Une relecture artistique et esthétique des spectres de l’Histoire

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Témoignage, poésie picturale, l’oeuvre de Pascale Obolo, qui créé un pont entre l’Afrique et la diaspora caribéenne, est une fresque en mouvement, pratique et héritage vivant des mondes de l’esclavage.

Pour un départ comme le fut l’abominable période de la traite atlantique, on entendait, au loin, des cris, des pleurs, mais les bateaux, eux, étaient déjà prêts. Des corps vont s’y tasser. Une fois franchie la porte de non-retour, certains meurent là en se jetant dans l’océan où l’eau n’est plus que sang ; d’autres se laissent glisser dans les cales où la mort les attend malgré leur désir de s’accrocher à la vie. Ceux qui survivent à la grande traversée appartiennent désormais à un autre monde : un monde nouveau. Le continent devient un autre espace, un lieu du passé, une terre si lointaine qu’il n’en reste qu’une ombre : le temps des silences. Seuls demeurent dicibles la mémoire, la perte, la mélancolie, les fantômes qui nous habitent, les spectres de l’Histoire. C’est en effet depuis la traite négrière qu’on parle de l’Afrique comme du continent des départs. Du point de vue historique, nos départs commencent par la mer (« Sea is history », comme l’indique le poète sainte-lucien Dereck Walcott 1). Le théoricien Édouard Glissant révèle que la cale du bateau négrier devient « la matrice d’une humanité nouvelle » 2. Paul Gilroy parle du bateau négrier comme étant « le chronotope majeur de l’Afro-Amérique » 3. C’est ce travail de mémoire que produit Afrikadaa et que nous illuminerons dans cette présentation. Un journal numérique qui met en valeur la nécessité d’enraciner l’Histoire dans la création artistique et esthétique du continent africain et sa diaspora. Dans leur créativité, les artistes envisagent le présent et l’avenir par le passé. Ils recréent une mémoire collective sous des formes diverses et nouvelles où se fait une relecture de notre patrimoine. Dans sa Lettre à Maurice Thorez, Aimé Césaire proclamait : « L’heure de nous-mêmes a sonné ! » Voilà ce que les artistes disent dans Afrikadaa, notre heure a sonné !
Déambulation carnavaleresque
Le film Déambulation carnavalesque 4 de Pascale Obolo est accompagné par une oeuvre sonore qui lie la déambulation aux rites et à la mémoire sonore des mondes de l’esclavage. Cette oeuvre est réalisée par Jay One Ramier et Louisa Babari, plasticienne et membre de la revue Afrikadaa. Tourné en super 8 à Trinidad, le film est un voyage pictural dans les rangs du carnaval de Trinidad. Le film guide et associe le spectateur aux danses et à l’errance des masquareders enduits de peinture dans les rues de Port of Spain lors du Jouvert (fête annonçant l’ouverture du carnaval créé par les esclaves). Jouvert coïncide avec la date d’émancipation des esclaves en 1838 à Trinidad et Tobago et témoigne de leur liberté retrouvée. Les traditions de maquillage et de travestissement de Jouvert sont nées avec l’apparition des troubles civils à Port of Spain. Pour ne pas être reconnus, les manifestants s’enduisaient de boue ou de peinture. Les Trinidadiens continuent de perpétuer ce rituel pendant le carnaval. Pascale Obolo, dans son film 5, déroule et enroule le temps au point qu’il faut beaucoup de recul et de méditation pour saisir la profondeur de la fresque onirique ainsi offerte. Il s’agit de carnaval, en effet, une fête qui mériterait à elle toute seule les ressources d’un colloque. Ici la déambulation s’entend d’emblée comme constitutive de la fête la plus urbaine – au sens de citadin, et seulement cela -, car son urbanité – dans ce film tout comme dans la vie – est ce que le carnaval, dans son institution même, subvertit avec joie. Pascale Obolo apporte pour sa part une troisième subversion : elle transforme la caméra en pinceau d’un type bien particulier, car elle l’utilise avec une puissance lyrique qui, par de brèves et mémorables séquences, laisse pantois.
