cadavres – les victimes du génocide – étaient enterrés dans des fosses. La découverte du mémorial fin 1997 a entraîné chez lui une véritable prise de conscience. Le lieu était encore en chantier, les anthropologues légistes sortaient les cadavres de terre. La première réaction de Christophe a été de se dire qu’il ne pouvait pas photographier… Il a traversé les salles de classes où étaient étalés les corps, il les a enjambés, pour finalement ressortir sans avoir fait la moindre image. C’est sur le chemin retour vers Kigali qu’il a commencé à s’interroger sur son rôle de photographe. Les images du Cambodge et de la découverte des camps de concentration nazis lui sont revenues en mémoire. Il ne pouvait pas ne pas photographier Murambi. Il y est donc retourné et a réalisé un premier travail d’investigation photographique sur le mémorial. L’idée de Christophe n’était pas de « muséifier » la mémoire de Murambi, contrairement à d’autres photographes venus bien après lui. Il a tenté de saisir la vérité anthropologique de cet espace où les traces du génocide étaient encore visibles, et avec elles la douleur des rescapés. À son retour en France, Christophe a publié un premier livre tiré de cette expérience, Le Cri des morts, le silence des vivants(4), où ses photographies de 1994 sont totalement absentes. Comme pour conjurer l’aveuglement des premiers reportages.

Pourquoi avez-vous choisi une chronologie à rebours dans Un destin rwandais ?
Christophe Calais : L’idée est d’abord venue de l’éditeur. Toutes les légendes devaient être liées les unes aux autres, c’était le parti pris de départ. Cela permettait de raconter l’histoire sans perdre le lecteur.
Nathan Réra : Nous étions d’accord sur le fait qu’il ne fallait pas simplement reconstruire cette histoire, mais également la déconstruire, parce qu’elle avait été sujette à un certain nombre de contresens dans les médias. Lorsqu’Angelo a été découvert dans un charnier à Goma, la presse parlait de la catastrophe du choléra comme de la suite du « génocide rwandais ». Le Zaïre et le Rwanda, c’était la même chose ! L’identité de ce petit garçon importait peu… Ce qui comptait, c’était d’en faire une victime universelle de la barbarie des hommes. Construire Un destin rwandais sur cette matière d’images était périlleux. Qu’aurions-nous apporté de plus à l’histoire, si nous avions décidé de reprendre dans leur progression chronologique des icônes ressassées par les médias ? Remonter le fil des événements permettait de mettre au jour des zones d’ombres qui n’auraient peut-être jamais été révélées autrement. Mais notre rôle, à l’éditeur et à moi-même, s’est limité à susciter des questions.

Christophe, comment s’est passée votre collaboration avec Nathan Réra, qui signe le texte du livre ?
Christophe Calais: S’il n’y avait pas eu cette rencontre avec Nathan, ce livre aurait pu ne jamais se faire. Lorsque nous parlions d’Angelo, nous étions d’accord sur le fait que cette histoire souffrait de la présentation médiatique qu’elle avait connue, lourde de sous-entendus péjoratifs.
Nathan Réra: L’histoire d’Angelo, tu le dis souvent Christophe, était même « le service après-vente de l’opération Turquoise » ! Mais il faut préciser une chose : nous ne nous sommes pas rencontrés à cause de l’histoire d’Angelo… Alors que je venais de commencer ma thèse d’histoire de l’art en 2008, j’ai découvert le deuxième livre de Christophe, Rwanda, le pays hanté. Avec The Silence de Gilles Peress, il s’agit du premier travail photographique par l’intermédiaire duquel j’ai poussé la porte du Rwanda… J’ai sollicité Christophe pour un entretien autour de sa démarche. Cette interview était assez scolaire ; je n’en étais qu’au début de ma recherche, et Christophe lui-même avait encore beaucoup de mal à apporter des réponses à certaines questions… Mais notre dialogue ne s’est pas interrompu. J’éprouvais le besoin d’en savoir plus. En 2011, alors que le processus d’écriture de la thèse avait bien avancé, j’ai envoyé une nouvelle salve de questions à Christophe. Mais il n’a pas réussi à y répondre, car il était lui-même dans une profonde remise en question. Finalement, l’entretien est resté inabouti, et nous avons décidé qu’il ne devait pas apparaître dans ma thèse. Ce n’est qu’après ma soutenance que Christophe m’a sollicité pour écrire le texte d’Un destin rwandais.
Christophe Calais : D’une certaine manière, nous avions besoin l’un de l’autre : Nathan, pour avancer dans sa réflexion, et moi, parce que j’avais l’impression – à force de travailler sur le sujet depuis tellement longtemps – de tourner en rond. Nathan m’a offert un regard extérieur sur mon travail. Dans nos discussions, je cherchais des brèches, de nouvelles fenêtres sur des idées de photographies. Je voulais appréhender le Rwanda différemment, renouveler mon vocabulaire photographique. Il y a eu cette dynamique très saine de complémentarité. Aujourd’hui, je pense que l’on ne peut pas produire de conclusion sur le Rwanda. Il est même dangereux de prendre une position définitive, car l’histoire est encore en train de s’écrire. Il faut dépasser le simple stade des éloges ou de la critique. Je crois qu’en tant que photographe, ma responsabilité est engagée. Sous cet angle, nos conversations avec Nathan m’ont beaucoup aidé.

