Un festin de mots pour un Shungu-Monde

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Soeuf Elbadawi propose à des auteurs, rencontrés à Limoges en 2013, un projet littéraire autour du shungu, notion fondatrice de l’être comorien. SHUNGU Un festin de lettres, recueil récemment publié aux éditions Komedit, se présente comme la première étape d’un long travail. Une manière de réinterpréter le concept ensemble en littérature. Pour un shungu-monde, sans frontières.

Huit auteurs venant d’Afrique, des Amériques, d’Europe, réunis sur un principe de shungu : Julie Gilbert, Marie Fourquet, Marcelle Dubois, Marc-Antoine Cyr, Jean-Luc Raharimanana, Bibish Marie-Louise Mumbu, Papy Maurice Mbwiti et Soeuf Elbadawi. Ces auteurs s’expriment sur leur réel et sur le monde, à travers une scène de vie, un poème sur le monde, un billet d’humeur et une pensée libre. Chacun a offert quatre textes au projet. Le tout se présente comme la parole d’une fratrie en émergence.
Le shungu, notion complexe et fondatrice de l’être comorien, signifie, originellement, le partage autour d’un festin. Il s’organise sur les valeurs du vivre-ensemble, se fonde sur un système de dons et contre-dons. Des valeurs permettant à l’individu de se réaliser et de prétendre à une forme d’humanité dans la société (undru), selon l’anthropologue Damir Ben Ali : « Pour le Comorien, on ne naît pas homme, on le devient progressivement, en parcourant les étapes de la réalisation du shungu (1) ». L’humanité ne serait pas une chose donnée d’avance, elle s’obtiendrait par des actes posés dans le temps, ouvrant à l’intégration de l’individu dans une fratrie sociale. Le principe répond à cette «  volonté d’appartenir à une même fratrie » avec « obligation de réciprocité » dans la geste accomplie, selon Soeuf Elbadawi, chacun étant soumis aux mêmes codes régissant le partage.
Dans le cadre de ce shungu littéraire, initié à Limoges, lors de la 30ème édition des Francophonies en Limousin, les auteurs font œuvre commune. Un livre, SHUNGU Un festin de lettres, répondant, en tous points, à cette notion du partage et à cette idée d’appartenance à une même fratrie littéraire. De l’actualité à l’histoire, leurs textes se répondent en écho sur la misère humaine et l’indifférence instituée entre les individus, la mondialisation, la dépossession du territoire, l’exil et la place du poète dans un monde où tout s’étiole. La sensibilité et le vécu de chacun des acteurs du projet nourrissent la diversité du propos. Ainsi, ce shungu-monde laisse-t-il transparaître des différences notables entre les auteurs, selon leur espace géographique d’origine.
Fratrie littéraire, shungu-monde
Par une mise en abyme, les auteurs, rassemblés autour de ce shungu littéraire, parviennent à se construire un univers bien singulier, fait de toutes leurs histoires en partage. Dans La nostalgie de Mr. de Mon temps, Soeuf Elbadawi met le shungu en images. Le personnage évoque avec regret le temps passé, l’oubli, la fratrie perdue. Il évoque une convivialité passée, répondant à des règles de partage précises, générant de la cohésion dans le groupe :
« Un bal citoyen, avec des couleurs et des sons inoubliables. Tous avaient cotisé, à part égale. Tous avaient mangé, les mêmes morceaux de poulet, les mêmes brochettes au piment. Tous avaient dansé, au nom du quartier, et non au nom d’un seul. Shungu bo wandru« .
Bibish Mumbu montre pour sa part que le shungu peut aussi être l’endroit de la douleur en partage, face à une Histoire violente, faite de drames. Elle parle de « la solidarité des larmes versées« , là où Papy Maurice Mwiti entonne les mots d’une fable : « Il était une fois des tonnes de paroles crachées. Il était une fois des cris, des drames, des joies et des guerres « . Marc-Antoine Cyr emploie l’expression de «  fourberie planétaire » dans laquelle on tente « de relier des fils entre eux« . À l’entendre, la littérature est seule capable de reconnecter les mondes, les imaginaires : « C’est la littérature le lien seul de ma fourberie. Ma manière d’attacher ensemble les fils confus de l’époque. Et quand la littérature vient à manquer, il me faut en inventer encore« . Marie Fourquet reprend quant à elle l’idée de l' »utopie du cercle « (2), à travers laquelle des auteurs imaginent une poétique commune à partir de leur réel, sans en connaître la finalité, immédiate. Une seule certitude : «  Nous avons des textes à partager. C’est tout. C’est ce qui rend ce recueil aujourd’hui si singulier« .
Étrangers à nous-mêmes (3)
Un shungu littéraire, née des imaginaires de chacun, avec une pluralité de points de vue, sur des problématiques aussi graves que celui de l' »étranger ». Le monde actuel vit la question de la migration comme l’une des dynamiques de crispation sociale les plus exposées dans l’actualité. Les auteures suisses Julie Gilbert et Marie Fourquet posent un regard sur la figure de l’étranger, en se référant à des motifs issus de l’imaginaire occidental : « le loup« , « la meute« , «  la forêt« . Symbole de liberté, de peur, mais aussi d’engloutissement. L’étranger est ce rom incarnant une forme de liberté perdue : «  Les roms sont ce que nous avons oublié d’être/ Les roms sont ce que nous avons peur de redevenir« .
