Une enfance juive en Méditerranée musulmane

Leïla Sebbar (sous la direction de)

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Pas moins de trente-quatre auteurs rassemblent leurs souvenirs d’enfance passée au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Égypte, au Liban ou en Turquie, entre les années 1940 et 1965. Tous issus de familles juives, ils posent un regard sur ce passé révolu, ce « pays natal quitté perdu » selon Leïla Sebbar et pourtant qualifié par Anny Dayan Rosenman de « film en couleurs » (137). Leïla Sebbar, elle-même originaire d’Algérie, coutumière des ouvrages collectifs sur l’enfance (Une enfance d’ailleurs, Belfond 1993, Une enfance algérienne, Gallimard 1997, Une enfance outremer, Seuil 2001), en dirigeant l’entreprise, a orienté les analyses sur l’identité, l’exil et la place des langues. Les contributeurs entreprennent donc des anamnèses selon ces axes, situant leur famille dans le paysage social maghrébin colonial et post-indépendant, rappelant leur trajectoire individuelle, les traces des cultures toutes au pluriel et tentant une analyse distanciée et apaisée de ce temps lointain et fondamental. L’ordre des textes étant alphabétique par nom d’auteur, les récits passent sans cesse d’un pays à l’autre, si bien que les situations particulières et nationales ne ressortent guère sauf à relever les superpositions (deux textes sur Marrakech) ou les manques (aucun texte sur la Libye alors que Kamal Ben Hameda vient d’évoquer la vie des juifs de ce pays dans La compagnie des Tripolitaines, Tunis, Elyzad, 2011). À propos des origines de ces communautés, Daniel Mesguich rappelle l’ancienneté de leur présence : « pour la plupart, ils étaient là, avec les Berbères, quelque sept cents ans avant Jésus-Christ, bien avant la conquête de l’Algérie par les Arabes ou les Turcs » (237) tandis que Nicole Serfaty parle de « 2 000 ans de promiscuité entre Berbères et Juifs » (280) et que Guy Sitbon désigne les « deux communautés indigènes » les musulmans et les juifs qui « depuis la nuit des temps » faisaient face aux « étrangers chrétiens » mais « jamais avec le sentiment que nous appartenions au même ensemble » à Monastir en Tunisie (300 et 305). Tobie Nathan rappelle que les juifs d’Égypte y sont depuis Moïse (264) tandis que Ralph Toledano à Casablanca et Rosie Pinhas-Delpuech à Istanbul descendent de juifs séfarades chassés d’Espagne au XVe siècle par les rois catholiques (320 et 273).
Tous soulignent la séparation des communautés : Patrick Chemla à Bône évoque « les frontières invisibles » (90), Nicole Serfaty reprend l’adjectif à propos de son village marocain où « une distance invisible nous a de tout temps séparés de nos voisins musulmans » (283) et Daniel Sibony à Marrakech analyse le « mépris » et « la passion négative » mêlés à des « gestes conviviaux » de la part des musulmans (291). Car si les liens existaient dans les affaires, au bain ou à l’école ils « s’arrêtaient au seuil des maisons. C’était ainsi » (101) rappelle Alice Chekri à propos de l’Algérie. Lucette Heller-Goldenberg, qui a grandi à Marrakech, résume ainsi la situation de « cloisonnement redoutable » : « aucune passerelle n’existait entre la médina des musulmans, le mellah des juifs et la ville nouvelle des Européens, qui formaient les trois cercles de l’enfer de Dante » (186). Ils évoquent bien sûr, chacun à sa manière, la famille, la maison, le quartier juif, l’école rabinique pour ceux issus de familles pratiquantes, les fêtes, les plats de circonstances, la juxtaposition des langues (français, espagnol, arabe dialectal, hébreu, selon les familles et les lieux). La langue française est qualifiée par Alice Chekri, qui vécut à Alger, de « langue opératoire du commerce et des relations » (99).
L’école française paraît alors souvent considérée comme le lieu d’ouverture : « Étanche aux considérations extérieures, l’école primaire Lavigerie se concentrait sur le mérite des élèves », dit Line Meller-Saïd à propos de Blida (221). Presque tous insistent sur une appartenance communautaire plurielle, « ce sentiment trouble d’appartenance sans une complète adhésion, un peu comme s’il y avait toujours eu du jeu, un écart dans l’ajustement identitaire » (195) dit Ida Kummer sur Tunis. Cette question de l’identité est celle, présente, des écrivains adultes face à leur enfance. Ils la creusent en s’appuyant sur des anecdotes et des images puisées en ce temps où le vécu primait sur la conceptualisation. Ainsi, Line Meller-Saïd analyse la révolte qui l’a envahie le jour où elle fut traitée de Fatma, nom de sa bonne, par une Française (217), Lucien Elia évoque les injures dont les couvraient leurs propriétaires sunnites à Beyrouth (147).
Les auteurs évoquent le départ de ces lieux, pour Paris souvent puisque l’entreprise éditoriale a été menée en France (on aurait aimé entendre des voix d’Israël et d’Amérique). Cette traversée de la Méditerranée, « mer intérieure » selon Daniel Mesguich (234) fut parfois désirée (« renaître en français et en France » dit Rosie Pinhas-Delpuech qui a grandi à Istanbul, 277), parfois contrainte et dramatique dans l’Algérie de 1962 (Patrick Chemla parle de « la déchirure de l’exil » et de « départ forcé apparenté à une fuite », 89), parfois clandestine dans le Maroc de 1956 solidaire des pays arabes contre Israël (Nicole Serfaty emploie le terme d' »évasion », 282). Ami Bouganim souligne la force de cette coupure : « je suis restée de là-bas. Le prix de l’émigration serait un cocon de chenille qui n’aurait pas donné de papillon » (75).
Cet ouvrage passionnant vaut tous les discours théoriques et idéologiques sur le Proche-Orient, le racisme, le communautarisme, les identités, la tolérance et tant d’autres sujets débattus par les idéologues et les utopistes qui ne les vivent pas dans leur chair. Concert de voix sans valeur statistique et sans prétention argumentative, il fait exister des points de vue ignorés, effacés ou recouverts par d’autres. Il explique aussi les engagements que plusieurs de ces contributeurs continuent de suivre dans la société française contemporaine qui les accueillit voici cinquante ans. Bien plus que des récits d’enfance, ce concert de voix délivre de la vision idéalisée d’un passé maghrébin multiculturel et permet de comprendre en partie l’état actuel de ce qui est désigné par « Méditerranée musulmane ». On l’aura compris, cet ouvrage est aussi émouvant que stimulant, aussi facile d’accès que complexe dans les sujets abordés. Chacun le découvrira avec curiosité, bonheur, stupéfaction, parfois honte de ne partager qu’aujourd’hui ces fardeaux portés depuis si longtemps dans la discrétion.

Leïla Sebbar (sous la direction de), Une enfance juive en Méditerranée musulmane, St-Pourçain sur Sioule, Bleu autour, 2012.21 mai 2012///Article N° : 10784

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