Selon vous Nathan Réra, quelles sont les évolutions majeures du travail photographique de Christophe à travers ses livres ?
Nathan Réra : Christophe est le seul photographe à avoir publié trois livres sur le Rwanda : Le Cri des morts, le silence des vivants (1998), Rwanda, le pays hanté (2006) et Un destin rwandais (2014). Le premier livre a été conçu comme un diptyque ; il relie les images de Murambi, extrêmement frontales, à des portraits de rescapés en noir et blanc accompagnés de témoignages. Rwanda, le pays hanté épouse un mouvement plus ample, puisqu’il embrasse dix ans de reportages au Rwanda. Néanmoins, il est aussi le livre où Christophe commence à déconstruire l’editing, à bouleverser la chronologie. Les images de 1994 ont été réintroduites, mais toute l’ossature du livre est bâtie sur une série de paysages flous sur les routes du Rwanda en avril 2004. Christophe photographiait pour la première fois de l’intérieur, non plus tourné vers l’information. Il tentait d’imaginer ce que les Tutsi avaient pu vivre dix ans plus tôt, tandis qu’ils essayaient d’échapper à la fureur des génocidaires. Un destin rwandais est encore différent. C’est un livre hors-norme, dans la mesure où il brasse vingt années d’images sur le Rwanda, vu à travers l’histoire singulière d’Angelo. Un destin rwandais est l’antithèse par excellence de son travail pour les magazines. C’est un récit photographique d’une vie, où le temps du photographe a fini par éclipser celui de l’actualité.

Va-t-il y avoir une suite à ce destin rwandais ?
Christophe Calais : Je ne sais pas si je pourrais continuer à faire des photos après ce livre. Je ne sais pas ce que je vais faire, je ne sais même pas si je vais retourner au Rwanda. Si un magazine me demande de repartir au mois d’avril pour couvrir les commémorations, je ne dirais sans doute pas non. Mais peut-être qu’à un moment donné, il faut justement savoir s’arrêter, refuser d’être dans la répétition pour se renouveler de l’intérieur.
Nathan Réra : La construction du livre est pour moi très éclairante : l’ouvrage commence par une course dans la nuit, et finit par cette même course… Une manière de signifier que l’histoire d’Angelo se prolonge par-delà le livre. Un destin rwandais n’est pas un point final sur le Rwanda, mais le lieu d’un perpétuel retour.

Anaïs Pachabezian

(1)Front patriotique Rwandais
(2) Editions du Chêne, janvier 2006
(3) Forces armées rwandaises
(4)BBK éeditions, 1998.
(5) Publiée aux Presses du réel cette année, sous le titre : Rwanda, entre crise morale et malaise esthétique. Les médias, la photographie et le cinéma à l’épreuve du génocide des Tutsi (1994-2014).
///Article N° : 12110

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Les images de l'article
Un destin rwandais
Angelo, 20 ans, a quitté sa famille et sa colline. Il vit désormais à Rwahi où il travaille comme bûcheron, transformant les arbres coupés en planches, pour un salaire de moins de 1 euro par jour. Rwahi, Rwanda, juillet 2007
© Christophe Calais
Un destin rwandais
Après un an de cauchemar, Angelo, 8 ans, retrouve son père, Léonard, qui dit avoir cherché son enfant disparu partout "où ses pieds pouvaient le porter". Goma, ex-Zaïre, juillet 1995
© Christophe Calais





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