Un homme sans l’Occident

De Raymond Depardon

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Deux hommes et un enfant crèvent de soif dans le désert. Les hommes tuent la gazelle pour donner les dernières gouttes à l’enfant. Lorsque les secours arrivent, il vit encore près du cadavre de son père et de son oncle. 20 ans après, Alifa, cet enfant de nomades, deviendra chasseur puis guerrier s’opposant au colonisateur français.
Depardon n’eut pas les moyens de tourner le grand récit épique de ce destin singulier inspiré du récit, « Sahara, un homme sans l’Occident », écrit par un officier de l’armée coloniale française, Diego Brosset (Editions L’Harmattan). Il dût se contenter de moyens simples dans un milieu hostile qu’il connaît bien : le désert. Et choisit donc l’épure, des images muettes en noir et blanc. Fidèle à son style reconnaissable entre tous, il filme comme il photographie : des images toujours fixes qui s’animeront éventuellement du mouvement des êtres qui traversent le champ, ou du flottement des tissus dans le vent, ce terrible vent d’harmattan qui rend nombre de scènes surréalistes et participe de l’atmosphère semi-mystique que dégage le film. Seules quelques scènes étonnantes, comme la chasse des animaux du désert poussés comme des poissons dans des filets puis leur dépeçage, ont des relents ethnographiques. Le reste est davantage témoignage d’une relation à l’environnement, méditation sur les éléments, comme ces visages travaillés regardant au loin tandis que le vent anime leurs vêtements.
La volonté esthétique est omniprésente, les cadrages jouant avec les lignes des dunes et les verticales des corps. Sable, vent, traces de pas, peaux noires sur sable clair, effets de gris… Si les chameaux sont bien sûr là, les ingrédients ne sont pas ceux de l’exotisme rassurant : ni palmier, ni lumière drue du soleil ou calme du soir. Mais au milieu, chacun pose pour la photo : les images sont si construites qu’elles deviennent esthétisantes, créent la distance. Chaque plan a la durée de son effet. En alignant ainsi des tableaux signés, Depardon en arrive à créer un sentiment de lassitude face à un désert pourtant magnifique, balayé par le vent ou vibrant de contrastes. Et quand un regard rencontre la caméra, soulignant la mise en situation, c’est fatal.
Dans un choix esthétique si éloigné du cinéma, les rares scènes de combat ne peuvent convaincre. Mais un récit se déroule, un destin s’affirme. C’est pourtant moins lui qui tient l’attention que l’aspect énigmatique de l’image muette et posée. Sans cesse, Depardon essaye de redresser le sens, avec son commentaire donnant soit la pédagogie de l’image, soit les réflexions de l’officier colonial. Soumission, confiance, traîtrise : les ficelles du récit colonial sont là, alignant les clichés de l’époque (« Son ascendance guerrière ravivait son courage »). Tout se passe ainsi comme si Raymond Depardon reprenait à son compte le regard psychologisant de Brosset qui attribue allègrement à l’Autre des caractères et réactions issus en fait de sa propre pensée. C’est-à-dire en lui reniant son altérité alors même que son projet est de la mettre en exergue.
Un soir sur France 2, au « Cercle de minuit » de Laure Adler, Depardon s’était violemment emporté lorsque des cinéastes africains (et non des moindres : le Mauritanien Abderrahmane Sissako et le Malien Adama Drabo) prenaient distance avec le regard développé dans son précédent long métrage tourné sur le Continent, « Afriques, comment ça va avec la douleur ? » Ses mots avaient été rudes et sans nuance, déniant la qualité de leur propre travail. Le voilà qui nous montre dans « Un homme sans l’Occident » combien son propre regard peut à nouveau épouser la position coloniale.

2002, fiction, 1 h 45, noir et blanc, 35 mm,1,85, dolby digital, avec Ali Hamit. Prod. Palmeraie et désert (01 40 83 05 55, [email protected]). Sortie France le 15 janvier 2003.///Article N° : 2736

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Les images de l'article
© Raymond Depardon/Magnum photos
© Raymond Depardon/Magnum photos





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