Vénus noire de Kechiche : un film qui vous soulève le cœur, mais ne vous tire aucune larme

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Vénus Noire divise les spectateurs. Africultures a largement couvert le sujet : la critique de Samir Ardjoum, [ici]l’entretien de Samir Ardjoum avec Abdellatif Kechiche, [ici] et l’analyse de « Sawtche : La Vénus Africaine » par Julie Crenn. [ici]
Nous publions ici un autre regard complémentaire sur le film qui reste pour nous une œuvre majeure.

Il faut d’abord souligner le courage d’Abdellatif Kechiche et sa détermination. Le réalisateur de La graine et le mulet a choisi de porter au jour, sous le regard du grand public, une histoire enfouie depuis le XIX siècle et qui avait seulement fait quelques vagues en 1999 quand la France était en conflit diplomatique avec l’Afrique du Sud au sujet des restes de Saartjie Bartman dont elle demandait vainement la restitution. Appartenant au peuple des Khoïkhoï dans la région du Gamtoos, Saartjie Bartman est cette femme aux fesses prodigieuses que deux aventuriers avaient fait venir à Londres vers 1810 pour créer une attraction connue sous le titre de « Vénus Hottentote » à Picadilly. Jugé indécent, le spectacle avait dû s’exiler loin de Londres. On retrouve la Vénus Hottentote, quelques années plus tard, à Paris, dans les salons de l’aristocratie de l’Empire, avant de finir sur la table de dissection du Musée d’histoire naturelle sous le scalpel de Cuvier en 1814. Son moulage en plâtre fut exposé au Musée de l’Homme jusque dans les années 1970, sans que ses cendres n’aient jamais été inhumées. Histoire qui frappe les imaginations, et en dit long sur la tradition des exhibitions de foire, le culte de l’exotisme et le mépris de l’autre. Avec ce film, Kechiche restitue la mémoire de Saartjie Bartman et entreprend en quelque sorte de lui consacrer une sépulture, la sépulture de l’œuvre d’art. Mais Kechiche ne convoque aucun bon sentiment et ne laisse aux spectateurs que l’écœurement et la suffocation, aucune place pour l’émotion et les larmes.
On pourrait d’ailleurs au final avoir le sentiment qu’il rate son objectif, car s’il déshumanise le regard des spectateurs et dénonce la monstruosité de voyeur, il n’humanise pas davantage Saartjie Bartman dont la tragique aventure emporte dans la spirale vertigineuse de l’avilissement. Embarquée sur la pente d’une descente inexorable dans les bas-fonds de l’âme humaine, elle meurt après une passe avec un client, ramassé dans la rue. Terrassée par une pneumonie, elle tombe, s’affaisse et meurt à même le sol d’une chambre miteuse au fond d’un taudis. Elle, que l’on voyait traverser fièrement Londres sur son cabriolet, gantée de rouge et escortée par ses servants noirs, la voilà à la fin de l’histoire, tombée au plus bas des miasmes parisiens.
Au plan esthétique, la caméra de Kechiche fait des merveilles et son travail de l’image, largement inspiré par la peinture de Goya, cisèle avec minutie l’univers fantasmatique du peintre. Mais le parti pris choisi pour raconter la trajectoire d’une vie et les éclairages retenus sur tel ou tel pan de l’histoire fragilise la portée tragique de ce destin. D’abord l’histoire est considérablement simplifiée et l’obsession fantasmatique concernant les parties génitales de la Venus prend une dimension outrancière qui traduit la fascination que ce personnage continue d’exercer, mais qui déporte les enjeux vers du « sensationnalisme ». Le fameux tablier des Hottentotes prend une place démesurée, qui est peut-être à l’image du fantasme, mais qui finit par occulter la réelle tragédie. Bien sûr l’attraction-répulsion du sauvage sur les sociétés dites civilisées continue d’avoir du poids au lendemain des Lumières et des soubresauts de la Révolution, mais l’attrait de la différence et sa dimension malsaine, prennent une autre forme au XIXe siècle avec les débuts de l’anthropologie et la nécessité de justifier scientifiquement une hiérarchie des races qui répondrait à l’ordre économique, puisque l’Eglise a perdu la face et que l’ère de l’esclavage commence à être sur sa fin après trois siècles d’épanouissement.
