Un festival sous attentat

Entretien d'Olivier Barlet avec Ibrahim Letaïef, directeur des Journées cinématographiques de Carthage

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Au lendemain de la cérémonie de clôture des Journées cinématographiques qui se sont déroulées du 21 au 28 novembre 2015, entretien avec son directeur Ibrahim Letaïef pour tirer un bilan d’un festival marqué par l’attentat meurtrier du 24 novembre où un kamikaze s’est fait sauter dans un car de la garde présidentielle, faisant 12 morts et de nombreux blessés. Cet attentat n’a pas empêché le festival de continuer, sachant que cette édition était marquée par de belles innovations et une excellente programmation qui fera l’objet d’articles à venir.

Cette édition des JCC a été marquée par l’attentat intervenu à quelques centaines de mètres du centre du festival. Comment avez-vous géré cette situation exceptionnelle et pris la décision de continuer le festival ?
Je ne sais pas comment : rien n’était préparé pour pareil cas ! On va pouvoir rentrer dans le Guiness book des festivals s’étant déroulés durant un couvre-feu ! Je voulais que, tout en continuant de travailler avec la Fédération tunisienne des ciné-clubs comme à chaque édition, l’équipe artistique présente les films pour qu’elle assume ses choix, notamment sur des œuvres sujettes à polémique comme Much Loved de Nabil Ayouch. Je m’apprêtais à présenter Les Frontières du ciel de Farès Naanaa quand nous avons entendu l’explosion. Les réseaux sociaux fonctionnant immédiatement, tout le monde était vite au courant. Il fallait faire sortir par les portes de secours la salle comble qui terminait de voir Out of the ordinary de Daoued Abdel Sayed, un auteur très prisé aux JCC, et être agent de sécurité avec l’équipe pour faire entrer ceux qui voulaient quand même voir le film de Farès Naanaa. Certains sont partis mais 700 à 800 personnes sont restées, donc tout l’orchestre. La présentation est devenue le chant de l’hymne national et des slogans contre le terrorisme. Après le film, je suis rentré à l’hôtel Africa où les festivaliers étaient rassemblés dans le hall. Je n’avais aucune indication du ministère. J’ai réuni l’équipe et annoncé que nous poursuivions le festival. Applaudissements, soulagement général : c’était assez magique, un vrai court métrage ! J’ai attendu la confirmation du ministère de la Culture qui n’est venue que le soir, mais c’est comme ça que cela s’est passé.
Qu’est-ce qui passe dans la tête en pareilles circonstances ?
J’étais conscient du risque : la Tunisie a traversé plusieurs attentats. Lorsque la Tunisie était un Etat policier, la sécurité était assurée, mais aujourd’hui, tout rassemblement comporte une incertitude. Il est clair que ce n’était pas une décision facile et je n’ai plus dormi depuis ! Mais ce sont les médias qui ont imposé la situation au gouvernement : instaurer l’état d’urgence et le couvre-feu alors qu’un festival très populaire se déroule en centre-ville était contradictoire. Tout le monde était forcé de maintenir le festival, mais c’est ici que la décision a été prise.
La décision du courage.
Il fallait être courageux pour les invités qui ont accepté de rester. Je comprends les départs et ceux qui ne viennent pas : on a tous des proches, des enfants. Mais j’étais encouragé par ceux qui sont restés.
Voici donc malgré tout un festival réussi pour sa première édition en année impaire. Le festival pourra-t-il continuer sur ce rythme annuel ?
Tout est question de productions : on a pu le faire cette année car les films étaient là. On a fait un travail de fourmi, en allant à la pêche des films avec toute l’équipe. J’ai longtemps vécu les JCC de l’extérieur ou l’intérieur. Le volet artistique n’a pas toujours été à la hauteur. Il y eut des éditions où l’on prenait les catalogues des autres festivals ou les films soutenus par la Francophonie. Il fallait revenir aux fondamentaux des JCC. Pourra-t-on maintenir cette qualité artistique ? Cela dépendra des productions disponibles. Cette année a vu une nouvelle sélection des « premières œuvres », fictions et documentaires, qui permettait de montrer des films inattendus : c’était un test. Le public est au rendez-vous et c’est à nous d’assurer la qualité. C’est la seule crainte et il nous faut travailler dès lundi pour repérer les films en postproduction, faire le tour des festivals…
L’affiche du festival associait Tahar Cheriaa et Sembène Ousmane : ce retour aux sources a-t-il pu se concrétiser dans la sélection ?
