Les éditeurs qui osent la poésie se font bien rares, surtout lorsqu’il s’agit de publier de jeunes auteurs, africains de surcroît. Explication engagée de la co-directrice de la collection Poètes des cinq continents des Editions L’Harmattan.
Parmi les textes que nous recevons pour la collection Poètes des cinq continents (5 à 600 par an environ), il est important de souligner que nombre d’entre eux évoquent principalement, viscéralement devrait-on dire, les conflits qui se trouvent au cur de leurs pays : troubles et assassinats en Algérie, guerres au Rwanda, au Congo etc. – tous animés par une quête d’une plus grande liberté de parole et de démocratie. C’est donc bien que la langue poétique demeure un véhicule idéal de contestation et de dénonciation avant même d’être une recherche esthétique de la langue, du rythme et de l’image.
Parce que choisir l’expression poétique n’est pas le fruit du hasard, mais bien un choix, un engagement singulier qui s’inscrit comme acte face à la société de consommation, dans la transcendance des mots. De même que la philosophie, la poésie a un pouvoir de résistance et demeure l’une des voies d’accès à l’essence même des choses, positionnant le lecteur, le public dans la permanence du questionnement. Dès lors, » en temps de détresse « , elle s’avère nécessaire (De l’utilité de la poésie…), unique moyen de se détacher des horreurs du réel en prenant appui sur lui. Peu de poètes y parviennent.
Si l’on examine ne serait-ce que quelques-uns des titres de la collection, l’on entreverra cette dualité : Le Sang des collines (guerre au Rwanda), Requiem pour un pays assassiné, Le Tombeau transparent (guerre au Congo) relatent des événements précis, concrets, mais ceci étant posé, » ce pays « , rarement nommé d’ailleurs, pourrait tout aussi bien être » un pays « , le pays, car l’acte poétique tend à une certaine universalité. Sur ce réel, les poètes bâtissent leur voie de renaissance, d’espoir, L’Aube d’un autre jour, des Fragments de lumière par petites touches, et, poursuivent, obstinément ce Rêve coriace. Les poètes se veulent penseurs et porteurs de notre monde en devenir. C’est pourquoi la poésie s’inscrit tant dans un temps de l’immédiateté et de l’événementiel que dans un temps plus diffus, universel.
Nous avons pris le parti de publier ces belles voix (une quarantaine de titres par an, 250 à ce jour) qui participent, dans la richesse de leurs provenances géographiques et de leurs cris poétiques, de ce mouvement perpétuel tourné vers un devenir, pour une poésie en marche, en acte. Ce fantastique flux poétique des cinq continents où la langue se colore, se conquiert différemment, acquiert par sa diversité un caractère unique.
Ceci dit, à regarder de près les textes publiés, force est de constater que le poète » se fait » bien souvent hors des frontières de son pays d’origine et cela est d’autant plus flagrant pour les poètes d’Afrique noire que nous publions. Pour sans doute bien des raisons, économiques, sociales (d’alphabétisation), politiques et culturelles (peu de publications en langues nationales par exemple) où le passé colonial a sa part de responsabilité, la poésie écrite passe principalement par la langue française et reste ainsi réservée à une certaine élite. La poésie demeure bel et bien clandestine (même si en Afrique la tradition de l’oralité permet la résurgence de l’engouement poétique des foules) ; et nous avons le même état des lieux en Europe.
Hors de cette société de consommation, minorée voire méprisée car considérée comme non productive directement de biens – question qui pourrait se poser pour l’art en général – la poésie se charge néanmoins de force et de pouvoir, car si le poème n’était que bouffonnerie, petit joyau bien ciselé sans portée, sans danger, comment expliquer que l’on ait enfermé et que l’on emprisonne encore aujourd’hui des poètes, parfois pour quelques poèmes ?
Peut-on croire en la poésie ? Plus que jamais !
Que peut-elle ? Ella nous donne à réfléchir sur nous-mêmes, nous éclaire, lorsque nous avons cessé les questionnements. Elle nous laisse voir que ce ne sont pas les marchés, les événements qui portent, engloutissent l’humanité, mais que ce sont bien les hommes qui créent ces marchés, ces événements, font et » défont » les guerres.
Elle nous apprend aussi l’humilité.
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