L’œuvre semble marquée par une césure esthétique assez étonnante. Le dernier quart du film paraît en effet d’une facture très différente. Après l’aventure bucolique du Jardin du roi, la tragédie de Saartjie Bartman s’accélère, elle qui n’a pas voulu montrer son tablier d’Hottentote aux scientifiques, se trouve emportée dans le tourbillon de la luxure où l’a poussée son terrible mentor Réaux, le montreur d’ours, qui l’avait rachetée à Caezar après le procès. Soudain on passe de l’obscénité des peintures de Goya à une curieuse intimité de bordel qui fait penser à la peinture d’Ingres et évoque bien plus le Harem d’Alger que les maisons closes des galeries du Palais Royal au début du XIXe siècle. Les dialogues semblent improvisés et raisonnent avec un naturel déconcertant qui tranche avec le style de la première partie du film et crée un effet de réel au détriment de la composition artistique du film.
Néanmoins la scène qui constitue l’œil du cyclone dans lequel se perd Saartjie Bartman, ce cœur névralgique du film auquel se rattachent au final toutes les mésaventures de la Vénus Hottentote est cette magistrale scène du procès où une actrice outrée par les déclarations de Saartjie, jeune Hottentote venue à Londres pour donner un spectacle d’exhibition exotique, lui dénie avec violence, la bave à la bouche, toute capacité de jouer la comédie. Kechiche fait preuve ici d’une belle perspicacité, car ce déni est encore tout entier au fond du regard de beaucoup de spectateurs qui s’attachent au théâtre d’Afrique et des Caraïbes en voyeurs et voient l’acteur noir ou africain comme réduit tout entier à sa présence charnelle, son être-là, comme s’il ne jouait pas. L’indignation anglaise comme la curiosité des scientifiques français se répondent et confinent à la même monstruosité. L’association philanthropique qui veut soustraire Saartjie Bartman à l’exploitation de Caezar, tandis qu’elle dénonce la condition d’esclave de la jeune femme, veut se donner bonne conscience, mais continue de voir dans Saartjie un être inférieur, incapable de s’adapter et de comprendre les artifices de la civilisation, une victime dénaturée qu’il faut renvoyer à son monde sauvage. Les scientifiques français, eux, voient en elle l’opportunité d’une étude anatomique sur un spécimen authentique. On pourrait croire que les uns sont du côté du cœur, de la sensibilité et les autres du côté du rationnel et du cynisme, mais dans l’un et l’autre cas, il y a la posture dominante d’un occident convaincu de sa supériorité intellectuelle et morale. Le film superpose ainsi avec une réelle finesse l’amphithéâtre, la scène et le tribunal, et au final le cinéma même où nous venons voir le film, tous ces lieux où le regard l’a mise en spectacle et légitimée par la science, l’artifice théâtral, la justice ou la projection sur l’écran. L’obscénité n’est pas seulement le lot d’une société aristocratique délurée : science et conscience y contribuent tout autant.
Manifestement le projet du film n’est pas tant l’édification d’une sépulture à Saartjie Bartman qu’une réflexion sur la propension qu’a la société à trouver jouissance dans le fait d’ouvrir une fenêtre dans l’intimité de l’autre. Mais accepter d’exhiber l’intime et le mettre en scène, se prêter à cette mascarade, c’est entrer dans la spirale de la prostitution. Kechiche fait de la terrible aventure de la Venus Hottentote une parabole universelle, et éminemment contemporaine, qui dépasse largement le destin personnel de Saartjie. Et on comprend alors pourquoi, il n’a pas choisi de coller à l’histoire réelle. Cette descente aux enfers résonne avec force comme une mise en garde dans notre monde médiatique des reality shows où l’exhibition de l’intime, du « Loft » à « Secret story », est devenue banale.

///Article N° : 9829

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