« Un film soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses »

Entretien d'Olivier Barlet avec Yousry Nasrallah

à propos de Après la bataille, Cannes 2012
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Le film est en compétition officielle du Festival de Cannes, quel est votre sentiment ?
Je suis bien sûr très content. Cela fait longtemps que je fréquente Cannes : Vol d’été avait été à la Quinzaine des Réalisateurs en 1987, La Porte du soleil était en sélection officielle hors compétition en 2004, 18 jours de même en 2011. La compétition officielle, c’est donc plutôt bien après vingt ans !
C’est aussi une reconnaissance internationale pour un film égyptien.
Il y a souvent eu des films égyptiens à Cannes, à commencer par Youssef Chahine ou Salah Abu Seyf. Le cinéma égyptien est un grand cinéma mais il y a quelque chose d’assez décisif. Quand un film dégage une liberté, aussi bien formelle que sur le sujet, il arrive à faire le pas. Quand il y a trop de contraintes, qu’on sent une envie de parler et qu’elle est étouffée, on apprécie le film mais ça reste limité. Le message envoyé au cinéma égyptien est à cet égard très fort car Après la bataille est un film fait dans cette entière liberté, sans censure et permis de la police, avec des gens qui avaient cette envie de liberté.
Cette liberté, c’est de construire votre histoire peu à peu, en parallèle avec la grande Histoire qui se déroule dans le pays.
Tout à fait. C’était ça la règle : avant la Révolution, j’avais signé un contrat pour un film, le casting était fait, on était prêts à tourner et la Révolution est arrivée. Ce qui préoccupait les acteurs, c’était ce qui se passait dans le pays ! Je ne pouvais pas tourner dans ces conditions. Il m’a semblé qu’on pouvait alimenter la fiction du film avec cette préoccupation de ce qui se passe à l’extérieur. J’ai donc proposé aux comédiens et à mes producteurs cinq pages, une petite histoire, basée sur le fait qu’une amie qui s’occupe de la protection des animaux m’avait raconté que les animaux de Nazlet El-Samman, près des pyramides, étaient en train de mourir de faim car trop chers à nourrir. Les chameliers vendaient leurs chameaux comme viande aux abattoirs. J’étais persuadé que ceux qui avaient attaqué la Place Tahrir durant la fameuse journée des chameaux étaient armés, mais mon ami Bassem Samra, le comédien principal du film et qui habite ce quartier, m’a assuré que ce n’était pas le cas. J’ai donc attentivement regardé les films sur Youtube et vu qu’il n’y avait pas d’armes. Je me suis dit que si cette image était tellement médiatisée, c’est qu’elle en cachait une autre, et je savais laquelle : on faisait porter à des illettrés et des ignorants la contre-révolution. Alors que la contre-révolution, ce sont au contraire des gens parfaitement lettrés et très armés !
Comme le personnage de Haj Abdallah dans le film ?
Pas seulement. Pas que lui. Lorsque le film se termine, c’est l’armée qu’on voit. Cette médiatisation des cavaliers et chameliers était là pour qu’on ne parle pas d’eux. C’était la question qu’on se posait : qui était derrière tout ça ? C’est ce questionnement qui est au cœur du film, et c’est pour ça qu’on n’avait pas de scénario. On a réécrit les choses avec les habitants du quartier et les comédiens pour filmer l’Histoire au présent.
Cette liberté est dans la manière de tourner mais aussi dans votre façon d’insérer des documents et archives au sein de la fiction, et dans l’hybridité des modes de tournages.
Oui, il a du 35 mm, du numérique HD, des petites caméras, des morceaux de télé piqués sur Youtube…
Cela doit poser des problèmes d’étalonnage terribles !
Pas du tout ! Parce que je ne voulais pas le cacher. Cela fait partie du style du film.
On voit effectivement les différences d’éclairage et de grain de l’image.
Oui, c’est voulu.
Et en même temps, vous avez mis les comédiens en situation Place Tahrir.
Oui, mais je n’en ai pas abusé car le film se situe hors de l’euphorie de la Place Tahrir, dans la vraie vie, où les structures familiales sont gravement secouées.
Le film joue autour d’une confrontation entre le personnage de Reem qui représente un milieu aisé et qui a sa vision des choses sur la Révolution et qui découvre un milieu populaire ambigu dans son positionnement dans ces événements. On a l’impression que votre problème principal est de sortir de cette dualité et de cette opposition.
Dans un premier temps, c’était ça, mais le film est plus complexe. Je le soupçonnais avant mais c’est en le faisant que la complexité du rapport entre les classes s’est éclairée. On parle d’une révolution sans classes : sur la Place Tahrir, il n’y avait ni riches, ni pauvres, ni musulmans, ni chrétiens, ni Nubiens, ni Bédouins, etc. On était tous Égyptiens, avec le sentiment d’une citoyenneté euphorisante. Ce qui nous unissait était la chute de Moubarak. Les clivages sont revenus après. Reem a la nostalgie de la Place Tahrir : le sentiment de faire partie du peuple égyptien et la chute des barrières. Elle se cherche une place tandis que Mahmoud et sa famille cherchent à se reconstruire une dignité. Ils parviennent à leur rêve mais de façon tordue et douloureuse. Ce n’est pas un film qui caresse dans le sens du poil. Il y a une énorme part d’hypocrisie chez tous les personnages, une façon de ne pas vouloir voir les choses en face.
