Une feuille dans le vent, de Jean-Marie Teno

Les séquelles de la violence et du silence

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Un proverbe peul dit qu’un enfant sans mémoire ne chiera jamais dur. Ernestine, la femme qui se livre à l’écran, est comme la feuille d’un arbre sans racines, une feuille dans le vent. Cette femme est cet enfant sans mémoire. Elle est pourtant la fille d’Ernest Ouandié, un héros de l’indépendance camerounaise, un combattant de la liberté, fusillé en 1971 à Bafoussam, qui avait succédé à Félix-Roland Moumié à la mort de ce dernier en tant que président de l’Union des populations du Cameroun (UPC), mouvement de libération nationale fondé en 1948 et dont Ruben Um Nyobe aura été le secrétaire général jusqu’à son assassinat par l’armée française en 1958.
L’assemblée nationale camerounaise a attribué en 1991 à Nyobe, Moumié et Ouandié le statut de héros national, mais cela ne veut pas dire que leur mémoire soit honorée. Une chape de plomb s’est abattue sur la mémoire nationale que la France autant que le Cameroun se gardent bien de lever. Rares sont les films qui reviennent sur la sanglante histoire de l’indépendance du Cameroun, comme le remarquable Cameroun, autopsie d’une indépendance de Gaëlle Le Roy et Valérie Osouf (2007). (1)
Le film de Jean-Marie Teno a l’immense mérite de remettre à jour sur un mode personnel cette histoire déniée à l’occasion d’une rencontre, en 2004, avec Ernestine qui lui livre la douloureuse histoire de sa vie, abandonnée par sa mère à l’âge de dix ans au Ghana chez une tante qui lui a fait subir un véritable calvaire. Le parallèle entre son histoire personnelle et celle du Cameroun saute bien sûr aux yeux, posant crûment la question des séquelles de la sauvagerie coloniale. Le suicide d’Ernestine en 2009 vient prouver s’il le fallait encore combien les conséquences psychologiques sont difficiles à éradiquer.
Ayant enfin pu s’émanciper de son enfance meurtrie, elle rentre au Cameroun en 1987 pour retrouver les traces de son père et va se retrouver face au mur du silence. C’est ainsi que son calvaire continue, feuille au vent qui ne sait où s’accrocher. Si son témoignage prend une telle force, dépassant l’expérience singulière pour interroger le rapport du Cameroun à son histoire, et de tout peuple à son passé, c’est que Jean-Marie Teno sait la filmer en dignité. Dans l’épure d’un seul plan fixe entremêlé de photos d’archives et des puissantes illustrations de Kamo Samba qui viennent relayer son récit, ne se rapprochant que rarement de son visage, mais dans un angle de légère contre-plongée qui nous ouvre à partager son émotion, Teno construit entièrement son film sur ce poignant témoignage. La voix-off du réalisateur vient parfois donner quelques éclairages et interroger le spectateur : « Avons-nous été au niveau du sacrifice de ces hommes ? »
Comment un enfant camerounais peut-il se poser la question alors qu’on lui cache son histoire nationale ? « Le silence ne nous mènera nulle part », dit Ernestine, tandis que les grandes figures de l’indépendance sont condamnées à rester des âmes errantes. Avec une mémoire en lambeaux, Ernestine ne pouvait se restructurer après la violence subie. Sans une mise à plat du passé, le Cameroun le pourra-t-il ?

1. Cf. le texte de Christine Guillemeau dans la présentation du film en lien.///Article N° : 11718

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