Afin de mesurer le point de départ historique du carnaval, une définition s’avère nécessaire. Dans Mythologie chrétienne, rites et mythes au Moyen Âge 6, Philippe Walter nous en propose une :
Le calendrier liturgique chrétien] ne trouva en effet sa pleine efficacité que lorsque fût établie [au concile de Nicée]la règle de la commémoration pascale qui tenait compte des rythmes lunaires et de l’équinoxe de printemps. En fait, il s’agissait d’inventer un dispositif permettant de caler le temps chrétien sur le temps religieux du paganisme européen. C’est bien le signe que la période Carnaval-Carême-Pâques constituait le véritable coeur du dispositif religieux du moyen âge, le lieu où peut s’analyser clairement l’infiltration du christianisme dans le paganisme et vice versa.
La société, quelle qu’elle soit, organise sa liberté par des rituels. Il ne serait pas exagéré de les qualifier de démocratiques, car ils constituent des exutoires. Vivre ensemble n’implique pas seulement des contraintes, des normes à respecter, des obligations. Si la société n’était que cela, elle deviendrait mortifère. Mais si elle n’était que licence, elle basculerait dans l’anarchie. La liberté contraint, d’où les rituels. Ils rythment les saisons, les grandes dates du calendrier qui dès lors sont vues comme des rendez-vous décisifs. Aussi le véritable contrôle est-il symbolique : la culture – dont l’art est l’avatar le plus puissant- prend le contrôle sur l’instinct et, par-là, invente et tout ensemble sauve notre humanité. Les rituels permettent de canaliser les pulsions, les désirs, les peurs et la violence dans un jeu de massacres somptueux. Dans le carnaval, la société est toute-puissante parce qu’elle s’allège de son contrôle en le transférant à ceux-là mêmes qui rêvent de s’en émanciper. Leur émancipation passe par différentes formes artistiques qui à des dates précises rendent licites les interdits et les tabous. C’est en cela que le carnaval est l’art le plus accessible à la société, mais aussi l’art populaire par excellence. Pour reprendre un terme de Philippe Walter, Pascale Obolo est une infiltrée dans la mesure où elle détourne la technique cinématographique au profit de la peinture en même temps qu’elle lui inocule une mobilité – pour le coup onirique – là où l’on se serait attendu aux fresques immobiles. De même, le christianisme semble absent de sa déambulation, comme si seule la transgression – sous forme animale, ainsi que l’usage de masques, de déguisements et les grimaces – avaient l’exclusivité de la scène. Un monde de zombies, de rêveurs, d’hallucinés et de marcheurs somnambuliques envahit l’écran, nous terrifiant en même temps que leur beauté nous empoigne et nous ravit. Le spectateur aimerait tant arrêter les premières secondes du film, mais il pressent aussi que s’il cédait à son désir, il briserait son charme, qui tient au mouvement. Sous son regard médusé défilent des planches à la Pierre Soulages à ses débuts. De somptueuses bandes verticales noires ont des intervalles bleu nuit et orange qui sont à proprement parler les palettes du désir. Leur lumière, leur huile provoquent une appétence à la fois étrange et familière. Non, nous ne sommes pas dans un documentaire, pas non plus dans une fiction. Une invention a lieu ici qui tient des deux parce que création. Le titre du film qui s’affiche en même temps qu’il s’efface est comme le prélude à « l’abstraction lyrique » de Georges Mathieu ou de Zao Wou-Ki (qui vient juste de nous quitter). Déambulation carnavalesque est de la peinture pure, mais une peinture virtuose et hallucinée. Le temps avale, accumule non sans ouvrir des brèches elles aussi virtuoses. Je ne déplore pas cette virtuosité car elle est constitutive de l’originalité de ce film de huit minutes. Il nous mène de trous de lumière en trous de nuit, et les uns et les autres sont des moments grandioses de peinture. Le fait que le film soit muet renoue, retourne et redéploie le ventre fécond de la couleur.
