Une affaire de nègres

D'Osvalde Lewat

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On dit des Africains qu’ils ne sont pas prêts pour la démocratie, alors je m’interroge : ont-ils jamais été prêts pour la dictature ?
Wole Soyinka

« Je travaillais à ce moment-là pour le journal de l’Etat. Est-ce cela qui a provoqué mon incrédulité, voire mon indifférence ? » C’est à ce niveau qu’Osvalde Lewat situe son enquête sur les exactions commises par le « commandement opérationnel », une unité spéciale mise en place par le chef de l’Etat pour réprimer en 2000-2001 le banditisme qui se développait dans la région côtière de Douala. Une force étatique va ainsi tuer de sang froid, sans autre forme de procès, un millier de personnes victimes de vulgaires délations. Au-delà de son travail approfondi de mémoire sur une affaire classée, le film se fait ainsi interrogation personnelle sur le rôle de chacun pour soutenir la démocratie, et notamment celui de la presse. Nécessaire travail de conscience personnelle, il l’est tout autant pour le pays.
Osvalde Lewat multiplie les témoins mais s’appuie aussi sur la dramaturgie que lui offre les cérémonies de deuil. On enterre symboliquement un bananier à la place d’un enfant disparu depuis quatre ans. Les faits ne seront clairs qu’au fur et à mesure des témoignages, à la faveur de l’alternance classique d’interviews et de plans de respiration permettant un commentaire.
« C’est un couteau qui tu remues dans la plaie. Il faudrait faire éclater la vérité. Tout le monde semble avoir oublié. » Les familles restent sans nouvelle, sans corps à enterrer pour pouvoir faire le deuil, sans soutien. « Tant que c’est une affaire de nègres, les gens n’en ont rien à faire », dit un avocat des droits de l’homme. Et pourtant : une police tue un millier de personnes sans procès et en profite pour piller et extorquer de l’argent aux familles sans être inquiétée. « Les forces de l’ordre au Cameroun ont pour mission essentielle d’opprimer le peuple pour qu’il ait peur, poursuit-il. On peut organiser des élections frauduleuses : il ne dira rien. »
Effrayant, un ancien de ces escadrons de la mort témoigne sans détours d’exécutions à bout portant des personnes arrêtées sans jugement. Une section d’alerte gardait en cellule et une section tirait et balançait dans le fossé. « On frappait comme on nous le demandait ». De terribles photos de corps ensanglantés passent en silence.
Le rôle de la presse sera déterminant : le gouvernement est informé, de même que la population. Mais les manifestations de l’opposition sont réprimées. Ces marches du dimanche alerteront quand même l’opinion internationale. L’Union européenne et l’ONU réagissent, si bien que le gouvernement démantèle le commandement opérationnel.
Dénoncés comme voleurs par une voisine jalouse qui avait prétendu qu’ils avaient pris sa bouteille de gaz et trucidés sans jugement, les « 9 de Bepanda » seront l’objet d’une polémique nationale. Une parodie de procès relaxe les militaires sans déclencher de protestations majeures. « Pour le Camerounais, mieux vaut vivre à genoux que de mourir debout », commente un homme politique.
Osvalde enfonce le clou : le commandant opérationnel a été souhaité par les populations, un numéro vert permettait de dénoncer son voisin ou sa famille. Elle reprend le dispositif qui avait fait le succès de S 21, la machine de mort khmère rouge de Rithy Pahn : le tortionnaire rejoue les opérations de ratissage dans la nuit.
Ainsi le Cameroun se révèle-t-il un pays où une telle affaire ne soulève pas de crise politique majeure et où le courage d’un avocat est de se battre pour le respect du droit au risque de sa vie et de celle de sa famille. « Chez nous, on ne démissionne pas, souligne Osvalde Lewat, on ne connaît pas la sanction des urnes. La seule sanction est celle du Prince, non celle du Peuple. Comment dès lors ne pas comprendre l’impunité malgré les exactions ? » Dès lors, Une affaire de nègres se fait tribunal de la « démocratie tropicalisée », de l’absence d’indignation, de contrepoids, d’opposition sans compromission. Une situation à l’ivoirienne ou à la congolaise est à craindre en l’absence d’institutions acceptées par tous. « Le politique a bon dos, réagit un journaliste : c’est une société toute entière qui doit accorder de l’importance à ce qui partout est essentiel, la vie et la dignité humaine ».
Ne sortez pas de la salle dès les premiers panneaux du générique : Osvalde Lewat demande encore aux gens dans la rue s’ils souhaitent un retour du commandement opérationnel. Leur réponse est terrible, qui donne tout son sens à ce film.

///Article N° : 6849

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