Cet article de mémoire rend compte de la compagnie de théâtre Les Griots dans le Paris d’après-guerre par l’un de ses acteurs, qui fut ensuite aussi un grand cinéaste ivoirien, honoré lors des 50 ans des Journées cinématographiques de Carthage en novembre 2016.
Aussi loin que je puisse me situer dans le temps, je ne crois pas qu’il y ait eu un théâtre « nègre » à Paris, à l’instar du « Bal nègre » que nos aînés ont connu et des revues de music hall de Joséphine Baker ; comme à New-York où existait un théâtre afro-américain. Il y avait, certes, des silhouettes de nègres dans certaines pièces de théâtre ou de films, mais à ma connaissance, ce fut surtout Habib Benglia, de son vrai nom Bengali, un Sarakolé du Mali, le Soudan français de cette époque, qui débarqua à Paris et s’intégra dans le monde du théâtre. Il joua dans de nombreuses pièces et de quelques films français de la fin du cinéma muet et du début du parlant. Il joue l’employé des Bains-Turcs dans le célèbre film de Marcel Carné Les Enfants du Paradis (1945). D’une manière générale, la présence du nègre dans les spectacles de la scène ne se limitait qu’à des rôles de silhouettes ou de figuration.
Un mot sur la petite histoire de la vie de Benglia. Il était obsédé par le personnage d’Othello et pensait interpréter ce rôle. Il voulait être le successeur d’Ira Aldridge, ce comédien noir du milieu du 19e siècle qui fut célébré dans toutes les cours royales d’Europe et couvert de gloire. Il passait pour l’interprète d’Othello jamais égalé de son époque et le shakespearien le plus achevé. Car, en dehors d’Othello, il avait interprété Macbeth, le Roi Lear, etc. Pour ce rôle, Théophile Gautier avait écrit que le propre fils du personnage de Lear, sous la couche de maquillage, aurait vu un Blanc, son père. C’est à ce personnage mythique que Benglia voulait ressembler. Malheureusement pour lui, ce n’est pas Benglia qui fut choisi pour tenir le rôle d’Othello quand la pièce fut produite en France, mais un comédien blanc, grimé. Il en a souffert durant toute sa vie.
Je débarque à Marseille le 19 septembre 1956 du paquebot « le Banfora » qui effectuait son dernier voyage avant d’être mis au rebut.
C’était aussi la journée d’ouverture du premier Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris, organisé par Présence africaine, mais c’est le 20 septembre que j’arrive dans la capitale française. Des amis me conduisent aussitôt à la Sorbonne où se tenait cette manifestation. C’est là que je rencontre, au cours des jours qui suivent, trois jeunes personnes aussi amoureuses de théâtre que moi : Ababacar Samb Makharam du Sénégal, Toto Bissainthe d’Haïti et Sarah Maldoror de la Guadeloupe. Ce fut le départ d’une longue, grande et fructueuse amitié.
Nous nous retrouvons souvent au siège de Présence africaine qui était situé dans le 12e arrondissement au n°17 de la rue Chaligny. Nous assistons aux manifestations qu’elle organisait. Nous étions, en quelque sorte, les pupilles d’Alioune Diop, le directeur. Ayant très peu d’expérience en art dramatique, nous suivons des cours dans des établissements privés. Moi je m’étais inscrit au Cours Simon, une des vieilles écoles privées de Paris.
Néanmoins, nous décidâmes de nous présenter au concours d’entrée au Centre d’apprentissage d’art dramatique de la rue Blanche, une école publique destinée à la préparation de l’entrée des candidats au Conservatoire national de théâtre, vivier des futurs pensionnaires de la prestigieuse Comédie Française. Notre intention n’était pas de nous présenter au conservatoire, mais d’acquérir les notions de base de la tenue de scène du théâtre classique français (gestuelle, diction, etc.). Pour notre bonheur, nous fûmes tous les quatre reçus à cette compétition qui était une épreuve très convoitée. Nous étions les premiers élèves noirs à entrer dans cet établissement. C’est à partir de notre expérience, jugée sans doute positive, qu’il accueillera, par la suite, des générations d’élèves comédiens d’Afrique et des Antilles.