Les spectres de l’esclavage
Voici de gigantesques flous à la Francis Bacon, qui font et défont les courbes et leur pendant chromatique. Des filaments les surplombent tels le sillage des étoiles filantes, mais qui en la circonstance sont obtenues par le jeu conjoint des ralentis et des accélérations : ce sont des coulis de couleur loin dans l’espace nocturne. Le charme – s’il était permis de nommer ainsi ce phénomène- s’incarne dans cette « ligne » et le soupçon de rondeur qui rend hommage au volume des acrobaties nimbées par une nuit bleue qui est aussi le crépuscule du matin. Nous commençons à saisir que Pascale Obolo juxtapose des phases colorées. Car voici un ton vert qui annonce des masques grimaçants auxquels succèdent aussitôt trois ouvertures très rapides. Elles montrent et masquent une profondeur dont les ultimes secondes du film révéleront la pertinence. L’orange survient avec ses dragons fabuleux, ses éléphants fugitifs. Là encore on voudrait ralentir le rythme, et c’est pourtant lui qui nous procure désir et plaisir. Un sourire fend en un éclair un visage bleu qui, sans exagération, peut être dit délicieux. La cinéaste nous donne la sensation que nous nous gavons de bleu ; que nous sommes, tel Matisse réinventant la Méditerranée avec des papiers découpés, des ogres épris d’indigo. C’est inattendu et naturel, étrange et familier. Le carnaval rend tous les écarts, toutes les fantaisies légitimes. Puis survient de nouveau l’orange. Il inaugure une phase qu’un rien virtuose nous enseigne déjà qu’il va se répéter, mais de façon imprévisible, et de plus en plus vite, et de mieux en mieux. Il représente désormais un tremplin vers l’or des costumes royaux, l’or des échassiers et leurs pendulaires et leurs pectoraux, ainsi que la danse suggestive, la feinte copulation (mais en or), lequel peint des cuisses furtives ou ce cul qui nous nargue à la toute fin du film telle l’illustration du désir ou, à tout le moins, la sensualité dans son expression la plus commune, donc enfouie et non autorisée. Le carnaval est la parenthèse dorée de la vie. Un élément pourrait surprendre, et pourtant ce n’est pas le cas. Ces Noirs qui peuplent le film, descendants des esclaves déportés d’Afrique il y a plus de 400 ans, déambulent dans le carnaval comme dans leur élément. Le raccourci d’après lequel le paganisme les prédisposerait au carnaval est facile. Ou, du moins, on ne peut soutenir cet argument qu’en l’appliquant sans distinction à tous les peuples du monde. Un ancien esclave conquiert toujours sa joie et sa liberté sur le malheur. De plus, l’absence de bande-son du film n’en fait pas toujours le manifeste de la joie. Les connaisseurs savent combien la musique reconfigure un film. Or les zombies magnifiques qui hantent cette fresque onirique sont mélancoliques à souhait. Si le carnaval peut être comparé à une catharsis, ce n’est pas qu’il apporte un mieux-être à ceux qui s’y adonnent, mais plutôt qu’il s’avère être une autre conquête du sens et de l’existence. Telle est la suprême joie recherchée par le carnaval. La liberté se paye par une élaboration des plus contraintes, à l’image du film et de son auteure qui, sans demander l’autorisation à personne, a changé l’image mobile en image picturale.

1 – « Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ? / Où est votre mémoire tribale ? Messieurs /Dans ce coffre gris. La mer, la mer/Les a fermés à clef. La mer est l’histoire. » Dereck Walcott, The Sea is History, Collected Poems, 1948-1984, New-York, Farzar, Straus & Giroux, 1979/1986, cité et traduit par Richard Price, Le bagnard et le colonel, Paris, PUF, 2000.
2 – Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Éditions du Seuil, 1981.
3 – Paul Giroy. The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, London,Verso,
1993.
4 – Documentaire : Déambulation carnavalesque de Pascale Obolo installation video
(Expo : Kreyol Factory, 2009).5 – Ibid. documentaire « Déambulation carnavalesque » de Pacale Obolo.
6 – Philippe Walter, Mythologie chrétienne, rites et mythes au Moyen Âge, p. 15-16.
///Article N° : 12844

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