Marie Fourquet joue sur la métaphore filée entre le loup et l’étranger : « On parle du loup étranger […] Dans mon pays, il vaut mieux ne pas être un loup « . Elle montre que la peur de l’Autre entraîne le repli sur soi et l’exacerbation du chauvinisme. Marcelle Dubois prend l’exemple des jeux olympiques, lieu d’expression également du chauvinisme, pour interroger l’idée de nation, du drapeau et des frontières. Marc-Antoine Cyr parle de s’étrangiser, ce processus où l’individu tant à devenir étranger à lui-même. Le monde paraît offrir à tous des possibilités d’ouverture vers l’Autre, mais l’on reste fermé sur soi. Raharimanana raconte ainsi l’individu dans son exil, par l’autre versant, lorsque son image est construite sur des clichés :
« Toi qui me regardes ainsi, louvoyant ton regard dans cette rue que tu ne connais pas et que tu n’as pas à connaître ? Toi qui n’as jamais entendu parler de mon coin de rue ? Mon existence, l’as-tu apprise par hasard ou est-ce dû à un vieil oncle d’Afrique qui a fait colo ou coopé ? Ou peut-être que t’as vu CNN et que j’étais là contre le mur, la tête fracassée par l’envie de me foutre hors d’ici « .
Le congolais Papy Maurice Mbwiti décrit dans Visa, la situation absurde à laquelle l’étranger, venu du Sud, de l’Afrique, se confronte, en demandant son visa d’entrée au Nord, en Occident : « Un passeport valide s’il vous plaît ! Monsieur ce sont vos cheveux ?  » Le regard sur l’étranger paraît plus distancié pour l’Européen, alors que l’Africain vit cette étrangeté de l’intérieur.
Fenêtres sur les imaginaires de ce monde
Une trentaine de textes, et autant de questionnements, pour un si « petit » recueil. De la perception de l’Autre à l’intimité mondialisée, les auteurs dissertent sur un monde observable de chez soi dans une forme d’impuissance et d’inertie : «  Je viens d’un pays que l’on dit le plus pauvre du monde […] mon réel se passe dans un lit (4)« . Une guerre économique entre les plus riches et les plus pauvres, où la dépossession identitaire et territoriale n’est pas que l’apanage de ceux qui vivent dans les pays du Sud. « Je ne suis pas un terroriste, Je ne suis pas arabe, Je ne suis pas souverainiste, Je suis juste un cultivateur de navets » sont les mots d’un des personnages de la Québécoise Marcelle Dubois. La crise économique a plongé les producteurs dans une situation précaire, où ils doivent se battre contre un système pour garder leurs terres. Le personnage emploie des termes souvent associés à l’extrémisme par l’Occident pour souligner son désarroi.
Marc-Antoine Cyr, son compatriote, souligne ce paradoxe de l’ouverture sur le monde, permettant de créer une connexion entre soi et les autres, ou d’être une sorte d’isoloir. Il utilise l’image de la fenêtre : « les fenêtres devraient me donner l’impression de tout/ voir il me semble que ma vision se mure d’entraves« . Des entraves qui ne sont que l’expression d’une jungle urbaine, réifiant, animalisant l’individu. Julie Gilbert, elle, s’interroge sur le rôle et la place du poète, aujourd’hui, dans un monde saturé par le consumérisme : «  Il y aurait trop d’artistes. Mais jamais on entend dire qu’il y a trop de banquiers ou trop de yachts« . Soeuf Elbadawi se représente l’impuissance du poète face à la réalité : « les chasseurs de nuages comme moi n’ont plus assez de mots pour s’inviter sur un parterre de lune« . Pour Raharimanana, l’écriture est un geste de survie. Écrire pour ne pas sombrer dans un monde où tout reste « volatile ». L’actualité, l’indifférence, la violence : « Lampedusa, actu intermittent, au gré des vagues. Kwassa, kwassa, bof…Mayotte n’est pas Lampedusa« .
Entre espoir et profonde désolation, les auteurs de SHUNGU Festin de lettres ont mis en partage leurs mots, leur poésie, créant une fratrie littéraire, dont la vision du monde ne se soustrait pas à la complexité. Les auteurs ont l’air de vouloir poser un acte, appelant à une suite d’actions. L’initiateur de ce shungu littéraire parle d’une étape de travail d’une dynamique qui s’amorce. Il annonce notamment sa volonté de convier certains auteurs présents dans le livre à poursuivre l’échange depuis les Comores, pays où s’est forgé ce principe même de shungu. Dans la démarche ainsi entreprise, il y a comme la volonté de réinterroger une tradition de pays, afin de la mettre au service d’un dialogue pluriel entre les imaginaires de ce monde.

Fathate Hassane

(1)Ben Ali, Damir. « Anda ou Shungu : il plie et ne rompt pas » in Les Bruts du Muzdalifa House/ Carnet 1, 2015.
(2)Expression utilisée par Soeuf Elbadawi dans sa définition du shungu, in préface de SHUNGU Festin de lettres, Moroni : KomEdit, 2014.
(3)Nous empruntons ce titre à l’ouvrage de KRISTEVA, Julia. Etrangers à nous-mêmes. Paris : Folio, 1991
(4)Raharimanana. SHUNGU Festin de lettres. Op.cit., p. 75
SHUNGU Un festin de lettres, Komedit, 2015, 124 p.

Un lien sur l’utopie du shungu ici ///Article N° : 12938

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