Au Centre, les matinées étaient consacrées aux cours donnés par les professeurs ; les après-midis étaient destinées aux répétitions, aux travaux de groupe ou individuels. Notre but n’étant pas le Conservatoire, nous demandions à la direction de nous permettre de développer notre personnalité en travaillant sur des pièces modernes qui ne figuraient pas dans le programme de l’école. À la suite de notre requête, nous fûmes autorisés à nous absenter du centre deux après-midis par semaine à condition de ne pas être impliqués dans des exercices obligatoires.
La pièce sur laquelle nous portâmes notre choix fut : Huis clos de Jean-Paul Sartre. Pourquoi cette pièce ? Pour la simple raison qu’elle comportait quatre personnages et que nous étions quatre, indépendamment de l’amour que nous avions pour cet auteur célèbre.
Nos répétitions se tenaient au foyer des étudiants de la France Outre-Mer dans le 5e arrondissement à l’impasse Chartière avec l’accord verbal de la gérante qui était une amie de Sarah Maldoror. Un professeur de la Sorbonne, monsieur Antonetti, s’était proposé pour conduire nos séances de travail ; se joignit à nous, Robert Liensol, un Guadeloupéen.
C’est à partir de ce moment que nous décidâmes de nous constituer en compagnie de théâtre. Sarah Maldoror fut la première présidente de cette troupe à laquelle nous donnions la désignation Les Griots. Je succédais à Sarah puis ce fut Robert Liensol qui la conduira jusqu’à sa disparition.
Le paysage culturel de la ville de Paris d’après-guerre était teinté de présence noire : d’abord par l’introduction du jazz des G.I afro-américains, ensuite par les tournées de la troupe de ballet de l’afro-américaine Katherine Dunham et aussi par l’apparition de la troupe de ballet Fodéba Keïta qui deviendra plus tard le Ballet national de la République de Guinée.
Mais sur le plan théâtral, il n’y avait pas, à ma connaissance, de compagnie de théâtre. Il y avait certes des comédiens noirs qui jouaient dans des pièces ou des films, mais de troupe constituée, il n’y en avait pas. Des groupes se formaient pour monter une pièce mais s’évanouissaient après une courte carrière.
On peut citer, dans ce chapitre madame Darling Légitimus, épouse d’un Caribéen musicien qui formait un orchestre avec ses enfants et possédait un bar-restaurant, dans le 15e arrondissement, La Savane je crois, où on pouvait déguster des spécialités antillaises et danser sur l’air de la rumba. Darling Légitimus joua dans plusieurs pièces et films, comme Le Salaire de la peur, d’Henri-Georges Clouzot (1953). Il y avait aussi Sofiane Cissé, un Sénégalais qui était le chouchou de Sacha Guitry, grand metteur en scène qui marqua le théâtre et le cinéma français de cette époque. Il était, si je peux me le permettre, la « mascotte » de Sacha Guitry. On le voit dans la super production du grand maître : Si Versailles m’était conté (1954) où il interprète le rôle de Louis Aniaba, notre compatriote qui vécu dans la cour du roi de France, Louis XIV. Il y avait aussi Doudou Babet qui se fit remarquer dans le film réalisé par Christian Jaque sur un scénario d’Henri-Georges Clouzot, Si tous les gars du monde (1955).
Mais l’évènement qui marqua cette époque (1954-1955) fut la pièce de théâtre Negro spiritual d’Yves Jamiaque, entièrement interprétée au théâtre des Noctambules par des comédiens noirs et qui eut un grand succès. Le monde de la scène n’était pas loin de penser qu’un théâtre noir permanent était sur le point de voir le jour. Mais l’illusion se dissipa très vite.
Tout se déroulait bien pour nos répétitions à l’impasse Chartière jusqu’au jour où le président du foyer, un compatriote que je ne connaissais pas, monsieur Bénié Nioupin, au cours d’une de ses visites de contrôle, fut surpris de notre présence. Outré que cela soit fait sans sa permission, il posa brutalement cette question : « Que faites-vous ici ? » Nous ne savions pas qui il était et Samb, qui n’avait pas la langue dans la poche, rétorqua aussitôt : « Et vous, que faites-vous ici ? ». Monsieur Bénié, rendu furieux, nous mis proprement à la porte du foyer. Peu après, faisant fi de son titre et de son âge, il viendra me présenter ses excuses pour son comportement motivé par l’insolence de mon collègue Samb.
