Un gamin « rue de la joie »

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Une chronique du voyage au pays de l’écrivain camerounais Marcel Zang, qui avait commencé avec ses démêlées bancaires pour aller en urgence assister aux funérailles de sa mère (cf. [article n°11445])

Cela faisait quarante ans que je n’avais pas remis les pieds au Cameroun, mon pays natal ; j’y suis de retour depuis un mois à l’occasion des obsèques de ma mère, après celles de mon père. Et si j’y suis revenu, c’est que je suis le fils aîné – et c’est pas rien, comme ne l’est pas cette merveilleuse et étrange sensation d’évoluer dans un paysage de fiction, où se rencontrent et se la racontent deux histoires, celles du connu et de l’inconnu, de l’identité et de la différence. Et je me sens tellement captivé par cette fiction – cet autre côté – que je voudrais la voir s’éterniser. Mais je tremble et ne me fais guère d’illusion, nul ne peut arrêter le temps qui donne jour à la nuit. Il n’existe qu’un seul commencement, et la première fois ne revient jamais.
En attendant j’ai passé deux jours dans notre village, à Nyabibété, situé à un jet de pierre de Zoétéle (« L’éléphant debout »), non loin de la frontière avec le Gabon où vit une communauté de Pygmées, m’a-t-on dit. J’ai été accueilli et fêté comme un roi. Je me suis recueilli devant la tombe de mon père, de mon arrière-grand-père le tout-puissant Zang Ebah, de mes chers petits frères Richard et Jean-Michel, et aussi devant celle de mon grand-père « papa Philippe » – grand chasseur devant l’Éternel – qui me rapportait du singe que me servait ma grand-mère « maman Esther » au petit-déjeuner. J’en ai gardé un doux souvenir. Faut dire que c’était succulent en diable, à s’arracher les doigts. Ils sont tous deux morts aujourd’hui. Et me promenant au milieu de la forêt, au rythme du bikutsi, ça m’est revenu si fortement que les paysans m’ont promis de me recevoir à ma prochaine visite avec du singe tout frais. J’ai hâte de goûter à cette « madeleine ». Aussi c’est à reculons que j’ai quitté le village pour la ville. Seule ombre au tableau, c’est le penchant que ces paysans – jeunes et moins jeunes – manifestent pour une eau-de-vie à base de vin de palme, le fameux « Odontol », appelée aussi arki, ha’a ou encore Africa gin, qui cause de sérieux dégâts et leur tient lieu de rêves.
« Rue de la joie » dans le quartier d’Essos à Yaoundé où nous habitons, notre salle de bain donne sur une arrière-cour en terre battue, veinée de cordes à linge. Quand il ne pleut pas- et en ce moment c’est la petite saison des pluies qui va par à-coups vers sa fin – la cour est baignée d’une lumière éclatante et d’une chaleur lourde. L’air y fait office de vapeur, de séchoir et de fer à repasser ; pas étonnant que le linge y sèche en moins d’un quart d’heure, le temps de tailler nonchalamment une bavette avec le voisin ou la voisine ou encore avec l’un de ces nombreux marchands ambulants qui s’égrènent le long de la rue principale, devant la véranda, au milieu d’une noria furieuse de taxis jaunes surchargés (rarement moins de quatre clients derrière et trois devant avec le chauffeur). Là c’est des fruits, des mangues, des ananas ou des bananes – qui attirent bien sûr quelques mouches et les lézards qui affûtent leur langue du coin de l’œil en faisant des pompes, prêts à se détendre comme l’éclair. Ici, les lézards, les grenouilles et les escargots sont des espèces protégées ; ce serait d’ailleurs un sacrilège d’en manger, une horreur et une idée impensable, une pratique de barbares. Pour seconder les lézards, il y a aussi le chasse-mouches, qui ne sert pas qu’à chasser les mouches, nul ne l’ignore, mais qui contient aussi des vertus apaisantes, à l’égal d’un petit verre de cognac en fin de repas, surtout quand vient s’y mêler un petit vent doux venu des collines environnantes.