Reem est effectivement bourrée d’illusions.
Oui. Et Mahmoud qui voudrait que ses enfants vivent mieux et accéder à la dignité doit se poser les vrais problèmes, et voir sa responsabilité personnelle dans ce qui est arrivé. Reem qui dit vouloir franchir les barrières de classe a un sacré boulot à faire ! Le plus simple est d’avoir une relation amoureuse, mais quand ça ne marche pas, que fait-on ?
Le film commence avec une réunion de féministes et Reem va être confrontée à une autre culture, la femme de Mahmoud, Fatma, lui proposant même de partager son mari !
Oui, car il y a un côté très pragmatique chez Fatma. Après sa rencontre avec Mahmoud, Reem, malgré son discours, a envie de fuir la réalité populaire, de retrouver son ex-mari. Elle désespère très vite et ne vient que parce qu’on l’appelle. Pour Fatma, c’est une affaire : elle veut que son mari retravaille et que ses enfants aillent à l’école. Et elle demande à Reem : « est-ce qu’il faut une révolution pour ça ? » Eh bien oui ! Il en faut une ! Je crois qu’aucun des personnages n’est prêt à assumer qu’il faut une révolution. Mais cela devient une évidence.
N’est-ce pas une façon de rappeler que la révolution est un long processus, qui dépasse bien les événements de la Place Tahrir ?
Certainement. Ce serait pompeux de poursuivre là-dessus, mais des tabous sont tombés, sur l’armée et sur les islamistes. C’est une énorme pas en avant, mais c’est très compliqué et dur.
Il fallait faire le choix de la fiction pour travailler ce sujet dans l’intime des personnages ?
Le documentaire peut aller très loin, mais je suis quelqu’un qui aime faire de la fiction ! Les intellectuels et les cinéastes se sont imposé une sorte de tabou pour attendre les résultats de la révolution avant de faire de la fiction. Je n’ai jamais fait un film à froid. Tous mes films parlent d’individus qui ne veulent pas se faire écraser par la société ou par les grands sujets, qui ne veulent pas être victimes de l’Histoire, qui veulent se libérer. C’est ce qui arrive maintenant : tout ce que j’essaye de traiter depuis vingt ans arrive, les gens se posent les questions qui me tracassent depuis vingt ans. Et c’est là où je devrais attendre ? Le film est différent sur le fond et même sur le style. C’est un film à moi, qui me ressemble et qui ressemble aux gens avec qui je travaille. Je ne sais pas si le documentaire ou la fiction sont mieux adaptés : c’est moi qui suis plus à l’aise avec la fiction.
C’est ce que vous aviez fait avec le court Intérieur/extérieur de 18 jours.
Oui, et la problématique se posait déjà de la même façon ! Il n’y avait pas d’hésitation. La question était de savoir comment construire la fiction. En amont, cela aurait été prétentieux ! Cela ne pouvait être qu’au fur et à mesure. Un film soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses.
Cela suppose des producteurs, des acteurs et une équipe qui suivent car cela veut dire pour ce film six mois de tournage.
Oui, et à ma stupéfaction, cela a commencé par le producteur égyptien, qui a fourni 70 % du financement, et qui m’a donné carte blanche. Et du côté français, même chose. Je crois qu’ils croyaient davantage à la Révolution qu’à mon talent, mais ils en ont eu pour leur compte ! (rires) Mes films prouvent qu’on peut me faire confiance, mais le plus ahurissant, c’était l’équipe et les comédiens. Le cinéma est en crise et la Révolution n’a pas arrangé les choses. Je crois que s’ils ont eu cette patience et cette passion, c’était par amour du cinéma, par envie de faire du cinéma plutôt que des séries télé ou de la pub ! On est des gens de cinéma et on fait du cinéma !
On vous voit dans Microphone d’Ahmad Abdalla : on sent que vous vous inscrivez dans cette mouvance portée par les jeunes…
Portée par les cinéastes !
Les jeunes cinéastes, alors !
Vieux, morts, vivants, les cinéastes ! On aime le cinéma, on n’a pas envie de le voir mourir, on n’a pas envie que des islamistes ou des militaires nous disent ce qui est bien ou mal, ou si c’est un péché. On est là et on va faire des films.
Vous étiez dans une commission de développement du cinéma et des festivals. Où en est-on ?
C’était avec l’ambition d’impliquer un nouvel État et un nouvel ordre de société dans la création et l’industrie cinématographique. Mais comme le dit Haj Abdallah dans le film, tout restera comme avant, sans Hosni Moubarak. Cela prendra du temps.
Cette commission est-elle encore en place ?
Oui, mais je l’ai quittée après les événements du 9 octobre 2011 à Maspero où une manifestation a été brutalement attaquée par l’armée et des civils armés. Ce n’est pas un État avec lequel j’ai envie de travailler, ça le cautionnerait. Ce n’est pas de l’arrogance, mais le sentiment d’avoir à faire avec des gens qui friment. C’est du pipeau. Il n’y a pas une vraie volonté de vouloir changer les structures en place. Ce qui changera, c’est de faire des films.

///Article N° : 10846

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