Il nous fallait trouver un autre point de chute pour nos répétitions. Nous le trouvâmes, quelque temps après, au théâtre du Foyer de l’École de médecine à la rue du faubourg Saint-Jacques en face de l’Hôpital Cochin et c’est là que nous donnerons notre première représentation.
Le public de cette première représentation comprenait Alioune Diop, le personnel de Présence Africaine et leurs amis : c’était plutôt des sympathisants qui venaient soutenir nos efforts et nous encourager sans une attente particulière sur la qualité de notre spectacle. Nous étions tout de même heureux de voir des personnalités du monde de la culture se déplacer pour venir nous voir. Il y avait, parmi eux, mon vénéré aîné, Bernard Dadié. En plus, nous avions une recette, pas importante, mais une recette. Notre joie fut de courte durée car l’agent de la société des droits d’auteurs était là pour nous sanctionner de n’avoir pas sollicité une autorisation. Le spectacle était donc illégal et la recette revenait de droit à la société des droits d’auteurs. C’est, le cur meurtri que nous vîmes partir notre recette, contre un reçu.
Après Huis clos nous montâmes Don Juan de Molière, L’Ombre de la ravine de Synge John Millington et des récitals de poésie composés de poèmes d’auteurs noirs tirés de l’anthologie de la poésie noire publiée par Présence Africaine et préfacée par J.P. Sartre. Ce fut la période de notre rencontre avec l’homme de théâtre, acteur, metteur en scène de grande valeur et atypique Roger Blin, avec qui nous eûmes une des plus fructueuses collaborations. Il n’a pas cessé de nous épauler pendant toute l’existence de la compagnie Les Griots.
Voulant donner un caractère varié à nos spectacles, nous fîmes appel à Douta Seck, qui était un chantre de l’opéra lyrique. Ces programmes comprenaient des poèmes en première partie et l’interprétation de Douta Seck en seconde partie. C’est aussi la période où la compagnie s’agrandit avec l’arrivée de nouvelles personnes, notamment celle de Louis Vertu, du Tchad, la Camerounaise Lydia Ewandé et d’autres encore.
Notre errance à travers Paris nous conduisit successivement dans des foyers d’étudiants pour nos séances de répétitions. Nous donnions des représentations dans des centres d’accueil de retraités, des foyers de la jeunesse. Nous fûmes souvent sollicités pour animer des manifestations d’associations caritatives. C’était le temps de la bohême, nos représentations n’étaient pas payantes, c’est tout juste si nous recevions le prix du transport quand le spectacle se tenait hors de Paris avec une collation après notre prestation, l’occasion pour nous de nous entretenir avec nos hôtes. Mais nous étions heureux parce que nous avions l’espoir et croyions à notre avenir.
C’est alors que Michel Vitold, homme de théâtre, acteur et metteur en scène, lança une audition de comédiens noirs pour monter Papa Bon Dieu de Louis Sapin, inspiré de la vie de Father Divine aux États-Unis. En dehors des éléments de la compagnie, d’autres comédiens firent partie de la distribution parmi lesquels l’écrivain camerounais Ferdinand Oyono, le couple Amadou Cissoko – Apsita Fradet. C’était un spectacle entièrement interprété par des comédiens noirs au théâtre de l’Alliance française. Malheureusement, il n’atteignit pas le succès escompté. Il resta à l’affiche pendant trois mois. Nous reprîmes nos séances de travail avec Roger Blin. Nous donnions des représentations dans des centres d’accueil de retraités, des maisons de jeunes ; nous avons participé à un concours de théâtre universitaire à Évreux, en France et un autre à Parme en Italie.
Arriva le jour où Roger Blin tomba sur la pièce de Jean Genet Les Nègres. C’est une farce bouffonne à la psychologie élaborée. Au départ, en dehors de Roger Blin qui l’adorait, elle nous rebuta ; mais en l’examinant plus profondément, nous fûmes captivés par la hauteur de cette pièce et la beauté du texte. La distribution comprenait, outre les éléments de la compagnie, des comédiens indépendants parmi lesquels Bachir Touré, Darling Légitimus, Théo Légitimus, Gisèle Baka et Edée Fortin. Les représentations étaient au théâtre Lutèce et ce fut un grand succès. La compagnie Les Griots entrait par la grande porte dans le monde du théâtre professionnel.