Dans la mesure du possible, mais la presse locale n’a malheureusement pas suivi : les films n’ont pas été traités à égalité. C’est un des points faibles de cette année, mais l’annulation des séances de presse et des points presse des réalisateurs du fait de la nécessité de décaler vers la journée les séances du soir en raison du couvre-feu a faussé les choses. Les questions sécuritaires sont devenues centrales avec l’attentat et j’ai passé ma vie au ministère de l’Intérieur pour organiser la garde rapprochée des invités car chaque hôte marquant avait une garde personnelle. On faisait la visite des salles de cinéma une heure avant la projection pour s’assurer qu’aucun colis suspect n’était présent : il me fallait encadrer ce travail au détriment de ma charge de directeur !
Le festival représente un gros budget : le ministère va-t-il suivre chaque année ?
Cette édition était un test : le point de départ était inférieur au budget de 2014 d’environ 20 %. La décision d’annualité a été prise après la fixation du budget de l’Etat, mais la possibilité de disposer de la logistique étatique nous a permis d’avoir un budget supérieur et d’acheter des films, car les festivals doivent aussi acheter les films pour qu’ils ne leur filent pas sous le nez. Dans les pays où il y a une industrie du cinéma comme l’Afrique du Sud, il faut payer. Nous avons heureusement eu un solide soutien des sponsors, mais il faut que ce festival reste public et national. Nous savons maintenant de quel budget nous avons besoin, ce qui va nous permettre de négocier avec le ministère sur des bases précises.
L’affluence impressionnante du public est un argument de poids !
Oui, absolument. On a fait une étude pour positionner le festival et drainer des sponsors. Il faut en passer par le marketing mais c’est pour que le festival puisse avoir l’ampleur nécessaire. Cela a bien marché cette année et on espère poursuivre ainsi.
Il n’y a pas de bureau permanent du festival et vous avez-vous-même été nommé en mai dernier, soit cinq mois pour préparer le festival. Le Fespaco, lui, a son équipe permanente et un grand bâtiment !
Cette année, nous avons eu aussi un bâtiment ! Nous avons été hébergés par le Centre national de la cinématographie, nouvellement créé, qui va organiser le festival. Financièrement, on est rattachés à une entreprise publique à caractère commercial et industriel, ce qui facilite le déblocage des fonds. Mais on n’a pas encore de bureau permanent. Je dois en parler avec la ministre prochainement. Je suis moi-même nommé pour un an, donc cette édition, prolongeable pour deux ans. L’équipe a été entièrement renouvelée en dehors des services de logistique transport etc. assurés par le ministère, et elle est capable de reprendre le relais. Mais je reste persuadé que le directeur doit avant tout être directeur artistique : l’enjeu est de relever artistiquement le festival. J’espère que cette presse qui est venue pour Much Loved et en raison de l’attentat pourra se rendre compte de l’importance d’un festival arabe et africain dans un pays soumis aux menaces terroristes.
Comment vous partagez-vous les rôles au sein de l’équipe artistique ? Et quels sont les critères ?
J’ai choisi de jeunes réalisateurs et cinéphiles ayant un background dans les ciné-clubs. Je me suis occupé des longs métrages avec Sami Tlili (qui a réalisé Maudit soit le phosphate), tandis que Fatma Cherif, réalisatrice de documentaires, s’est occupée des documentaires, que Lamia Guiga Belkaied (une professeur qui enseigne l’analyse de films) s’est occupée de ciné-promesses et que Youssef Chebbi, jeune réalisateur, a pris en charge les courts métrages. Nous avons chacun fait une présélection et nous nous sommes réunis quatre jours dans un hôtel après avoir vu les films des uns et des autres.
Attendez-vous que les films vous soient proposés ou bien allez-vous les chercher ?
Il en arrive un certain nombre, 700 films cette année, mais ce sont surtout des courts métrages, peu de documentaires. On est beaucoup allé chercher les films. Pour les films arabes, c’est un peu la guerre entre Abu Dhabi et nous en raison de la proximité temporelle. On arrive à convaincre par notre sérieux, et puis nous voulions asseoir la plateforme du cinquantenaire anniversaire de 2016 et ainsi avoir les grands réalisateurs qui ont fait ce festival, comme Souleymane Cissé ou Merzak Allouache, en tenant compte aussi de la dimension africaine.
N’est-il pas difficile aujourd’hui de construire une sélection alors qu’on observe la rareté des films d’auteur venant d’Afrique noire ?
C’est effectivement difficile pour l’Afrique subsaharienne. Le problème actuel est la production, même en Afrique du Sud où une partie des films affiche une tendance hollywoodienne plutôt qu’un ancrage africain.
Une des grandes forces des JCC avant la révolution était d’être un lieu de débat, et donc un lieu de résistance. Puis les débats ont été organisés le lendemain, sans succès public. Et l’on voit cette année peu de débats. Quelle est aujourd’hui la politique du festival à ce niveau ?