Pendant ce temps, à l’arrière, les voisins en profitent pour suspendre tout naturellement leur linge. C’est pourtant notre cour. Pas que ça me choque vraiment, juste une histoire de droit et de principe. Ma remarque ne provoque qu’un haussement d’épaules suivi d’un sourire : c’est comme ça ici, me répond-on. Qu’à cela ne tienne ! Je sais m’adapter.
De la fenêtre de ma salle de bains, je les vois ; je vois les voisins dans notre cour se servir de nos cordes à linge, sans scrupule, tranquillement. Et leur linge flotte, progresse, envahit l’espace comme une araignée, et tout cela sous mon nez, tranquillement. Là c’est une femme et son gamin de deux ans. La femme est enroulée dans un pagne qui lui ceint la taille, et ses seins d’un noir rosé débordent de son soutien-gorge comme des ballons ; de temps à autre, d’une secousse de la paume elle remet les choses en place, puis sa croupe puissante se déhanche jusqu’à la bassine pour pêcher un autre vêtement. J’attrape les seaux d’eau que m’apporte la jeune bonne. Je la tiens à distance ; depuis mon arrivée elle ne cesse de me jeter ces regards coulants qui n’annoncent rien de bon. Elle est certes jolie, et moi je me sais un fort appétit ; mais je n’ai aucun goût pour les amours ancillaires, de plus elle n’a qu’une vingtaine d’années et moi j’ai largement entamé la cinquantaine. Rien de bon à tirer de tout cela, d’autant qu’elles ne recherchent qu’une chose : venir en France, leur obsession commune. Bref, les seaux d’eau me suffisent pour l’heure. C’est le problème ici, le manque d’eau ; les robinets sont secs les trois-quarts du temps, pour ne pas dire toujours, c’est ainsi dans la plupart des quartiers populaires, faut s’y faire. Alors l’on se rabat sur l’eau de pluie ou la vente d’eau à la pompe non loin. Et pour boire, mieux vaut s’en tenir à l’eau minérale – c’est la marque « Tangui » qui règne – une à deux bouteilles par personne et par jour, 400 Fcfa la bouteille, sinon on est bon pour une gastro d’enfer, j’en sais quelque chose.
Je jette à nouveau un œil par la fenêtre. La femme et le gamin sont toujours là, avec le paquet de linge qui n’en finit pas de sortir des doigts. Mais voici que le gamin aperçoit ma tête. Sa main part aussitôt à la recherche d’un bout de pagne, attrape sa mère, puis me regarde fixement, comme fasciné. Nous nous observons ; il a l’air intrigué, perplexe, presque effrayé, la bouche ouverte. Il se détourne un instant pour bien vérifier la présence de sa mère, puis se remet à me fouiller du regard. Alors je prends le gant de toilette mouillé, le savonne, puis me débarbouille le visage. Ça mousse, cependant que je manifeste mon mécontentement par des mimiques appropriées. Je vois les traits du gamin se détendre et son visage rayonner ; et plus je frotte vigoureusement, plus il semble heureux, presqu’en extase. Il se met soudain à sourire, quitte sa mère et se met à sautiller en rond tout en me jetant par moments des regards moqueurs. De toute évidence mon visage grimaçant sous le frottement de l’eau savonneuse lui rappelle quelque chose de rassurant. Je me rince le visage et lui fais un petit salut de la main ; il se fige un instant, m’observe l’air moins guilleret, me renvoie finalement un salut de ses petits doigts, puis reprend ses cabrioles. Sa mère a fini d’étendre le linge. Elle ignore tout de cette rencontre. Elle cale les bassines vides sur une hanche, le gamin sur l’autre hanche, puis s’éloigne vers l’entrée de leur habitation telle un voilier. Le gamin a le regard tourné vers moi. Je lui fais un dernier signe de la main. Il ne répond pas, les pensées sans doute déjà ailleurs ou, jeu cessant et méfiance revenue, il se demande où peut bien se trouver ma mère à moi, car quelqu’un qui prend un bain et se fait savonner a forcément une mère. Comment lui dire qu’exister ou jouer – ce qui revient au même – c’est perdre, accepter de perdre.
Mes dernières années sont écrites, c’est clair.

Yaoundé, le 25 avril 2013///Article N° : 11476

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Les images de l'article
Marcel Zang © Yves Monteil Bohème Photographie





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