Nous étions encore grisées par ce succès et cette promotion qu’Aimé Césaire nous apporta la pièce que nous attendions de lui de longue date, Le Roi Christophe. Notre joie était sans borne et nous nous mîmes au travail. Roger Blin a une particularité spécifique : pour s’imprégner d’une pièce, il prend le temps nécessaire pour la décortiquer et l’analyser. Cela se traduit par de longues séances de lecture générale où chaque acteur passe d’un rôle à un autre. Et cela prend beaucoup de temps avant qu’il ne se décide à attribuer les rôles et passer au travail de mise en scène. Nous nous acharnons sur cette pièce et voyons déjà le succès qui allait encore frapper à la porte de la compagnie. C’était vendre la peau de l’ours sans l’avoir tué ! En effet, la nouvelle tomba sur nous comme un couperet : Césaire venait de donner l’autorisation de monter sa pièce à Jean-Marie Serreau. Ce fut la consternation et la colère. Comment Césaire pouvait nous faire une telle chose ? Et comment Serreau, qui savait bien que Blin travaillait sur cette pièce, aillait quérir une autorisation ? Mais en examinant de près la situation, il apparaît que cela provenait d’un malentendu, un fâcheux malentendu. Césaire après avoir envoyé sa pièce à Blin, fût certainement déçu de n’avoir pas eu la moindre réaction de celui-ci et en avait déduit que la pièce ne l’intéressait pas. Aussi, quand Serreau se présenta à lui, il lui donna son autorisation. De l’autre côté, Blin prenait tout son temps pour peaufiner son travail et pouvoir présenter à Césaire un produit de qualité.
Serreau, pour monter la pièce, sollicita la collaboration des membres de la compagnie. Certains refusèrent et d’autres acceptèrent d’y participer. Ce fut la première fissure qu’enregistraient Les Griots et qui évoquait les prémices du démantèlement de la compagnie. Serreau monta la pièce et la première eut lieu au théâtre Sorano de Dakar lors du Festival des Arts nègres en 1966. Elle obtint un succès énorme à Dakar et en France avec Douta Seck qui campait magistralement le personnage du Roi Christophe.
Serreau, sur cette lancée, se préparait pour une nouvelle pièce, Béatrice du Congo de notre compatriote Bernard Dadié. Elle sera présentée au Festival d’Avignon en séance de lecture. Malheureusement, Serreau ne réalisera pas son projet, car il sera happé par la mort.
Quant à Roger Blin, il monta une autre pièce de Jean Genet, Les Paravents, cette-fois avec des acteurs français et magrébins. Elle sera présentée à la prestigieuse salle Odéon de la Comédie Française, auréolée d’un grand succès.
La compagnie Les Griots ne sera plus qu’une boîte postale pour les producteurs de films et les metteurs en scène de théâtre en quête de comédiens noirs. Elle ne sera présente que par des prestations individuelles. En tant que compagnie, elle n’aura plus d’actions notables malgré les efforts constants de Robert Liensol pour la maintenir en vie. De nouvelles troupes naissaient et puis, après un ou deux spectacles, s’évanouissaient. Une nouvelle génération arriva avec des noms comme Doura Mané, Cheick Doukouré, Sijiri Bakaba, Isaac de Bankolé, Sotigui Kouyaté et d’autres encore.
La collectivité noire, sur le territoire français généralement et particulièrement à Paris, n’était plus, comme par le passé, composée d’une communauté antillaise et d’étudiants africains mais, agrandie par la venue de nombreux travailleurs, dont certaines familles résidaient avec leurs enfants et petits enfants nés sur le sol français. Cette population constituait ainsi une composante de la démographie française.
La télévision française prenait de plus en plus d’importance et ouvrit ses portes aux gens de couleurs. Les comédiens noirs faisaient désormais partie de cette diversité culturelle qui caractérise la ville de Paris et l’heure n’était plus à l’existence d’un théâtre nègre. N’a-t-on pas vu à l’affiche de la Comédie Française la pièce d’Aimé Césaire Le Roi Christophe avec des interprètes français (blancs) comme elle l’aurait fait pour une pièce de Shakespeare ou de Tchekhov ? Les temps avaient réellement changé.
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