On voulait revenir au débat public juste après le film et ajouter une conférence de presse pour chaque film de la compétition, ce qui correspondait à une demande des réalisateurs. Mais l’attentat nous a bouleversé le programme dès le mardi, donc presqu’au début du festival ! C’est en tout cas notre volonté.
Comment le festival se positionne-t-il sur le développement d’un marché du film, vieux projet inabouti ? Le Fespaco peine à donner une importance au sien, Louxor voudrait en créer un qui soit l’interface entre le monde arabe et l’Afrique…
Je crois qu’il faut un vrai marché, qu’il soit ici ou ailleurs. Il peut se passer en marge du festival mais ce n’est pas au festival de l’organiser. On a fait un marché du film tunisien cette année : on a fait venir des acheteurs et l’organisation des producteurs a disposé d’une salle à cet effet aux frais du festival, mais là encore, l’attentat a tout chamboulé. Il est vrai qu’un festival annuel sans marché aura du mal à tenir : les films doivent circuler après le festival. Avec un bureau permanent des JCC, on pourra suivre cette idée de façon continue, car c’est une idée lancée puis abandonnée, et ainsi de suite. Il y a aujourd’hui plein de télévisions privées un peu partout qui ont besoin de contenus. Le marché est nécessaire mais il ne faut peut-être pas multiplier les marchés en Afrique, avec l’enjeu de réunir les diversités linguistiques africaines. Il faut en tout cas que le marché soit organisé par les professionnels, sous l’égide du festival, en tant qu’entité indépendante autofinancée. Notre travail à nous est de sélectionner des films, non de les vendre.
Lors de notre entretien l’année dernière, Dora Bouchoucha indiquait ne pas pouvoir défendre les films qu’elle produisait en tant que directrice des JCC, étant de fait juge et parti : rencontrez-vous en tant que producteur la même difficulté ?
Je ne produis plus, je réalise. Je continue seulement à aider, donner des conseils, faire des plans de financement. J’ai un projet en cours, qui est financé et que je vais tourner. C’est très important de diriger les JCC : je serais heureux d’aboutir à un projet. Diriger une session, c’est peu. On réfléchit. On a commencé par une étude de positionnement. On a vu que la charte graphique changeait tous les deux ans, alors que la communication est très importante. On a vu les fruits immédiats d’une communication en 2.0 sur internet. On a limité l’impression du catalogue car l’application pour smartphones a très bien fonctionné. Il faut maintenir ces moyens. Je suis fier du retour aux fondamentaux, notamment la section de la première œuvre ou la section ciné-promesses qui a révélé beaucoup de talents. Je peux sacrifier mon film un an ou deux pour continuer cet engagement. J’ai géré une équipe incontrôlable car elle était tellement libre d’esprit, révolutionnaire : il fallait que je m’adapte et ça s’est très bien passé. Je ne peux pas trahir cette équipe : il faut l’installer sur la durée, je peux ensuite passer la main à un jeune.
Un des buts des bourses Takmil était, outre d’aider les films en finition, d’avoir ces films en première aux JCC. Cela fonctionne-t-il ?
Cela ne fonctionnait pas mais je vais être ferme ! Il y a eu beaucoup d’argent dans Takmil cette année. Je vais envoyer les contrats pour avoir l’avant-première arabe et africaine en Tunisie. Ils ne seront pas forcément en compétition officielle mais ce sera normal de les accompagner. Les sommes qu’on offre sont confortables, et je vais être ferme à ce niveau.
La décentralisation du festival a-t-elle bien fonctionné ?
Oui, très bien : on est passés de six à douze villes, et cela a donné des mini-JCC sur place, avec des réalisateurs, masterclass et hommages, et des films qui étaient en compétition. En termes de chiffres, d’après les retombées que j’ai, on avait atteint les objectifs au bout de trois jours en termes de billetterie. C’est tout à fait normal : les gens sont assoiffés de culture et d’image. On s’attendait à cet engouement.

///Article N° : 13346

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Les images de l'article
De gauche à droite, le jury long métrage (Leila Chahid, Oussama Faouzi, Anissa Barrak, Newton Aduaka, Abel Jafri), ainsi qu'Ibrahim Letaïef, la ministre de la Culture Mme Latifa Lakhdar Ghoul, et Nouredine Saïl, président du jury.
Ouverture des JCC : discours d'Ibrahim Letaïef © cette photo et ci-dessous : Olivier Barlet
Après l'attentat, dans la salle du Colisée, le public se lève pour chanter l'hymne national.
L'avenue Bourguiba à 21 h (couvre-feu)
L'avenue Bourguiba à 21 h (couvre-feu)
Clôture du festival : le public brandit des drapeaux tunisiens
Les cinéastes primés
Le théâtre municipal à la cérémonie de clôture
Après l'attentat, le public a continué à affluer, ici en attendant de pouvoir entrer dans la salle du Colisée.





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